Marseille : les îles du Frioul et les pestiférés de l’hôpital Caroline
Tous les habitants de la cité phocéenne connaissent les îles du Frioul, posées sur la Méditerranée à quelques encablures de la pointe d’Endoume. Accessibles en 30 minutes de bateau depuis le Vieux-Port, ces îles offrent aux Marseillais un havre de tranquillité très apprécié où l’on vient boire le pastis dans les guinguettes ou se dorer la pilule dans les criques. Sans se soucier un instant que l’une de ces îles ait été jadis dédiée aux pestiférés...
Dès le printemps, les Marseillais se pressent nombreux chaque week-end dans les petites calanques ou les minuscules criques de cet archipel pour s’adonner au plaisir du bronzage et de la baignade sous le regard indifférent des milliers de gabians (nom provençal des goélands) qui nichent dans les replis calcaires ou les escarpements parfois vertigineux de Ratonneau et de Pomègues. Reliées par la digue de Berry depuis 1822, les deux îles n’ont certes pas la renommée internationale de leur voisine If, dont le « château » a été popularisé par le célèbre héros d’Alexandre Dumas : le comte de Monte-Cristo. Elles n’en sont pas moins dignes d’intérêt par leur passé militaire et par la présence, au nord-ouest de l’île Ratonneau, d’un ancien lazaret, l’hôpital Caroline, aussi séduisant au plan architectural qu’il a été, autrefois, redouté des populations locales.
L’histoire débute au premier millénaire lorsque Massalia subit ses premières épidémies de peste, dues pour l’essentiel au développement des transports maritimes, mais aussi aux invasions de Wisigoths, de Burgondes, d’Ostrogoths, de Francs ou de Sarrazins. Des épidémies que ni les infrastructures, ni l’état des connaissances médicales ne suffisent à enrayer. Démunie devant ce fléau, la cité phocéenne continue au fil de siècles de subir les affres de cette terrible maladie. 1248 et surtout 1347* (16 000 morts) sont à cet égard des années terribles.
Le rattachement du Comté de Provence à la couronne de France en 1482 et l’abandon du nom grec de Massalia au profit de Marseille ne changent évidemment rien à la situation sanitaire et les épisodes épidémiques continuent. À tel point que, dès 1526, un premier lazaret destiné à accueillir et surtout à isoler les malades, est construit aux portes de la ville. Il n’empêchera pas les épidémies de 1580 (9 000 morts) et 1586. Ni celle de 1649-1650 qui porte un sérieux coup à l’essor du port et à l’activité économique de la région. Un nouvel hôpital, plus moderne et plus vaste, est construit en 1663 à l’ouest de la ville du 17e siècle, sur l’emplacement actuel du port autonome : le lazaret d’Arenc.
La grande peste
En janvier 1720, le Grand Saint-Antoine, un trois-mâts carré de fabrication hollandaise de 700 tonneaux, principalement affrété par Jean-Baptiste Estelle, premier échevin de Marseille, quitte Sidon (Liban), porteur d’une cargaison de coton, de laine et de soie en provenance d’Asie. Pris dans une tempête à Tripoli, il démâte et son équipage remplace ses voiles par celles d’un navire dont les marins sont morts de la peste qui sévit alors en Syrie. Malgré la mort de dix de ses propres matelots dont le chrirurgien de bord, le Grand Saint-Antoine jette l’ancre le 25 mai à Pomègues où bateau et personnel sont aussitôt mis en quarantaine.
Mais la rigueur de la procédure mise en place à la fin du 17e siècle s’est relâchée et les intérêts sont trop grands : le bateau accoste à Arenc le 4 juin. Les marchandises et les hommes y sont débarqués, porteurs des puces de rat qui, peu à peu, véhiculent le fléau dans la cité. Le 20 juin 1720, une lavandière nommée Marie Dauplan meurt après plusieurs jours d’agonie, des pustules charbonneuses sur les lèvres. Rapidement les cas se multiplient dans une ville où sévit une hygiène déplorable. C’est l’hécatombe : tandis que le mal se propage dans le royaume – il gagnera l’Europe entière ! –, on relève jusqu’à mille morts par jour dans la cité phocéenne à la fin du mois d’août ! Au total, 40 000 Marseillais (près de la moitié de la population) périssent, victimes de cette peste bubonique.
On comprend mieux, dès lors, le durcissement des mesures d’hygiène et de prévention mises en place par les autorités. Il faudra toutefois attendre le début du 19e siècle pour que les îles du Frioul – déjà utilisées comme lieu de quarantaine empirique avec les îles Riou et Maïre – soient dotées de véritables infrastructures destinées à parfaire la protection sanitaire de Marseille. Les risques de peste ont certes disparu, mais un nouveau danger menace à la fois les populations et le commerce maritime : la fièvre jaune. Venue des Amériques, elle s’est répandue en décimant en 1820 les populations ibériques et suscite une grande inquiétude, tant dans la population qu’auprès des édiles.
Pour tenter de contrer la fièvre jaune, l’État né de la Seconde Restauration décide de relier les îles Pomègues et Ratonneau par une digue afin de créer un mouillage de quarantaine isolé de la ville et parfaitement abrité des colères de la Méditerranée. Baptisé Port Dieudonné, ce havre deviendra par la suite Port du Frioul. Construite en 1822, la digue (360 m de longueur) est dédiée au Duc de Berry, assassiné deux ans plus tôt, le 13 février 1820, par un républicain fanatique, Louis Louvel. Dans le même temps est élaboré par l’Intendance sanitaire de Marseille un projet d’hôpital sur l’île Ratonneau destiné à remplacer le lazaret d’Arenc, insuffisamment isolé d’une ville en expansion.
L’hôpital du vent
La conception de l’édifice est confiée à l’architecte Michel-Robert Penchaud** (1772 - 1833) qui en supervise la construction entre 1823 et 1828. Bâti dans un style néo-classique manifestement influencé par la renaissance italienne et l’antiquité gréco-romaine, le nouvel hôpital reçoit en baptême le nom de Caroline en hommage à Marie-Caroline de Bourbon-Siciles, la veuve du Duc de Berry qui, elle-même eût à subir une quarantaine au lazaret d’Arenc alors qu’elle avait débarqué en France pour épouser le 2e fils du roi Charles X.
Flanqué d’un grand bâtiment médico-administratif à l’est, l’hôpital Caroline est principalement édifié sur un plan carré complété par deux terrasses en demi-lune au nord et au sud. Il est constitué de pavillons distincts largement ouverts aux courants d’air afin de chasser les miasmes et d’assainir naturellement les lieux. Un parti pris qui vaut très vite à l’établissement le surnom d’« hôpital du vent ». Au centre du carré s’élève une chapelle aux allures de temple grec avec ses chapiteaux doriques. L’ensemble constitue, aux dires des spécialistes, le chef d’œuvre de Michel-Robert Penchaud.
Un chef d’œuvre qui se dégrade toutefois rapidement du fait d’un certain laxisme dans l’entretien des bâtiments. À tel point qu’à la chute de la monarchie de Juillet, l’ouvrage est cédé à l’armée et sa restauration confiée à l’architecte suisse Samuel Vaucher*** (1798-1877) pour servir de lieu de soin et d’isolement aux militaires malades, de retour d’Algérie et des armées d’Orient. Une mission que le « Lazaret des îles », tel qu’il est alors dénommé, remplit durant des décennies, malgré de nouvelles dégradations au fil du temps.
À partir de 1928, la marine nationale rapatrie sur le continent l’essentiel de ses services sanitaires. Le lazaret, condamné de facto, est officiellement fermé en 1933 et plus ou moins laissé à l’abandon. Il retrouve toutefois un regain d’activité en 1941. Non pas au profit de militaires, mais de de détenus de droit commun de la prison des Baumettes atteints du typhus et prudemment isolés de la population sur décision conjointe de l’administration pénitentiaire et des autorités sanitaires. Ces prisonniers (et leurs gardiens) seront les derniers occupants « légitimes » de l’hôpital Caroline avant l’occupation en 1942 de la France libre par les armées du Reich. Sitôt à Marseille, les Allemands s’emparent des îles du Frioul où ils mettent en place une défense avancée de la ville et de leurs garnisons.
Août 1944. Conduits par les forces aéronavales alliées, des bombardements massifs frappent la cité phocéenne et l’ensemble des lieux où sont retranchées les forces d’occupation. Parmi eux, les îles du Frioul, et particulièrement l’île Ratonneau où se trouve concentrée la majorité des ouvrages militaires. Lorsque Marseille est libérée, au prix d’impressionnantes destructions et de terribles pertes dans les populations civiles, c’est d’un hôpital Caroline en grande partie ruiné que les troupes françaises reprennent possession.
Suit une longue période de déminage par l’armée et de sécurisation des lieux avant que ce qu’il reste de l’hôpital Caroline ne sombre dans l’abandon, livré aux gabians et à la végétation si particulière de ces îles du Frioul on l’on relève le taux de sécheresse le plus élevé de France.
Un chantier de réinsertion
Tout semble devoir changer en 1971 lorsque la ville de Marseille, après avoir racheté sous l’impulsion du maire Gaston Deferre les îles à la Marine Nationale, décide l’aménagement de Port Frioul en mouillage de plaisance avec, à la clé, un nouveau quartier pour la cité et un ambitieux projet de… 2300 logements ! 400 sont finalement construits ainsi qu’un centre de vacances géré par la Fédération Léo-Lagrange. L’hôpital Caroline n’est pas oublié et les projets les plus divers (ou les plus inattendus) surgissent à son sujet. On veut en faire un Club Med, un hôtel de luxe, un établissement de thalassothérapie, un palais des congrès…
Rien de tout cela n’aboutit, et l’hôpital Caroline continuerait à se dégrader lentement si l’association Caroline n’avait vu le jour en 1978. Jean Briand, son fondateur, veut « valoriser le site et le patrimoine par des activités culturelles et sociales ». Dès août 1980, il obtient le classement du lazaret sur l’Inventaire des Monuments historiques. Sept ans plus tard est engagée la restauration du lieu. Malgré différents chantiers successifs conduits de manière plutôt empirique, rien de bien spectaculaire n’est réalisé pour permettre à l’hôpital Caroline de renaître durablement de ses ruines.
Le coup de pouce décisif survient lorsque Jean-Claude Gaudin et son équipe lancent le projet Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture. Parmi les sites envisagés pour mettre en valeur le patrimoine culturel de la cité phocéenne figure en bonne place l’ancien lazaret du Frioul. En décembre 2007, l’association Caroline ayant passé la main, la municipalité mandate l’association Acta Vista pour organiser et mener à bien, en relation avec la Drac (Direction régionale des Affaires culturelles) et l’Architecte des Bâtiments de France, la restauration de l’hôpital Caroline par le biais des chantiers d’insertion qu’elle pilote.
Ce projet de longue haleine est encore loin d’être achevé, mais d’ores et déjà les résultats sont spectaculaires comme en témoigne la photo qui illustre cet article. Qu’il s’agisse de salariés de l’association ou de personnes en stage d’insertion, les artisans et les ouvriers d’Acta Vista qui travaillent sur le site ne sont pas les seuls à agir pour restaurer l’hôpital Caroline. Chaque été, ils sont en effet rejoints par des bénévoles de l’association Rempart, parfois venus de pays très lointains. Tous participent à la renaissance d’un ensemble patrimonial remarquable destiné à devenir « un lieu de mémoire de l’histoire maritime et sanitaire de Marseille ».
Un lieu de mémoire, mais aussi un lieu d’animation exceptionnel. Déjà utilisé, à l’initiative de l’association Caroline, durant les années 2000 à 2005 pour promouvoir le jazz et les musiques méditerranéennes dans le cadre des Nuits Caroline, l’ancien lazaret a, depuis, accueilli le festival roots MIMI (Mouvement international pour les musiques innovatrices). Gageons que, les travaux terminés, ce site exceptionnel pourrait devenir l’un des lieux majeurs de la culture phocéenne lorsqu’il aura retrouvé tout son lustre architectural d’antan. Et pourquoi pas « servir de base culturelle pour tout le bassin méditerranéen », comme le souhaitait Jean Briand, initiateur du renouveau de l’hôpital Caroline ?
À voir :
Chantier d’insertion Acqua Vista
Caroline du Frioul, visite du site avec Jean Briand en 2010
* Partie de Marseille, cette épidémie décimera le tiers de la population française !
** Penchaud est, entre autres bâtiments, l’architecte du palais de justice d’Aix, de l’ancienne préfecture de Marseille (hôtel Roux de Corse) et du célèbre arc de triomphe connu sous le nom de Porte d’Aix.
*** On lui doit notamment le célèbre palais du Pharo à Marseille et le musée Rath à Genève.
Ce texte est la reprise, actualisée et complétée, d’un article de juillet 2009.
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