Les Beach Boys, le groupe qui priva le monde de la lumière
Eloge d’une tragédie majeure.
Quand il vient le temps d’avoir des regrets, les Beach Boys sont là. Ce n’est pas qu’ils ont fait mauvaise carrière. Entre 1967 et 1977, la période qui suit immédiatement leur disparition des charts aux Etats-Unis et en Europe, ils ont enchainé les succès musicaux, « Wild Honey », « Friends », « Sunflower », « Holland », « Love You », tous des albums de référence où la complainte émouvante (« You Need A Mess Of Help To Stand Alone », « ‘Til I Die ») côtoie l’émerveillement le plus naïf (« At My Window », « Johnny Carson »). Des albums magnifiquement arrangés et jamais ennuyeux. Des albums où Brian Wilson est là, de temps en temps, quand il sort de sa chambre sans être trop déprimé ou drogué. Ce qu’il reste tout de même, ce sont des regrets. Un peu comme si Adam West n’avait rien fait après « Batman ».
Brian Wilson aurait pu écrire tellement plus si les membres de son groupe, ou plus largement, son entourage lui avaient fait confiance. De sa jeunesse, nous devons nous contenter aujourd’hui de deux albums inachevés, « Pet Sounds », livré au label sans être tout à fait fini, et « Smile », dont il ne subsiste que des fragments incomplets, assemblés de bric et de broc grâce à la technologie numérique plus de quarante ans après les enregistrements. Avant ces deux albums, il y a eu de belles pièces éparses dès le premier album, « Surfin’ USA », où apparait comme par enchantement au milieu du rock n’ roll le plus classique la perle « The Lonely Sea ». Ou comment prendre des morceaux de sa propre solitude et en faire quelque chose de plus grand pour les autres. Ce qui est beau chez Brian Wilson, c’est que l’introspection, quand elle a lieu, parce qu’elle n’est pas une démarche permanente comme chez un Lennon ou un Cobain, n’est pas auto-apitoiement. Elle sert d’élan pour composer de belles chansons tristes qui peuvent parler à tout le monde. Et d’élan pour composer de belles chansons joyeuses qui peuvent encore parler à une poignée d’imbéciles heureux dont je suis fier de faire partie.
Des chansons dont il ne compose pas les paroles. Il en laisse le soin à des professionnels, ou à son cousin. Et pourtant, où trouver plus poignant que le texte d’« I Just Wasn’t Made For These Times » ? Où trouver plus misogyne que « Good Vibrations » ? Où trouver plus tendre que « Don’t Talk (Put Your Head On My Shoulder) » ? Grandeur de l’art impersonnel, grandeur du folklore, qu’y a-t-il de moins bête que de reprendre « Sloop John B » sur « Pet Sounds », cet album censé être personnel, voire intime, pour son auteur et qui ne l’est pas vraiment ? Toutes interprétées par des musiciens de session, les 13 plages de l’album ne sont pas des confessions directes, elles ne sont que le reflet d’un état d’esprit. Il s’agit de créer, de jouer, avant même de s’exprimer. Lorsqu’après l’échec de la réalisation de « Smile », sa confiance en lui s’effondrera, Brian Wilson trouvera encore le moyen de tirer de ses cendres un fantastique album minimaliste, « Smiley Smile », et de devancer l’abandon du psychédélisme dès septembre 1967 alors même que les Rolling Stones n’avaient pas encore succombé à la mode.
Cette confiance qui s’effondre, c’est le plus grand drame de l’histoire musicale du 20ème siècle. Et pas seulement musicale. Que se serait-il passé si les Beach Boys avaient sorti « Smile » tel qu’envisagé à l’origine ? Eh bien, le drame, c’est que cette confiance se serait tout de même effondrée. Comme seulement l’art le plus sublime peut en être victime, « Smile » aurait chuté. Pendant l’été 1967, « Heroes & Villains » n’a pas été le même succès public que « Good Vibrations ». Si Brian Wilson avait poussé son effort jusqu’à la complétude de l’album, il aurait été accueilli froidement. Les paroles trop complexes de Van Dyke Parks, les chansons à tiroir comme « Surf’s Up » ou « Cabinessence » n’auraient pas plu au public. Le consommateur de hamburgers lambda n’était pas prêt pour comprendre une symphonie adolescente adressée à Dieu.
Quand bien même, cette apathie du public était-elle une excuse pour ne pas achever l’œuvre, pour reporter de plus de 40 ans la réalisation de ce disque ? Eh bien, oui, elle l’était, parce qu’au-delà du public, le cercle immédiat de Brian Wilson l’a empêché de mener à bien son projet. Déjà acculé à sublimer sa difficile enfance à travers son art, trouvant en lui-même les moyens d’y exercer ses formidables facultés et d’y exorciser indirectement nombre de démons, Brian Wilson a été forcé par sa famille, par ses amis, par son entourage professionnel à lâcher les rênes, à se réfugier dans l’ombre de lui-même. « Columnated ruins domino ». Le proche lâche, et tout lâche.
Brian Wilson n’est tombé en dépression que parce que tout le monde l’a lâché. Quand il a achevé « Heroes & Villains », son label l’a lâché, un DJ à la radio a refusé de passer le disque sur lequel les membres de son groupe chantaient en parfaits professionnels, cachant leur désaccord profond avec la direction prise par leur producteur, alors qu’elle était, plus qu’en phase avec le psychédélisme de l’époque, en avance de dizaines d’années sur elle. « Smile » devait être un album dense, beau, drôle et intelligent, à la place, il ne resterait que minimalisme, mélancolie, désolation et drogue sur le « Smiley Smile », parodie d’un genre, le psychédélisme, pourtant encore en plein essor. Des caractéristiques typiques de la fin de la période hippie. Pour sonner la fin de la récréation, les Rolling Stones enregistreraient une très mauvaise chanson, « Sympathy For The Devil », moins d’un an après sous la caméra de Jean-Luc Godard, qui en tira lui aussi un très mauvais film. Ce qui restait de l’utopie des années 60 serait emporté dans les méandres de l’Enfer, aux côtés de Faust et d’Eurydice.
Mais, entre le Paradis hippie et l’Enfer d’Altamont, il y avait Brian Wilson, ce rêveur terrien, élevé dans une famille à l’ancienne qui rêvait de sports nautiques et de belles voitures, mais qui, lui, ne chanterait que d’amour. Parce que l’amour est la chose la plus terre-à-terre qui soit en ce bas monde, parce qu’il n’a pas besoin de belles chansons pour exister, mais parce qu’il en a besoin pour survivre. Et que l’homme est au monde, comme toute espèce animale, pour survivre, et non pour exister.
Le génie de Brian Wilson en 1966 était de ne pas faire de distinction entre le doo-wop conservateur des années 50 et la sous-culture progressiste des sixties. De façonner l’intime à la manière du général, de donner une portée collective à des angoisses individuelles pour mieux les abattre. Brian Wilson a su créer, avec la seule boue de ses ténèbres, un arc-en-ciel de sons, de couleurs et de lumières. Avec un peu de tendresse, de confiance, peut-être aurait-il pu convertir le monde à sa cause, celle qu’il ne connaissait pas, parce qu’il ne fait pas théorie de sa vie, ni de sa musique.
De nos jours, Brian Wilson est souvent classé dans la catégorie des « malades mentaux ». C’est parce qu’il vit simplement. Au feeling, à la confiance, comme Orphée, comme Marguerite. Des élans antiques et enfantins oubliés de nos jours, oubli qui entraîne une économie amorphe, un matérialisme idiot, une écologie sénile, et la multiplication de familles monoparentales. Aujourd’hui, on calcule tout, le coût des betteraves, le coût du bonheur, le coût de la santé, le coût des gamins. Je me sens prêt à chanter l’éternelle « Complainte du Progrès », je vais arrêter d’écrire.
Bref. Rendez-moi mon Batman sixties, mon twist et Mary Poppins. Même si j’ai lu que Mary Poppins, cette lumière qui venait apporter joie et charité dans la vie des banquiers, et réunir les pères, les mères et leurs enfants, va revenir dans un nouveau film produit par les financiers d’aujourd’hui…
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