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Lucrèce Borgia : manipulatrice dévergondée ou outil politique ?

Nous sommes en juin 1519, dans ce qui ne se nomme pas encore l’Italie. Près d’un lit, un homme veille jour et nuit son épouse, triste et résigné. Il a donné l’ordre de faire dire des prières dans toutes les églises de son duché et ses sujets, d’eux-mêmes, se pressent en très grand nombre dans ces dernières afin d’invoquer la « miséricorde de Dieu ».

Cet homme, c’est Alphonse d’Este, duc de Ferrare. Et son épouse, la très célèbre Lucrèce Borgia. Quelques jours auparavant, elle a donné naissance à une petite fille, morte quelques heures après sa venue au monde. Epuisée par onze grossesses, Lucrèce Borgia est sur le point de rendre l’âme. Le visage blafard et amaigri, les yeux creux et vides d’expression, le crâne rasé de sa légendaire et sublime chevelure dorée, la duchesse attend dans la souffrance. Et c’est tard, dans la soirée du 24 juin, qu’elle rend enfin son dernier souffle, laissant ses proches et les Ferrarais dans une très grande peine. Son époux, pourtant connu pour ne pas être un tendre, restera longtemps inconsolable.

Nul doute, donc, que Lucrèce Borgia était très aimée. Pourtant, sa réputation dans l’Histoire est extrêmement négative et sulfureuse. Meurtrière, adultérine, incestueuse, des intellectuels illustres tels que Victor Hugo ou Jules Michelet ont véhiculé d’elle l’image d’une femme qui complote sans arrêt et entretient des relations charnelles avec son père, le pape Alexandre VI, et son frère, César Borgia.

Cette légende noire est-elle vraiment fondée ? Ou bien, une fois encore, les historiens ont-ils, volontairement ou non, façonné un personnage qui ne correspond en rien à la réalité ?

 

Une enfance heureuse

Pour comprendre qui est Lucrèce Borgia, il est nécessaire avant tout de connaître qui sont ses parents et le milieu, social et culturel, dans lequel elle évolue.

Née le 18 avril 1480, elle est la fille de Rodrigue Borgia, d’origine espagnole et arrivé à Rome en 1449, et de Vannozza Cattanei, une riche romaine de petite noblesse. Lorsqu’ils se rencontrent en 1469, Rodrigue n’est pas encore le pape Alexandre VI, mais l’héritier des biens de son oncle, le pape Calixte III, décédé en 1458.

Rodrigue n’est pas un homme de pouvoir comme les autres. Usant de violence pour parvenir à ses fins politiques comme il est dans les usages du temps, c’est aussi un individu sentimental, qui restera quinze ans fidèle (de cœur, mais pas de corps puisque le concept de fidélité sexuelle, à cette époque, n’existe pas) à la mère de Lucrèce et qui aimera très sincèrement ses enfants. Quant à Vannozza, elle se laisse marier par son amant, qui est alors cardinal et donc dans l’impossibilité de s’unir à une femme, à Giorgio di Croce (avec lequel elle aura d’ailleurs un fils, Octavien).

Lucrèce n’est pas l’enfant unique de Rodrigue et Vannozza. Ses frères César et Juan sont plus âgés qu’elle de respectivement quatre et cinq ans ; elle a aussi un frère cadet, Jofre, qui naît en 1481. Tous seront légitimés par leur père, bien qu’ils prennent les appellations de « neveux » et « nièce ».

 

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Rodrigue Borgia, portrait de pape

 

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Vannozza Cattanei


Cette présence de bâtards reconnus au sein du Vatican peut surprendre. Pourtant, il est très commun, pour des ecclésiastiques ou des laïcs, d’admettre au sein de leur famille des enfants issus d’unions illégitimes. Et il n’est pas choquant, pour la société du temps, qu’un homme d’Eglise, et surtout le pape, ait une descendance. En effet, la présence des femmes, et des maîtresses en l’occurrence, au Saint-Siège est importante. Elles jouent le rôle de « tampon » face aux brutalités de l’époque et ont une fonction essentielle dans la présence de savants, de lettrés et d’artistes en milieu aristocratique. Par ailleurs, aux XVè et XVIè siècles, les papes sont, avant d’être des maîtres spirituels, des chefs temporels : le but d’Alexandre VI, à titre d’exemple, sera de renforcer et d’agrandir les Etats de l’Eglise, et cela au prix de crimes et de violences inouïes. La religion est par conséquent loin d’être respectée dans ses préceptes.

C’est donc dans ce contexte que grandit Lucrèce, dans la maison opulente de sa mère. Pourtant, dans sa petite enfance, elle est relativement protégée : très proche de Vannozza qui s’en occupe elle-même, elle passe la majeure partie de son temps à jouer avec son frère César. Elle adore son père qui, lorsqu’il leur rend, à ses frères et à elle-même, de fréquentes visites, se montre gentil et attentionné. Ce ne sont alors que fêtes, banquets et danses…

Lorsque Lucrèce a six ans, en 1486, Gorgio di Croce et Octavien meurent. Rodrigue remplace alors l’époux défunt par Carlo Canale, un lettré très réputé qui va prendre en main l’éducation de la petite fille. Il lui enseigne les bases du grec et du latin et, un an plus tard, sous son conseil, Rodrigue confie sa fille à Adriana Orsini, une aristocrate apparentée à Laurent le Magnifique. Dès lors, Lucrèce, qui part vivre chez Adriana, reçoit une instruction poussée : langues anciennes, espagnol, français, chant, musique, dessins… et travaux d’aiguille sont son quotidien. Elle reçoit aussi une éducation religieuse au couvent de San Sisto, qui est alors réputé pour être l’un des rares à ne pas avoir sombré dans la débauche.

Lucrèce a un esprit vif, intelligent et curieux qui l’aide à assimiler rapidement diverses connaissances. Ces qualités ne la quitteront jamais et lui permettront d’ailleurs d’être plus tard connue et appréciée, nous le verrons, par les intellectuels de toute l’Europe.

La petite fille grandit donc bien entourée et s’est aussi liée à Julie Farnèse qui vient d’épouser, à peine âgée de quatorze ans, Orso Orsini, le fils d’Adriana. Julie va se montrer très présente dans la vie de Lucrèce, non seulement parce qu’elle est la belle-fille d’Adriana, mais surtout parce que, quelques années plus tard, elle deviendra la favorite de Rodrigue au point de porter son enfant. Nous y reviendrons.

C’est à l’adolescence que l’existence de Lucrèce commence à changer. En effet, son père, qui l’aime réellement, ne sous-estime néanmoins pas les avantages politiques qu’il pourrait tirer en mariant sa fille à un bon parti.

 

Lucrèce Borgia, l’outil politique d’un père ambitieux

Le cardinal a en effet de grandes ambitions dont celle, majeure, de devenir pape. Très riche, possédant plusieurs abbayes en Espagne et en Italie, il a aussi la charge de vice-chancelier au Vatican. Il se met donc à chercher assidûment un mari pour sa fille. Les prétendants sont nombreux, d’autant plus que, malgré son jeune âge, Lucrèce, d’après les témoins de l’époque, est une belle et gracieuse blonde aux yeux bleu-vert et qu’elle est loin d’être dépourvue d’intelligence, de gentillesse et d’empathie envers son prochain. Le 26 février 1491, Rodrigue signe donc une première promesse de mariage avec un noble espagnol, Chérubin de Centelles, âgé de quinze ans. Dans ce contrat, il est clairement établi que Lucrèce rejoindra son futur époux deux ans plus tard en Espagne.

C’est sans compter sur l’intérêt que suscite auprès de Rodrigue d’autres éventuels candidats. Celui qui retient son attention se nomme Gasparo de Procida, fils du comte d’Aversa, un riche espagnol de la maison d’Aragon, possédant de nombreuses terres au sein du royaume de Naples. Jugeant ce parti beaucoup plus avantageux que le premier, il promet donc Lucrèce au jeune homme, ne jugeant pas important de stipuler qu’elle est déjà… fiancée.

Et Lucrèce dans tout cela, a-t-elle son mot à dire ? La réponse est négative. Véritable marionnette politique dans les mains de son père, Lucrèce ne rencontrera jamais ni Chérubin ni Gasparo, d’autant plus que Rodrigue, engendrant par cet acte le courroux des deux Espagnols, annulera plus tard purement et simplement les promesses d’union.

Le grand tournant politique tant attendu a lieu le 25 juillet 1492 : Innocent VIII meurt, il faut élire un nouveau pape. Le conclave débute le 6 août et tout l’entourage de Rodrigue, Lucrèce, Adriana et Julie incluses, retient son souffle dans l’attente d’une élection positive pour ce dernier. Pour Lucrèce, encore jeune, le simple bonheur de voir son père élu pape suffit. Pour Adriana et Julie, l’enjeu est différent : proches du cardinal, elles espèrent pour leur famille des avantages économiques, politiques et sociaux considérables. Leur vœu est exaucé le 11 août : Rodrigue Borgia est élu pape et prend le nom de Alexandre VI. Lorsqu’il se présente au balcon du Vatican, une foule immense l’acclame. Car Rodrigue jouit déjà d’une excellente réputation. Connu pour sa bienveillance, il est aux yeux de ses sujets celui qui protègera leurs libertés et la paix.

Pour Lucrèce, les choses se bouleversent encore plus radicalement. Elle est désormais la fille du pape et ce dernier, loin de renier ses enfants, pense à leur avenir… et à celui de la papauté. Dans ce but, il marie son fils Juan à la cousine du roi d’Espagne et s’évertue à nouveau à chercher le mari idéal pour Lucrèce...

La tâche est d’autant plus compliquée pour le pape qu’il doit, avant tout état d’âme spirituel, se comporter en chef temporel. Les Etats pontificaux, entourés d’Etats ennemis comme celui de Naples, sont constamment menacés. Alexandre VI doit alors chercher des appuis politiques et militaires, et son choix se tourne vers Milan et Ludovic le More. C’est le frère de ce dernier, Ascanio Sforza, qui lui propose la solution : pourquoi son neveu, Giovanni Sforza, n’épouserait-il pas Lucrèce ? Quel lien plus indéfectible pour une alliance entre Milan et le Vatican qu’un mariage ? Alexandre VI se laisse convaincre, d’autant plus que Ludovic le More vient de former une armée pour le soutenir dans son ambition napolitaine. Le 2 février 1493, l’acte de mariage est donc signé en présence de l’ambassadeur de Milan et du représentant du souverain pontife. Lucrèce, dont on n’a pas demandé l’avis encore une fois, reçoit une dot de trente et un mille ducats, ainsi que des vêtements, des bijoux et des meubles d’une valeur de dix mille ducats.

De son futur époux qu’elle n’a pas encore rencontré, Lucrèce connaît peu de choses. Elle sait qu’il a 26 ans et qu’il est veuf de Madeleine de Gonzague, morte en couches. Giovanni Sforza a par ailleurs assez mauvaise réputation : orgueilleux, il serait aussi un être violent. Cependant, la jeune fille ne peut faire face à son puissant père. Ce dernier, qui vient de lui offrir le palais de Santa Maria in Portico, proche de la basilique Saint-Pierre, et qui pourtant porte une tendre affection à sa fille, n’a pas le temps de se pencher sur ses états d’âme.

Ce n’est que le 2 juin 1493 que Giovanni arrive à Rome. Le mariage, déjà célébré par procuration quelques temps plus tôt avec Nicolo da Saiano, a lieu le 12 juin. La mariée qui n’a, rappelons-le, que treize ans, est entourée d’un véritable cortège : plus d’une centaine de dames de la noblesse de Rome, ses frères et Julia, devenue la maîtresse papale, se tiennent près d’elle. Et c’est au sein du Vatican, par Alexandre VI lui-même, que la cérémonie est honorée et que de fastueuses festivités ont lieu.

Qu’en est-il des relations entre Lucrèce et son époux ? Elles semblent, au premier abord, plutôt froides et distantes. En effet, on ne sait toujours pas si l’union a été consommée au moment de la nuit de noces, tant Giovanni Sforza se montre, par la suite, fuyant et peu enclin à honorer sa femme. Il trouve d’ailleurs un prétexte, celui de l’épidémie de peste à Rome, pour fuir dans ses terres de Pesaro. Ce n’est qu’à son retour quelques temps plus tard qu’il fera preuve d’un peu plus de « chaleur ».

La vie de femme mariée n’est, pour Lucrèce, guère différente de sa vie d’avant. Son époux au loin, elle passe ses journées à s’occuper de sa chevelure, à écouter de la musique et de la poésie, et ses soirées à festoyer en compagnie de l’aristocratie romaine et, bien sûr, d’Adriana et de Julie.

C’est encore une fois la donne politique qui va changer son destin. En effet, le 25 janvier 1494, le roi de Naples meurt et son fils, Alphonse de Calabre, lui succède. Alexandre, contre toute attente, le reconnaît, ce qui n’est pas le cas de Ludovic le More et Milan. Une mise à distance entre le Saint-Siège et son ancien soutien semble se confirmer lorsque le pape marie son fils Jofre à Sancia d’Aragon, la fille du nouveau souverain napolitain, le 7 mai 1494. Ce revirement politique de la part du pape met Giovanni Sforza dans une position des plus délicates : doit-il soutenir sa famille milanaise ou bien se ranger auprès de celle de son épouse, d’autant plus qu’il est vassal d’Alexandre pour ses terres de Pesaro ? Incapable de prendre une décision, le mari de Lucrèce joue sur les deux tableaux puisqu’il est à la fois à la tête d’un régiment napolitain et informateur à Milan.

Les événements se bousculent encore plus en mai 1494 : Ludovic le More s’est allié au roi de France, Charles VIII, qui a de grandes prétentions sur le royaume de Naples. Les deux armées s’apprêtent donc à foncer sur Rome. Par précaution, Alexandre envoie Lucrèce, Adriana et Julie à Pesaro, accompagnées de Giovanni, le 31 mai.

Cela n’empêche nullement le pape de se méfier fortement de son gendre. Au point qu’il décide finalement de faire revenir les trois femmes à Rome. C’est sans compter sur la volonté de ces dernières de prendre leur temps : Julie et Adriana partent au chevet du frère mourant de la maîtresse du pape ; quant à Lucrèce, elle alterne ses séjours entre le château de Gradara et la Villa Impériale, près de Pesaro.

Le 3 septembre, le danger se rapproche cependant à grands pas : l’armée française est maintenant bien présente sur la péninsule et à Rapallo, elle écrase littéralement les régiments napolitains. Lucrèce juge donc sage de ne pas bouger de Pesaro ; quant à Julie et Adriana, voulant rejoindre Rome au plus vite depuis Capodimonte, elles sont capturées par les Français et emprisonnées au château de Montefiascone. Une rançon de trois mille ducats est exigée du pape, que celui-ci livre, et c’est sous une escorte de 400 hommes de France que les deux femmes sont rendues, sans violence, au Saint-Père.

La menace française reste pourtant bien présente. Plusieurs villes et forteresses dépendantes de la papauté tombent, mais contre toute attente, Alexandre VI décide de ne pas quitter Rome. Il laisse aussi partir Julie qui, sous l’ordre de son frère, le cardinal Alexandre, s’éloigne de la ville papale. Ce départ signe la fin de la relation amoureuse entre le Saint-Père et la jeune femme.

Et Lucrèce, recluse à Pesaro ? Ignorée par son mari, elle s’y ennuie, d’autant plus que l’hiver s’installe. Toujours dans l’attente de nouvelles de Rome, elle n’est pas dupe du double jeu de Giovanni et de son incapacité à choisir un camp. Et c’est le 31 décembre que la nouvelle lui parvient : les Français ont envahi la Ville Eternelle au prix de massacres, de viols et de pillages, et Alexandre VI est parti se réfugier au château Saint-Ange. Charles VIII demande qu’il le lui livre, ainsi que son fils César, et qu’il le reconnaisse en tant que nouveau roi de Naples. Le pape répond aux deux premières exigences, mais pas à la troisième. Et César parvient à s’enfuir de sa condition d’otage le 30 janvier 1495.

Les Français ne restent néanmoins pas longtemps sur la péninsule. Acculés d’ennemis (la République de Venise, l’empereur Maximilien, les Etats de l’Eglise et Ludovic le More qui change subitement de camp), ils préfèrent renoncer, pour le moment, à toute prétention sur l’Italie. Le pape peut alors revenir au Vatican, ainsi que Lucrèce.

Son retour est la marque du désir de son père de la revoir, mais surtout ce dernier a en tête, et cela depuis un moment, de faire annuler son mariage. En effet, bien que Milan ait rallié la cause papale, il ne peut s’empêcher d’en tenir rigueur à Ludovic le More, ainsi qu’à Giovanni, qu’il a néanmoins rappelé auprès de lui.

Ce dernier est malmené au Vatican. Juan, revenu d’Espagne, et César lui vouent une haine au point d’envisager, pour libérer leur sœur de cette union devenue indésirable, le meurtre. Ils tentent cependant, avant d’en arriver à une telle extrême et avec la participation très active du pape, de lui faire accepter l’annulation. Giovanni refuse et s’en va trouver du soutien auprès de Lucrèce qui, contre toute attente, le lui offre. Elle le prévient même que ses frères complotent pour le faire assassiner et le pousse à partir. Giovanni s’enfuit alors à Pesaro d’où il tente de récupérer sa femme, sans succès. Il n’a alors d’autre choix que d’accepter la dissolution du mariage, sous motif de non-consommation, alors que selon les dires de Lucrèce, toujours droite et honnête, il y a bien eu entre eux des relations charnelles. Ultime honte, il doit justifier cette non-consommation par une déclaration d’impuissance sexuelle.

Cette annulation, signée le 18 novembre 1497, va avoir des conséquences néfastes sur la réputation des Borgia, et particulièrement de Lucrèce. Giovanni, qui se sent trahi, déclare ouvertement : « Si on m’enlève ma femme, c’est que le pape souhaite avoir la liberté de jouir lui-même de sa fille ». Cette phrase, dont les dires ne sont nullement fondés, va faire écho pendant des siècles et être à l’origine de la légende noire de la célèbre fille d’Alexandre VI, d’autant plus que les commérages vont s’accentuer : en effet, très vite, Lucrèce ne sera plus seulement la maîtresse de son père, mais aussi celle de ses frères…

Un événement encore plus sombre bouleverse cependant la famille Borgia. Juan de Gandie, le fils préféré d’Alexandre, est retrouvé assassiné. Le pape est dévasté au point de décider désormais de vivre selon les préceptes de la religion et de bannir tous les plaisirs, femmes comprises.

Qui a commis ce crime ? Bien que sa culpabilité n’ait jamais été prouvée, il semble fort probable que le frère cadet de Juan, César, soit à l’origine du meurtre. Violent, ne reculant devant rien, César Borgia est un être ambitieux et envieux. Jaloux de l’amour que le Saint-Père porte à Lucrèce et Juan, ses enfants favoris, il est bien décidé à se manifester et mener à bien ses projets politiques démesurés. Et Lucrèce va se révéler être un véritable pion entre ses mains.

 

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César Borgia

 

Un mariage d’amour

Depuis sa rupture officieuse avec Giovanni, en juin 1496, Lucrèce a fui Rome et s’est réfugiée au couvent de San Sisto où, enfant, elle se sentait si bien. Bien que non amoureuse de son époux, la jeune fille est excédée d’être le jouet de sa famille et au centre de stratégies matrimoniales sur lesquelles elle n’a aucun pouvoir de décision. Elle souhaite retrouver la sérénité, au point de refuser tout contact avec l’extérieur. Lorsque le 12 juin 1496 le pape envoie une troupe la chercher, elle refuse catégoriquement de la suivre. Son père use alors d’une autre diplomatie : il envoie son camérier, Perotto, un jeune espagnol de vingt-deux ans. Séduisant, Lucrèce tombe assez vite sous son charme et découvre avec lui, visiblement, le plaisir sexuel dont elle n’avait pas fait l’expérience avec son mari.

Arrêtons-nous là un instant sur ce point. Il est important de souligner ici que Lucrèce, avant Perotto, n’a connu qu’un seul homme : Giovanni Sforza. L’infidélité et la sexualité immodérée étant à l’époque monnaie courante, voire banales, il est étonnant que la jeune fille n’ait pas plus fait l’expérience des plaisirs des sens, comme la majorité des personnes qui l’entouraient. Ce qui est certain, c’est que les chroniqueurs contemporains de Lucrèce Borgia, pourtant connus pour ne pas être des tendres envers les femmes en général, ni envers les Borgia en particulier, ne relèvent rien de condamnable sur la fille du pape. Au contraire, quand ils en parlent, ils en font plutôt l’éloge. De quoi remettre très largement en question le mythe de la jeune femme débridée et licencieuse…

Lucrèce est donc, pour la première fois de sa vie, amoureuse et… tombe enceinte de l’envoyé de son père. C’est alors que le pape la rappelle à Rome dans l’optique de la marier à nouveau à un parti avantageux. La jeune fille, avec l’aide de Penthésiléa, sa dame de compagnie, cache du mieux qu’elle peut son état. C’est sans compter sur son frère César, qui finit par découvrir la vérité. Un jour de février 1498, il se met à poursuivre Perotto qui, dans l’affolement, se réfugie auprès d’Alexandre. Celui-ci tente de le protéger mais la détermination de César est trop forte : sans aucun scrupule, il poignarde le camérier, agenouillé aux pieds du pape, de plusieurs coups. Le jeune homme, qui ne meurt pas immédiatement, est retrouvé noyé le 14 février sur les berges du Tibre. Penthésiléa connaît le même sort.

Quand elle apprend la nouvelle, Lucrèce est effondrée. Et c’est le 15 mars 1498 qu’elle accouche d’un garçon, qui prend le nom d’ « Infant Romain ».

L’accès de violence de César marque le début de sa terrifiante emprise sur sa sœur, mais aussi sur son père. Depuis la mort de Juan, ce dernier porte en effet tous ses espoirs sur ce fils agressif et sans pitié, mais le redoute également. S’il a tué son propre frère, c’est qu’il est aussi capable du même acte sur les autres membres de sa famille…

Et c’est sous l’influence non dépourvue d’intérêt de son fils que le choix du souverain pontife dans le remariage de Lucrèce se porte sur Alphonse de Bisceglie, le fils du roi de Naples mort en 1495. En effet, Alphonse est déjà lié à la famille par le mariage de Jofre Borgia, le plus jeune frère, avec sa sœur Sancia d’Aragon. Par ailleurs, César, qui a renoncé à son titre de cardinal, a pour but d’épouser Charlotte, la fille du nouveau souverain napolitain Frédéric Ier. Pour Alexandre VI aussi cette union entre Lucrèce et Alphonse serait d’une grande utilité : elle faciliterait sa volonté de fortifier le royaume de Naples et, en éliminant les grandes familles ennemies, de créer un futur et vaste royaume d’Italie.

Encore une fois, Lucrèce n’a en aucun cas été sollicitée. Soumise aux volontés du clan Borgia, c’est avec appréhension qu’elle attend l’arrivée de son futur époux.

Ce dernier arrive à Rome en juillet 1498. Et la rencontre entre les deux jeunes gens (Alphonse est d’un an plus jeune que Lucrèce) est un véritable coup de foudre. Le mariage de raison, qui a lieu le 21 juillet 1498 dans l’intimité, se transforme en mariage d’amour. Le couple réside au sein du palais Santa Maria in Portico qui devient, plus que la cour papale elle-même, le lieu incontournable pour tout aristocrate, poète, lettré ou humaniste. Les amoureux, férus d’art et de culture, y donnent des fêtes mondaines appréciées de tous. Lucrèce semble enfin avoir trouvé le bonheur.

Quant à César, il voit ses desseins s’assombrir. En effet, souhaitant épouser, nous l’avons vu, Charlotte de Naples dans le but de prendre la place du père de la jeune femme sur le trône, il se voit refuser la main de cette dernière. Il change alors radicalement de camp politique et se tourne vers le tout nouveau roi de France, Louis XII. Ce dernier, qui a alors l’ambition de conquérir le duché de Bretagne et sa duchesse, Anne, veuve de Charles VIII, a besoin dans cet objectif du soutien papal. César est donc le lien idéal. Celui-ci reçoit des terres, dont le duché de Valentinois, ainsi qu’une rente annuelle de 20 000 livres. Et, surtout, il réside à la Cour de France. Le pape et Lucrèce se voient donc soulagés de son absence. Pendant quelques temps seulement…

En effet, César, qui a épousé la française Charlotte d’Albret, revient à Rome en 1499. Et, fait nouveau, Louis XII suit les traces de son prédécesseur en envisageant de conquérir non seulement le royaume de Naples, menaçant par conséquent le nouvel époux de Lucrèce, mais aussi celui de Milan.

Alphonse se trouve donc en très mauvaise posture. Le pape, qui a peur de César, ne remet pas en cause le soutien qu’il procure à la France. Le mari de Lucrèce est donc en grand danger et doit fuir de Rome, le 2 août 1499. Il envoie des courriers désespérés à son épouse, la suppliant de le rejoindre, mais la jeune femme est retenue prisonnière par sa propre famille avant d’être envoyée par son père à Spolète, en tant que gouverneur, dans le but de lui ôter toute idée d’évasion.

Lucrèce, alors enceinte, s’acquitte de sa tâche avec sérieux et performance. Elle parvient notamment à obtenir la trêve entre Spolète et Terni, alors rivales. Elle crée aussi une police et prend à cœur son rôle de juge lors de divers procès entre particuliers. Et c’est avec une immense joie qu’elle retrouve son époux, qui la rejoint le 9 septembre.

Entre temps, le pape s’est officiellement déclaré en faveur de la France. Et c’est fin septembre que César et Louis XII entrent dans Milan. Lucrèce et Alphonse, toujours à Spolète, ne sont pas tenus au courant de cet événement.

Alexandre, qui souhaite revoir sa fille et son gendre, leur demande néanmoins de revenir à Rome. C’est donc dans la Ville Eternlle, le 31 octobre 1499, que Lucrèce accouche d’un petit garçon, Rodrigue. Le souverain pontife, sincèrement heureux de cette naissance, organise alors un baptême en grande pompe. L’harmonie semble être revenue, mais c’est sans compter sur la jalousie et le désir de César (ainsi que du roi de France) dans sa conquête de Naples. Il reprend ses hostilités contre Alphonse, ce qui inquiète fort Lucrèce. Alexandre, quant à lui, semble être pris entre deux feux. Très aimant envers sa fille et appréciant son gendre, il admire aussi le génie militaire de son fils qui fait tomber une à une les forteresses se trouvant sur le chemin napolitain, au point de le nommer gonfalonier de l’Eglise. Mais, ne supportant plus cette indécision, César décide alors d’employer les grands moyens : il doit se débarrasser d’Alphonse, d’autant plus que sa disparition ne pourra lui apporter que des avantages stratégiques, dont celui d’un troisième mariage pour Lucrèce où il pourra lui-même choisir un mari soumis à sa cause.

Le 15 juillet 1500, il organise une première tentative de meurtre contre son beau-frère en envoyant cinq hommes chargés de le poignarder. C’est un échec, mais Alphonse est néanmoins sévèrement blessé. Lucrèce reste à son chevet et demande à son père de protéger son mari : il met alors seize estafiers à sa porte. Ce ne sera pas suffisant. Trois jours plus tard, Alphonse est étranglé dans son lit par Micheletto Corella et César pendant que sa femme, impuissante et désespérée, court vers le pape pour demander du secours. Alphonse est enterré dans le plus grand secret en pleine nuit, sans cérémonie.

Lucrèce, désemparée, garde sa chambre et ne mange plus. On s’inquiète de son état au point de penser que son suicide est imminent. Le pape, qui tente de lui remonter le moral par diverses tentatives sans succès, n’en complote pas moins avec son fils César un nouveau mariage qui servirait leurs intérêts.

Les prétendants, malgré l’état dépressif de la jeune femme, sont nombreux. Au départ récalcitrante quant à une nouvelle union, Lucrèce prend cependant peu à peu conscience qu’un nouveau mariage pourrait être salvateur pour elle, à condition de bien choisir son époux : si elle doit se remarier, ce sera avec un homme influent qui pourra faire face à sa famille en cas de conflit et, surtout, cet homme doit vivre loin, très loin de Rome qu’elle veut fuir à tout prix.

 

La paix de Lucrèce Borgia

Lorsque son père lui propose d’épouser le très puissant Alphonse d’Este, futur duc de Ferrare, les conditions requises par la jeune femme semblent être réunies. Cette union servirait aussi les projets de César et du pape dans leur volonté de créer un royaume d’Italie, car l’armée du duc serait d’un très grand soutien militaire.

Mais les d’Este sont, au départ, plutôt réticents. Les rumeurs d’inceste ont fait leur chemin et, étant eux-mêmes de la très ancienne aristocratie italienne, ils considèrent les Borgia, d’origine espagnole, comme des arrivistes. Ils finissent cependant par accepter sous la pression des Français qui servent alors d’intermédiaire.

Le contrat de mariage est donc signé le 26 août 1501 par des ambassadeurs des deux familles sous la condition que la moitié de la dot de deux cent mille ducats exigée par Hercule d’Este, le père d’Alphonse, soit versée avant l’alliance officielle.

De son côté, Lucrèce œuvre aussi pour la réussite de cette union et s’attirer les faveurs de sa future belle-famille. Elle entreprend de faire passer de quatre mille à cent ducats seulement le cens que le duché de Ferrare doit chaque année au Vatican. Elle leur obtient aussi plusieurs évêchés. Cette stratégie porte ses fruits, puisque Hercule d’Este envoie un convoi pour aller chercher sa belle-fille. Cette dernière réserve aux ambassadeurs du duc un accueil des plus chaleureux, ce qui ne fait que renforcer la bienveillance des Ferrarais qui plus jamais ne faiblira.

Le 6 janvier 1502, Lucrèce quitte Rome. Elle doit y laisser à contrecœur son fils Rodrigue, mais se libère enfin de l’emprise de son père, qu’elle continue cependant d’affectionner, et surtout de son frère, César.

Commence alors pour elle un long voyage de un mois, dans le froid rigoureux de l’hiver. Mais une nuit, alors qu’elle fait halte dans le château d’Annibal Bentivoglio, son futur époux arrive à l’improviste, trop impatient de découvrir celle qui va devenir sa femme. Loin d’être déçu, et sans pour autant dire qu’une passion amoureuse s’esquisse, le futur duc de Ferrare apprécie immédiatement la beauté, la bonté et l’intelligence de la fille du pape.

 

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Alphonse d'Este, duc de Ferrare

Quelques jours plus tard, les futurs mariés entrent en grande pompe dans Ferrare. Le mariage a lieu le 12 février et est suivie d’une semaine de fête. L’esprit de Lucrèce, sa vivacité et son physique avantageux éblouissent tous les Ferrarais, sauf sa belle-sœur, Isabelle d’Este, qui la jalousera un temps avant de succomber aussi à sa gentillesse. Ce sera la naissance d’une amitié qui durera dix-sept ans.

Juste après les noces, la vie de femme nouvellement mariée débute pour Lucrèce. Elle s’installe avec son époux au Palazzo-Vecchio, qu’elle prend immédiatement en grippe. C’est un château froid, sans lumière et sans confort. Mais la jeune romaine, loin de se laisser abattre, prend les choses en main : elle fait rénover la demeure de fond en comble. Elle s’attelle aussi à faire de Ferrare un haut lieu de culture : elle s’entoure des latinistes et poètes Tito et Hercule Strozzi. En ce qui concerne les arts et les lettres, elle possède de nombreux points communs avec son beau-père, Hercule, ce qui ne fait que renforcer leur estime mutuelle.

Malgré ces balbutiements de bonheur, la future duchesse connaît aussi des drames. Le 5 septembre 1502, elle met au monde un enfant mort-né, à sept mois de grossesse, puis est prise d’une forte fièvre puerpérale. Elle est tellement affaiblie que l’on croit sa fin prochaine. Tout au long de sa maladie, son mari, qui tient à elle, la veille. Lucrèce finit par se rétablir.

A nouveau debout, elle continue d’œuvrer pour la gloire de son duché. Entourée de poètes et d’artistes, elle tombe amoureuse de Pietro Bembo, un chantre qui lui écrit des sonnets langoureux. Lucrèce résiste longtemps à la tentation d’une aventure, avant de certainement succomber. Pour ne pas être découverts, les amants s’écrivent en espagnol lorsqu’ils sont séparés par Alphonse, qui a découvert leur amour. Piètre protection quand on sait que la langue espagnole peut être très facilement traduite…

Le 18 août 1503, un nouvel événement tragique bouleverse la jeune femme : le pape Alexandre VI meurt, victime d’une épidémie. Très malheureuse, Lucrèce reste pendant deux jours confinée dans l’obscurité de sa chambre. Elle craint aussi que, son père disparu, plus personne ne puisse la protéger de César. Certes, elle est mariée et appréciée de son époux mais, multipliant les fausses couches, elle ne lui a pas encore donné d’enfant, ce qui pourrait justifier une répudiation. Pire encore, son fils Rodrigue, resté à Rome, est à la merci de son frère. Elle l’envoie donc à Bari, auprès de sa belle-sœur Isabelle. Puis, pour ne pas s’attirer les foudres de César, elle décide de jouer la stratégie. Jules II, le nouveau pape, étant l’un des ennemis jurés de Borgia, elle soutient son frère dans sa lutte contre le nouveau souverain pontife. Elle lui envoie notamment des troupes de fantassins et d’archers afin qu’il conserve ses Etats. Mais César, qui perd parallèlement l’aide du roi de France, abandonne ses ambitions de conquêtes et est emprisonné à Naples par les Aragon qu’il a inlassablement combattus. Ces derniers l’envoient alors en Espagne, à Valence, dans la forteresse de Chinchilla, d’où Lucrèce tente de le faire sortir, sans succès. Il réussit néanmoins à s’évader en 1505 de la prison de Medina del Campo, et se réfugier auprès du roi de Navarre. Et c’est le 20 avril 1507 que l’on apprend à Ferrare la mort du terrifiant César Borgia suite au siège de la ville de Viana, le 12 mars. Lucrèce, sincèrement peinée, prend à sa charge deux des bâtards de son frère, Girolamo et Camilia. Malgré sa tristesse, elle ne peut s’empêcher d’éprouver un immense soulagement. Son frère, qui représentait pour elle une permanente menace, ne sera jamais plus un poids.

 

Lucrèce Borgia, duchesse de Ferrare

Depuis la mort d’Hercule d’Este le 21 janvier 1505, Lucrèce est devenue duchesse de Ferrare et cela implique pour elle de nouvelles fonctions : son époux lui confie notamment la présidence de la Commission pour l’examen des Suppliques des citoyens ferrarais, ce qui n’est pas nouveau pour elle, qui a déjà un solide acquis de son expérience à Spolète. Elle se révèle être aussi une excellente ambassadrice auprès des Etats étrangers, au point d’être la marraine du petit-fils du vice-gouverneur de Venise.

La famille d’Este doit cependant faire face à des conflits intestins. En effet, la mort d’Hercule a entraîné de fortes rivalités entre ses fils, Giulio et Ferrante complotant sans arrêt contre Alphonse et Hippolyte pour s’emparer du pouvoir. Les tentatives de meurtres échouent, mais Alphonse se montre intransigeant envers son propre sang : il arrache l’œil droit de Ferrante avec son épée et le fait condamner, ainsi que Giulio, à la prison à perpétuité.

Les dangers sont aussi extérieurs. Alphonse a rejoint la ligue de Cambrai, regroupant la France, l’Espagne, l’empereur Maximilien et, un peu plus tard, le pape, pour combattre Venise qui veut acquérir de nouveaux territoires. La victoire est écrasante le 14 mai 1509, où les Vénitiens sont battus à Agnadel. Néanmoins, contre toute attente, Jules II change de camp, lève l’excommunication lancée contre la cité et proclame la fin des hostilités. Il demande à Alphonse de le suivre, ce que celui-ci refuse : le pape anéantit alors le travail de Lucrèce en faisant passer le cens de Ferrare de cent à trente-cinq mille ducats, organise le siège de plusieurs villes et frappe le duc d’excommunication.

Cet état de guerre connaît une trêve en 1511 lorsque Alphonse, soutenu par les Français et le chevalier Bayard, remporte la victoire à la Bastida di Fossa Geniolo. Les foudres du pape de tardent pas : il s’en prend alors aux possessions de l’Infant romain, le premier enfant de Lucrèce, et de Rodrigue. Puis, le jour de Pâques 1512, après plusieurs heures de combat, le duché de Ferrare succombe à Ravenne devant les armées papales. Alphonse est emprisonné avant de parvenir à s’enfuir.

Lucrèce traverse ces crises avec force et dignité. Lors des sièges des cités de son duché, elle achète des vivres et fait installer des braseros dans la salle des gardes du château de Ferrare. Pendant la captivité et l’exil de son époux, elle tente de renflouer les caisses en confiant ses propres biens (bijoux, argenterie…) à différents prêteurs sur gages.

Elle enchaîne aussi les grossesses depuis 1508 : le 4 avril, elle donne naissance à un fils, Hercule, héritier du duché. Le 25 août 1509, c’est un autre fils, Hippolyte, qui vient au monde. Et c’est environ au même moment qu’elle apprend, désemparée, la mort de son fils, le duc de Bisceglie.

Alphonse revient, à son plus grand soulagement, à l’automne 1512. Les hostilités avec le pape reprennent, mais sont brusquement interrompues à la mort de ce dernier, le 21 février 1513. Léon X est élu, et les relations avec le Saint-Siège s’améliorent grandement, au point qu’Alphonse est invité au Vatican pour le couronnement. Ce retour à la paix est renforcé lorsque le nouveau roi de France, François Ier, après sa victoire de Marignan le 15 septembre 1515, déclare au pape que le duché de Ferrare se trouve sous sa protection.

1515 se révèle décidément, pour Lucrèce, l’année de tous les honneurs et de toutes les joies. Dans son Roland Furieux, l’Arioste, grand poète du temps, place la duchesse en première place parmi les huit femmes les plus célèbres de l’époque. Le 4 juillet, elle donne naissance à une petite fille, Eléonore. Les épreuves subies au cours des années qui viennent de passer ont aussi consolidé son couple.

Elle profite de l’état de paix pour reprendre ses activités artistiques : elle demande notamment, en 1516, au Titien de décorer le palais ducal. Elle crée aussi un musée dédié à l’Antiquité et fait décorer ses châteaux par des artistes tels que Dosso Dossi et Mario Equicola. Le 1er novembre 1516, elle met une nouvelle fois au monde un garçon, François.

Les dernières années de la vie de Lucrèce, cependant, vont se révéler plutôt tristes. En 1517, son frère Jofre meurt ; en décembre 1518, c’est au tour de sa mère, Vannozza. Tout ce qui la rattachait à son passé, à Rome, aux Borgia, prend brutalement fin.

Elle est aussi très affaiblie par ses nombreuses grossesses et fausses couches. Nouvellement enceinte et craignant que ce soit la dernière fois, elle prend alors la douloureuse mais sage décision de mettre en ordre ses affaires en organisant le recensement de toutes ses possessions. Elle profite aussi de ses enfants, leur trouvant de bons précepteurs, et de son mari qui, sentant qu’elle ne sera pas éternelle, la comble d’attentions et la remercie pour tout ce qu’elle a entrepris pour la grandeur et la paix du duché de Ferrare.

Le 14 juin 1519, Lucrèce Borgia met au monde une petite fille frêle qui meurt aussitôt. Puis, comme quelques années auparavant, elle est victime d’une fièvre puerpérale. Cette fois-ci, elle ne s’en remettra pas : elle meurt le 24 juin.

 

De Lucrèce Borgia, il ne faut, par conséquent, aucunement retenir cette image dévalorisante d’une diablesse vouée aux plaisirs orgiaques ou à celle d’une empoisonneuse éliminant tous ses ennemis sur son passage. Elle a, bien au contraire, laissé la trace, chez ses contemporains, qu’ils soient poètes, militaires ou ambassadeurs, d’une femme qui a aimé les siens alors qu’eux ne l’ont jamais ménagée. Elle a aussi été la garante, en tant que duchesse de Ferrare, de la présence de tout ce que l’art et la culture pouvaient apporter de finesse et d’esthétisme, faisant de sa Cour l’une des plus enviées et des plus importantes de son temps.

http://www.histoire-des-femmes.com/

 

Bibliographie :

Geneviève Chastenet - Lucrèce et les Borgia, JC Lattès, 2011.


Claude Mossé - Les Nouvelles Impostures de l'Histoire, le Rocher, 2005.

 

Vidéo :

Lucrèce Borgia, la belle empoisonneuse (documentaire)


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10 réactions à cet article    


  • pimpere 26 octobre 2012 15:32

    Excellent article, qui démontre une fois de plus, le décalage entre la réalité et l’histoire racontée. Malheureusement , à notre époque les choses s’aggravent dramatiquement !


    • Céline B. Céline B. 26 octobre 2012 18:47

      En effet les historiens, surtout ceux du 19è, ne travaillaient pas toujours en toute objectivité... Heureusement que la science historique a évolué depuis ! Et permet de connaître la vérité... smiley


    • Isis-Bastet Isis-Bastet 26 octobre 2012 17:37

      J’avais lu une biographie de Lucrèce Borgia. Votre article très intéressant m’a raffraîchi la mémoire.


      • Céline B. Céline B. 26 octobre 2012 18:48

        C’est un personnage extrêmement intéressant et je ne peux que conseiller l’ouvrage de Geneviève Chastenet smiley


      • Céline B. Céline B. 27 octobre 2012 16:52

        Merci... Il m’a donné du fil à retordre néanmoins, le sujet est complexe, ainsi que l’époque ! Mais c’est tellement passionnant...

        En ce qui concerne les grossesses, je ne peux que vous rejoindre sur la question... Cela me fait aussi penser à Aliénor d’Aquitaine qui a eu 1O enfants...

         

         


      • Céline B. Céline B. 27 octobre 2012 17:18

        @edelweiss : prouvez-moi le contraire... smiley


      • Iren-Nao 27 octobre 2012 12:05

        Lire aussi
        Cesar ou rien de l’excellent Manuel Vazquez Montalban.

        Iren-Nao


        • Céline B. Céline B. 27 octobre 2012 16:54

          Ah, la fameuse devise de César Borgia smiley « César ou rien »... Son ambition était démesurée, il se comparait à l’Imperator de l’Antiquité...

           

           


        • Pakete 28 octobre 2012 21:43

          Bonjour Céline,

          Vous dîtes que « Geneviève Chastenet est une référence », mais cette dernière se contredit : si lucrèce Borgia a été « subtile » en politique, comme est-elle passée au travers de son « instrumentalisation » par ses parents et fratrie ?

          "Par contre, si vous avez une théorie historique sur les Borgia qui dit le contraire de ce qui est écrit ici, je suis toute ouïe (et je sais reconnaître quand j’ai tort, je veux juste qu’on me le démontre).« 

          Je n’ai pas grand chose à vous opposer comme théorie, mais ce n’est pas pour cette raison que je vais vous laisser faire de la pseudo histoire en »réhabilitant« systématiquement des personnes »prises à partie injustement« .

          Simplement, je n’ai aucune confiance en des sources qui convergent avec un pseudo historien tel que Jeannot En plus, votre vidéo pose une question sans vraiment y répondre.

           »Mais visiblement, l’Histoire ne vous intéresse pas puisqu’il s’agit du « passé » et qu’ils sont « tous morts »... Donc quel intérêt de lire un article sur la question ? Je me le demande...« 

          Hum, j’ai énormément d’intérêt pour l’histoire. Je me posais juste la question de savoir pour quelle raison y a t il de telles tentatives de réhabilitation pour systématiquement les personnes »victimes« de »légende noire". Evidemment, des personnes cathos...

          Ma dernière phrase, n’était qu’une boutade smiley


          • Céline B. Céline B. 29 octobre 2012 08:05

            « Vous dîtes que »Geneviève Chastenet est une référence", mais cette dernière se contredit : si lucrèce Borgia a été « subtile » en politique, comme est-elle passée au travers de son « instrumentalisation » par ses parents et fratrie ?« 

            C’est plus complexe que »noir« ou »blanc«  : si vous relisez l’article, vous verrez que Lucrèce Borgia s’est révélée habile politiquement lorsqu’on lui a confié des rôles politiques, ce qui est arrivé plusieurs fois au cours de sa vie. Elle n’était pas une femme de pouvoir au sens propre du terme, c’est-à-dire qu’elle ne cherchait pas le pouvoir pour elle-même, mais elle était assez digne de confiance pour qu’on son père la nomme gouverneur de Spolète et que son troisième mari lui confie la régence de leur duché pendant ses absences.


             »Ce n’est pas pour cette raison que je vais vous laisser faire de la pseudo histoire en « réhabilitant » systématiquement des personnes "prises à partie injustement«  »

            Je ne vois en quoi c’est faire de la pseudo-histoire que de réhabiliter des personnages historiques qui ont été malmenés par les historiens du 19è siècle qui, eux, n’étaient certainement pas objectifs ! Comment voulez-vous que je vous prenne au sérieux si vous ne m’opposez pas une théorie digne de ce nom ? je veux bien dire que Lucrèce Borgia était une débridée sexuelle, mais donnez-moi les sources... C’est quand même bizarre que le chroniqueur Burchard, contemporain de Lucrèce Borgia et présent au Vatican, n’ait jamais parlé d’elle de façon négative, alors qu’on sait que nombre de chroniqueurs n’étaient pas tendres avec les femmes !

            Et je ne suis pas catho...

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