Lettre ouverte aux artistes : les vrais pirates ne sont pas toujours ceux qu’on croit
Afin de nous interpeller sur la place que nous souhaitons accorder à la musique dans notre société, un collectif d’artistes a choisi de respecter une minute de silence à l’occasion de la Fête de la musique. Une société sans musique ? Ce serait le pire des scénarios. Mais les pirates ne sont pas toujours ceux qu’on croit.
Mettez un type qui n’a jamais fait de voile dans un petit dériveur, sur
un étang où souffle une Tramontane de force 10, et je vous garantis
qu’il va ramer. A contre-courant ? Peut-être pas. Mais contre le vent,
c’est certain. C’est un peu le sentiment que me donne l’industrie du
disque aujourd’hui. Sa grand voile claque sous le vent et sur le pont,
les mecs rament.
Il y a longtemps qu’ils rament, depuis qu’ils ont raté une occasion
unique, celle d’embarquer sur le radeau de Napster, qui n’était certes
pas très sécurisant, mais le destin du Titanic sur lequel ils
paradaient depuis une quinzaine d’années était déjà scellé. Le beau
navire était promis au naufrage. Et c’est ce qui s’est produit, entre
2001 et 2003, entre le sabordage judiciaire de Napster et le lancement
d’iTunes Music Store.
Une période désastreuse. « C’est là que nous avons perdu les utilisateurs », confie au magazine américain Rolling Stone Hilary Rosen, qui présidait alors aux destinées de la RIAA, dans le premier volet d’une enquête sur le déclin de l’industrie du disque. «
Le peer-to-peer s’est installé. Et c’est alors que la musique, qui
avait une valeur réelle dans l’esprit des gens, n’a plus eu aucune
valeur économique, juste une valeur émotionnelle. »
Retour sur l’épisode Napster
Rolling Stone évoque une rencontre secrète entre Hank Barry,
p-dg de Napster, et les dirigeants des principales majors de la musique
- Edgar Bronfmann (Vivendi Universal), Nobuyuki Idei (Sony) et Thomas
Middlehof (Bertelsmann) -, qui eut lieu mi-juillet 2000 dans un hôtel
de Sun Valley, dans l’Idaho.
Napster proposait une avance sur royalties d’un milliard de dollars et
on est passé ce jour-là à deux doigts d’un accord de licence qui aurait
permis aux 40 millions d’utilisateurs de son logiciel de continuer à
échanger de la musique entre eux, pour un abonnement mensuel de l’ordre
de 10 dollars.
Mais « pour les maisons de disques c’était comme se jeter du
haut d’une falaise et elles n’ont pas eu le courage de sauter dans le
vide », raconte Hilary Rosen, qui évoque, à leur décharge, la
pression exercée alors sur elles par les artistes - qui craignaient de
voir leurs ventes chez Wal-Mart chuter - et par les détaillants - qui
se voyaient directement menacés, à juste titre d’ailleurs, dans leur
corps de métier (1).
Nous connaissons tous la suite de l’histoire. Les ventes de disques se
sont effectivement effondrées et, depuis, près de 2 700 magasins de
disques ont fermé leurs portes sur le seul territoire américain.
Quant aux amateurs de peer-to-peer, dont il était encore
temps de circonscrire et de valoriser les nouvelles pratiques à cette
époque, ils ont migré en masse vers des dizaines de réseaux d’échange
décentralisés et beaucoup plus difficiles à contrôler que Napster.
Ils ne se comptent plus désormais en dizaines mais en centaines de
millions. Ils ont téléchargé des milliards de fichiers de musique ces
dernières années, et ont enrichi l’industrie du hardware plutôt que
celle du disque, en achetant quelques 100 millions de baladeurs iPod.
En revanche, tout cela n’a pas fait tomber un seul centime dans les
caisses des labels ou dans les poches des artistes, et les dizaines de
milliards de dollars qu’aurait pu rapporter Napster à l’industrie du
disque au cours des sept dernières années sont partis en fumée. Triste
bilan. A la réflexion, mieux valait certainement prendre le risque de
sauter du haut de la falaise.
Sauve qui peut !
En lieu et place de quoi, plutôt que de souquer la grand voile de
Napster, les maisons de disques ont préféré fabriquer des rames pour
essayer de garder le contrôle de la situation et d’aller de l’avant -
ce qui a donné des usines à gaz comme Pressplay et Musicnet, notamment,
qui n’ont pas empêché le Titanic de sombrer.
Pire, elles ont mis près de trois ans pour accorder les premières
licences à des alternatives légales comme iTunes Music Store, et ont
ruiné leur image à coups de procédures judiciaires à l’encontre des
internautes, qui n’eurent en réalité d’autres effets que ceux de coups
d’épée dans l’eau.
Tout cela pourrait se résumer à quelques mauvais souvenirs - dont la
suppression de plusieurs milliers d’emplois dans l’industrie de la
musique à l’échelle mondiale, tout de même - si l’on avait su tirer les
leçons du passé. Mais il semble que ce ne soit pas le cas. Et personne,
encore aujourd’hui, n’a vraiment compris comment on pourrait redresser
la barre.
Ce qui ne veut pas dire que dans le lot, certains n’ont pas pigé
comment sauver leur peau. Comment ? Par la financiarisation à outrance
de l’économie de la musique, ce qui d’ailleurs ne lui est pas propre.
C’est aujourd’hui le lot de pans entiers de l’économie mondiale, sur
lesquels des milliers de fonds d’investissement privés sont en train de
faire main basse.
Que Warner Music ou EMI pèsent deux fois moins en terme de chiffre
d’affaires qu’il y a dix ans, qu’ils emploient deux fois moins de
personnes, qu’ils produisent deux fois moins d’artistes, cela n’a pas
vraiment beaucoup d’importance pour Thomas H Lee Partners, actionnaire
principal du premier, ni pour Terra Firma, candidat au rachat du second.
L’essentiel, pour eux, est de pouvoir se sucrer rapidement sur la bête,
afin de rembourser au plus vite les prêts contractés pour financer ces
acquisitions, et que les dividendes soient au rendez-vous.
Que les portefeuilles d’artistes aient à subir une nouvelle cure
d’amaigrissement, que de nouvelles charrettes de plusieurs centaines de
professionnels de la musique soient réduites au chômage, tout cela ne
relève finalement que des dommages collatéraux. L’important, c’est que
les restructurations et les réductions des coûts menées tambour battant
permettent de renouer rapidement avec la croissance.
Et qu’à cela ne tienne s’il faut remercier certains hauts dirigeants
pour leur gestion désastreuse de la crise et leur manque de vision et
d’anticipation avec un gros chèque, comme celui, de 4,6 millions de
livres, que devrait recevoir le Français Alain Lévy, éjecté récemment
de la tête d’EMI Music.
Le faux divorce des artistes et du public
Dès lors, je comprends que vous, artistes, vous interrogiez, et que
vous vous soyez enfermés dans un certain mutisme, le temps d’une
minute de silence symbolique, à l’occasion de la Fête de la musique.
Pourtant, nous n’avons jamais autant vécu en musique. Nous n’avons
jamais autant écouté votre musique. Nous ne l’avons jamais autant
aimée. Nous ne vous avons jamais autant aimés. D’où vient donc ce
sentiment que le public et les artistes sont presque en instance de
divorce aujourd’hui ?
En réalité, tout nous rapproche. Parce qu’en tant qu’ouvriers de la
création, dont le quotidien est fait de précarité et de prise de
risque, ce qui est somme toute le propre de tous les métiers de la
création, vous nous ressemblez de plus en plus.
Ou plutôt nous vous ressemblons de plus en plus, au fur et à mesure que
les mutations technologiques et économiques en cours nous contraignent
à réinventer chaque jour notre avenir, nos métiers, notre culture,
notre société, et à trouver de nouveaux repères, à recréer du lien
social, ce en quoi la musique, votre musique, nous aide parfois
beaucoup plus que n’importe quoi d’autre.
Cette précarité et cette culture de la prise de risque permanente que
vous avez choisi d’assumer dès le départ en tant qu’artistes, même si
vous saviez qu’au final, statistiquement, il y aurait peu d’élus, nous
sommes chaque jour de plus en plus nombreux à devoir l’assumer aussi
comme vous.
D’une certaine manière, vous êtes nos grands frères et nos grandes
sœurs, parce que votre statut préfigure plus que jamais celui qui sera
bientôt aussi le nôtre : celui de l’intermittence. Et à cet égard, vous
êtes pour nous des modèles.
Par la diversité de votre création, par votre grande capacité
d’adaptation, vous n’avez pas démérité dans ce rôle. Mais par notre
fidélité, par notre amour grandissant de la musique, nous, le public,
n’avons pas démérité non plus.
Toute la création de valeur de ces dernières années, même si elle ne
vous a pas encore directement profité, c’est nous qui l’avons suscitée,
créée ou soutenue, par l’invention et par l’adoption de nouvelles
pratiques, par la définition d’une nouvelle sociologie de la musique,
qui se fonde sur des valeurs d’échange et de partage. Ne sont-ce pas
aussi des valeurs que vous privilégiez ?
Il n’est pas encore trop tard pour renouer le dialogue, ni pour
réfléchir à la meilleure manière de mener, ensemble, notre barque. Car
nous sommes tous, public et artistes, dans le même bateau.
Contre le vent par la force du vent
S’il est un enseignement que nous devrions tirer ensemble des épisodes
précédents, c’est un très vieil enseignement que les philosophes nous
ont déjà donné dans l’Antiquité : tout l’art de la voile consiste à
avancer contre le vent par la force du vent.
Le vent du piratage ne continue de souffler que parce que l’inertie de
certains, qui s’échinent à ramer à contre-courant, maintient un statu quo dommageable pour tous.
C’est par la force des nouvelles pratiques d’échange et de partage qui
se sont développées et qui continuent à se développer sous des formes
de plus en plus riches et élaborées - hier sur les réseaux
peer-to-peer, aujourd’hui sur les blogs et via des
plates-formes d’hébergement comme Rapidshare, ou encore sur les réseaux
sociaux et le Web 2.0 - que nous avancerons ensemble contre toutes les
idées reçues, contre tous les conservatismes, contre tous les abus,
contre tous ceux qui voudraient briser ce lien inaliénable qui nous
unit.
Rien ne dit que ces pratiques-là, en particulier, seront adoptées par
le plus grand nombre, ni qu’elles constitueront la seule manière de
consommer de la musique. Le CD et le téléchargement continueront à
adresser d’autres segments de marché.
Peut-être y aura-t-il de moins en moins de gens pour acheter des
disques au supermarché ou dans les surfaces spécialisées, et de moins
en moins de supermarchés et de surfaces spécialisées pour en vendre.
Mais d’autres continueront à en acheter par correspondance sur
Internet.
Un certain nombre s’abonneront à des banques de 600 000 albums comme
MusicMe ou Rhapsody. Certains préféreront le modèle de radio
personnalisé de Last.fm ou les forfaits de téléchargement de eMusic.
Et le plus grand nombre continuera à écouter le dernier single de
Linkin Park, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’avant-dernier,
sur des radios FM formatées.
Enfin, il y a ceux qui constituent peut-être votre meilleur public, et
qui privilégient des pratiques communautaires de partage et d’échange.
Parce ce que ces pratiques sont le fait des plus passionnés et des plus
prescripteurs d’entre nous, de ceux qui sont le plus à même de
réhabiliter et de faire vivre des pans entiers du patrimoine de la
musique enregistrée, il est indispensable de les autoriser et
d’imaginer des moyens de les monétiser. Ne répétons pas la même erreur
qu’avec Napster.
Qui sont les vrais pirates ?
D’ailleurs, ceux qui se livrent à ces pratiques consentent déjà à
payer, et la difficulté n’est pas vraiment d’obtenir ce consentement.
Parfois même, ils s’acquittent d’un abonnement mensuel à Rapidshare
pour le simple plaisir de partager avec d’autres leur passion pour des
phonogrammes qu’ils ont dûment achetés, alors qu’ils pourraient s’en
tenir à les écouter dans leur coin.
Et ils manifestent la plupart du temps un profond respect pour les artistes qui les ont enregistrés.
Quant à ceux qui téléchargent les albums qui sont ainsi mis à leur
disposition, ils consentent à payer eux aussi, pour plus de commodité,
un abonnement à Rapidshare. Sauf que cet argent n’atterrit pas dans vos
poches, et c’est ce qu’il faut changer.
Vous vous demandez quelle place tous ces gens-là accordent dans leur
coeur à la musique, et quelle place ils veulent lui voir accordée dans
notre société. La réponse tient simplement en trois mots : la première
place. Vous me permettrez de douter, en revanche, qu’il en soit de même
dans l’esprit de certains financiers qui s’intéressent aujourd’hui
d’aussi près au business de la musique.
Les vrais pirates ne sont pas toujours ceux qu’on croit.
(1) Tout le monde n’a pas réagi de la même manière, puisque les labels
indépendants britanniques regroupés au sein de l’AIM, notamment,
avaient accepté de licencier leur catalogue à Napster.
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