Les gnostiques, l’accès à la connaissance par la sexualité
Bien que certains exégètes de la Gnose le contestent, Simon le Magicien (ou le Mage) peut être considéré comme le premier gnostique. Contemporain du Christ plusieurs fois mentionné dans l’Acte des Apôtres, il prêche sur le même territoire dans les années qui suivent la crucifixion. Il sillonne le Samarie, la Judée, la Syrie et ira jusqu’à Rome où des écrits apocryphes prétendent qu’il fût éliminé par l’apôtre Pierre à la suite d’un pari stupide ou d’une provocation sur ses capacités miraculeuses. Il prêche sa « bonne parole » en compagnie d’Hélène sa muse putain, décrite comme une ancienne prostituée par les premiers chrétiens. Le couple se présente indifféremment comme une incarnation de Zeus et d’Héra, du Soleil et de la Lune ou comme la Sagesse et la Connaissance. Ils s’opposent aux apôtres en utilisant des méthodes de prédication similaires et ont aussi la réputation de faire des miracles, des guérisons et divers autres prodiges. Entourés d’une trentaine de disciples, en couple eux aussi, ils prêchent une « mauvaise vie » que n’aurait pas réfuté Frédéric Mitterrand. Certains analystes de l’époque les soupçonnent d’ailleurs d’être des partouzeurs éhontés uniquement dirigés par la concupiscence et le désir de fornication. « Qu’importe où l’on sème. La promiscuité entre hommes et femmes, voila la véritable communion » (cité par Hippolyte, un des détracteurs de Simon). Inutile de dire que dès le début, ils vont s’opposer aux sectes chrétiennes, qui ne sont alors que des groupuscules insignifiants, avec acharnement et le combat sera âpre. Leur enseignement peut se résumer à deux lignes dominatrices, ce n’est pas Dieu qui a crée ce monde mauvais mais un démiurge, un anti-Dieu colérique, vengeur et injuste. Donc, l’homme doit se révolter contre cet ordre des choses truqué et erroné. Simon est de ce fait un empêcheur d’évangéliser en rond. Les apôtres et leurs partisans voient en lui un ennemi, un concurrent direct à leur propagande, ils veulent coûte que coûte l’éliminer du marché de la foi. Gnostiques et chrétiens chassent sur les mêmes terres en ce début de Premier siècle. D’ailleurs, Nicolas, un des sept premiers diacres ordonnés par les apôtres à Antioche après le passage de Paul, évolua rapidement vers la dissidence. Après avoir aidé le groupuscule chrétien dans l’organisation logistique au quotidien de la secte des apôtres autour de Pierre, ce contemporain de Simon le Magicien devint rapidement un porte-flambeau des gnostiques, selon les écrits d’Augustin, Irénée et Hyppolyte qui en parlent avec un certain effroi et un mépris affiché. Nicolas créa sa propre mouvance et ses adeptes se réclamant de sa doctrine se dirent nicolaïtes. Le combat entre gnostiques et chrétiens ne put donc être que sans merci. Les premiers d’abord diffamés et conspués furent progressivement éliminés par les seconds au fil de l’implantation du christianisme et de sa montée en puissance autour du bassin méditerranéen. La découverte des manuscrits de Nag Hammadi en 1945 permit une approche moins caricaturale de la pensée gnostique qui dépasse largement le domaine sexuel pour proposer une véritable approche totalement différente de la création.
Les successeurs de Simon iront encore plus loin dans la recherche de la connaissance au travers de la sexualité. Mais comme ils sont à la fois minoritaires et persécutés par le courant officiel chrétien, ils ne peuvent échapper à la dérive sectaire, seul moyen efficace à leurs yeux de protection collective contre le courant de pensée dominant de plus en plus puissant et répressif. Rentrés dans la clandestinité, leurs écrits deviennent codés et cryptés, ce qui ne les protège pas de la destruction. Le sectarisme devient alors pour eux un moyen d’autodéfense.
Suite aux persécutions sur leurs terres d’origine, les gnostiques, qu’ils soient juifs, orientaux ou grecs d’origine, se déplacent vers Alexandrie. La cité côtière égyptienne cosmopolite et ouverte à de nombreuses orientations spirituelles va devenir leur centre de rayonnement de leur pensée. A partir de 130 ap. J.C. les plus grands gnostiques, Carpocrate, Basilide et Valentin y ont pignon sur rue. Quand ils ne combattent pas les chrétiens en s’attaquant à l’interprétation des Evangiles ou en développant une cosmologie originale, les gnostiques s’accouplent, sans avoir besoin du nécessaire recours au mariage. La femme est un vase d’élection, donc le sperme l’honore ! Saint Irénée les décrit comme sans foi ni scrupules, assistant aux fêtes païennes, mangeant des viandes impures (non casher), se distrayant aux jeux du cirque et forniquant sans vergogne. Le monde ayant été créé par un Dieu mauvais, s’affranchir des hommes qui le vénèrent en enfreignant leurs lois est le meilleur moyen d’accéder au salut. On sent poindre Raspoutine sous la défroque de Carpocrate et Valentin. On épuise le mal en le commettant ! Tout est dit par le biais de cette sentence. Car les gnostiques ne prêchent pas l’athéisme, ce sont à leur manière de profonds mystiques. Ce serait d’ailleurs une grave erreur de résumer la pensée gnostique à la seule liberté sexuelle. Celle-ci intervient comme une expression de la liberté en général et ne concerne pas toutes les tendances d’un mouvement largement protéiforme.
La principale, mais non avouée, raison de la disparition des gnostiques n’est vraisemblablement pas leur interprétation hérétique de la Genèse et des Evangiles. Cela ne concernait qu’une poignée d’érudits et de docteurs de la foi capables de disputer sur un texte et les exégèses de l’époque ont été longtemps contradictoires au moins jusqu’après le Concile truqué de Nicée. Les autres citoyens antiques se moquaient comme de leur première chemise de ces arguties théologiques. L’élimination des gnostiques réside plus probablement dans le fait que leur frénésie d’amour libre les conduisaient à séduire et suborner les femmes des autres dans un monde oriental et méditerranéen qui prenait très au sérieux la virginité des filles et la fidélité des épouses. Des hordes de cocus et de pères bafoués et excédés ont dû suivre les cris d’indignation des Pères de l’Eglise pour se débarrasser de ces gêneurs qui leur prenaient leurs femmes, en se servant de l’alibi de la foi et de la morale chrétienne pour les éradiquer. Les barbélognostiques furent ceux qui allèrent le plus loin dans les orgies mystiques, récupérant le sperme comme une essence divine pour s’en enduire le corps ou l’ingérer. Ils s’accouplaient en groupe, pratiquant aussi l’avortement. Ils élevèrent la copulation au niveau du sacré, la transformant en une sorte de messe participative, un fœtus macéré dans du miel remplaçant quelquefois l’hostie. L’œcuménisme par le cul, il fallait l’oser et le tenter même à cette époque ! Les autres groupes mystiques se contentèrent de quelques petites fêtes agrémentées d’aphrodisiaques et probablement d’hallucinogènes. Les gnostiques, dans ce domaine n’ont cependant rien inventé, l’Antiquité est truffée de pratiques bachiques et orgiaques vouées au culte de Cybèle. Mais pour un gnostique, au travers de ses rites spermatiques et dionysiaques, l’extrême sagesse transparaît dans ce qui n’est que folie et déraison pour les gens ordinaires et surtout les chrétiens. Cette inversion de la vérité est nettement plus profonde qu’il n’y parût à leurs contemporains chrétiens qui ne voyaient dans leur comportement que blasphème et profanation. Cependant, si les gnostiques s’étaient contentés de se masturber après être entrés en transe suite à la récitation de centaines de Pater noster, ils auraient encore pignon sur rue et leurs églises seraient prospères.
A partir du IVème siècle, c'est-à-dire de l’installation de la domination chrétienne sur l’Empire, la gnose quitte Alexandrie et se disperse aux quatre coins du monde connu. Après de nombreuses mutations et d’influence syncrétique des croyances des pays d’accueil, elle accouchera plusieurs siècles plus tard des Bogomiles en Bosnie et des Cathares dans le sud de la France, nettement plus austères que leurs lointains prédécesseurs. Le mouvement déjà sectarisé à ses débuts va prendre par émiettements successifs des formes multiples et protéiformes au point de rendre méconnaissable la gnose initiale. Ce que retiendront de la gnose les penseurs chrétiens sera d’abord l’hérésie et ensuite les débordements sexuels, sans n’aucunement penser que les adeptes des courants gnostiques étaient avant tout épris de liberté. L’inconvénient avec les gnostiques n’est pas leur conception de la création, celle des autres monothéismes est tout aussi critiquable. Là où le bat blesse, c’est dans le besoin de ritualiser leurs orgies, d’en faire une profanation réactionnelle comme le disent les chrétiens contemporains. Le récit épouvanté et alarmiste de saint Epiphane, (qu’il ne faut pas confondre avec Epiphane, le gnostique, fils de Carpocrate), qui assista à l’une de leur cérémonie, est terrible car il veut rendre abjectes les pratiques de ceux qu’il condamne. Saint Epiphane est influencé, si ce n’est aveuglé par sa foi et ses certitudes. Il prend vigoureusement parti et ne peut donc être un témoin objectif. Mais la ritualisation de la sexualité par les gnostiques semble n’être qu’un alibi facile pour justifier le désir et la liberté sexuelle. Leur mysticisme dans le sexe sera d’ailleurs récupéré au fil des siècles par de nombreux libertins n’ayant pas le courage ou l’honnêteté intellectuelle de dire qu’ils sont guidés avant tout par le plaisir des sens et la recherche de jouissance. Comme si la jouissance du corps n’était pas une démarche philosophique assez noble pour se suffire à elle-même. Les gnostiques, malgré leurs imperfections et leurs bizarreries ont eu cependant le mérite de mettre la sexualité au centre d’un système de pensée. Débarrassée de sa cosmogonie vaseuse et de son ésotérisme, la Gnose reste donc très moderne face à la persistance de l’obscurantisme sexuel de nombreuses religions et sociétés actuelles.
Une approche intéressante de la pensée gnostique se retrouve dans le livre de Jacques Lacarrière sur le thème, cet ouvrage a d’ailleurs servi de référence à Michel Onfray dans l’Art de jouir.
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