Pas de fleurs pour Salinger
Salinger est mort. Cela fait presque deux mois. Et la terre continue de tourner. Et pour cause, "vous avez entendu ? Salinger est mort", "Salinger ? C’est qui ?". L’information est parvenue sur nos ondes avec une semaine de retard. Tout le monde était sans doute occupé aux péripéties médico-judiciaires d’un chanteur interprète français dont la disparition ne surprendrait pour le coup personne tant il semble se mourir depuis longtemps. Le gars a disparu, et puis rien. Pourtant, aux vues de la surreprésentation télévisuelle des événements de la Seconde Guerre Mondiale, on aurait pu se dire que Salinger aurait eu un créneau, étant donné qu’il y a participé. Mais non.
Que les amateurs de Ghost in the shell se mettent d’un côté. Que les fans de Mel Gibson et de Julia Roberts les rejoignent. Que ceux qui pensent qu’À la rencontre de Forrester est le second meilleur film de Gus Van Sant s’y incrustent. Et qu’accessoirement tous ceux qui se sont sentis un peu perdus à l’adolescence (et tentent vainement de se convaincre que ce sentiment a disparu) grossissent les rangs. Et que chacun d’entre eux prenne quelques instants pour songer à J.D. Salinger, parce que tous lui doivent quelque chose.
Salinger a juste écrit l’Attrape-coeurs. En haut de l’affiche on a préféré découvrir tous les jours cette île pleine de Noirs qu’un séisme a fait ressortir d’au-dessus du niveau de la mer, une île dont la misère a enfin une raison d’être filmée et dont on pense pouvoir s’amender en la regardant.
Salinger était, avec Steinbeck et Charles Bukowski, l’écrivain américain majeur du siècle. La Beat Génération justifiait l’usage des drogues, et c’est à peu près tout. Et pour les polars et à la S.F., ils sont bien gentils les Américains, mais c’est aussi un peu parce qu’ils n’ont aucune concurrence qu’ils y sont les meilleurs.
C’est donc bel et bien un monument qui est mort. Mais pas du genre à n’avoir touché qu’une élite de spécialistes dont l’univers a été bouleversé, car Salinger a vendu, vend encore, est enseigné et étudié. Il n’a publié qu’un seul roman (ce qui ne veut pas dire qu’il n’en a écrit aucun autre). Il s’est consciencieusement tenu loin de toute forme de notoriété. Deux bonnes raisons pour les médias d’être discret sur sa mort. De la même manière que P. Bourdieu ne jouait pas le jeu du "quatrième pouvoir", il est logique qu’il y ait eu autant de journalistes ayant signifié la disparition du sociologue que de lecteurs des 1450 pages de La misère du monde.
À bien y réfléchir, il n’y a rien de bien gênant à cette retenue médiatique quant à l’événement. Si Pascal Sevran a même eu droit à deux annonces pour sa mort, que rien ne soit dit sur Salinger.
De toute façon, il n’est pas mort. Il a rejoint Elvis, Lester Bangs et 2Pac sur une île. Et ils se foutent bien de notre gueule.
La seule chose que l’on puisse faire, que l’on DOIVE faire, c’est arborer ce sourire triste, le même qui a terminé la lecture de l’Attrape-coeurs.
Et attendre la mort d’Alain Minc pour se bidonner sur les nombreuses hagiographies qui fleuriront alors.
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