« Pédocriminalité » : Qui veut censurer l’œuvre de Miriam Cahn au Palais de Tokyo ?
La polémique fait rage depuis le début du mois de mars. Alors que l'artiste suisse Miriam Cahn est à l’affiche du Palais de Tokyo pour sa première grande rétrospective à Paris, elle est accusée par certains, Karl Zéro en tête mais aussi l'extrême droite, de faire l'apologie de la pédocriminalité ou, du moins, d'y inciter. En cause, un tableau, « Fuck Abstraction », où l'on voit un enfant (disent certains), un adulte affaibli (dit l'artiste), les mains ligotées dans le dos, en train de faire une fellation à un homme imposant. Une œuvre choquante, dont le sens change pourtant considérablement selon qu'on la présente ou non dans son contexte : celui de la dénonciation des horreurs de la guerre en Ukraine.
Tout est parti d'un tweet de Karl Zéro le 5 mars :
Voilà ce qu'on ose exposer depuis le 17 février au Palais de Tokyo. Une artiste suisse, Miriam Cahn. Décrochez ça vite fait. C'est insupportable. RT en masse, montrons leur qu'on n'est pas d'accord.
Immédiatement, au milieu du flot des indignations, des critiques du tweet de Karl Zéro ont été émises, certaines rappelant que l'artiste dénonçait les horreurs de la guerre et que son œuvre pouvait avoir une dimension thérapeutique :
Zoran Music, rescapé de Dachau, peindra l’horreur des camps à son retour. C’est une thérapie que d’exprimer les traumas pour les surmonter voire les sublimer (au sens freudien). Mais je sais que mon discours est aujourd’hui inaudible.
Une dénonciation des crimes de guerre
En effet, cette pièce se trouve dans un Espace de guerre, qui réunit des œuvres créées en écho à l’invasion de l’Ukraine. Comme l'écrit La Croix, « des réfugiés transis côtoient des femmes violées, des prisonniers bras levés, un grand gisant abandonné, dans un majestueux linceul de boue, de glace et de nuit. Vengeresse, Miriam Cahn s’est représentée à leurs côtés, en guerrière nue, armée d’un gourdin ou décochant un coup de poing à un agresseur. »
A 73 ans, l'artiste a passé plus de quarante ans à documenter les horreurs de la guerre. Son œuvre polémique est une de ses plus récentes. La polémique porte notamment sur l'âge de la personne à genoux subissant un viol. Les contempteurs de l'œuvre y voient un enfant, l'artiste assure qu'il s'agit d'un adulte : « Il s’agit ici d’une personne aux mains liées, violée avant d’avoir été tuée et jetée dans la rue. » La petitesse du personnage à genoux exprime selon elle sa soumission, son corps décharné par la guerre, devant un bourreau grand et musclé. Mais comme l’art est libre d’interprétation, chacun peut y projeter ce qu’il veut voir.
C'est une suite de tableau qui illustre la fuite d'Ukraine. Je pense que l'auteur à choisi de montrer le vainqueur plus grand que le vaincu. Vous y voyez un enfant, pas moi.
— Emmanuelle Gave (@GaveEmmanuelle) March 5, 2023
« Ce tableau traite de la façon dont la sexualité est utilisée comme arme de guerre, comme crime contre l'humanité », affirme Miriam Cahn, qui ne vise pas à choquer, mais à dénoncer. « Ce n'est pas l'œuvre qui est violente mais la réalité de ce que vivent les soldats et les civils en temps de guerre et que dénonce Miriam Cahn dans son exposition », précise le Palais de Tokyo.
Il est expliqué dans l’exposition que l'œuvre est une « référence aux événements entourant la ville de Boutcha, en Ukraine, lors de l’invasion russe », qui ont été documentés par de nombreuses organisations internationales, dont Human Rights Watch. Le viol de femmes et d’enfants en Ukraine, en violation des règles internationales, est un crime de guerre en cours d’instruction, comme le relate le reportage Viols en Ukraine, documenter l’horreur de Marine Courtade et Ilioné Schultz diffusé sur France 24 le 10 mars.
La représentante spéciale de l’ONU Pramila Patten l’a dénoncé dès octobre 2022 :
Quand des femmes et des filles sont séquestrées pendant des jours et violées, quand vous commencez à violer des petits garçons et des hommes, quand on voit une série de cas de mutilations d’organes génitaux, quand vous entendez les témoignages de femmes évoquant des soldats russes équipés de viagra, c’est clairement une stratégie militaire. Et quand les victimes évoquent ce qui a été dit pendant les viols, il est clair que c’est une tactique délibérée pour déshumaniser les victimes.
Citant le rapport de la commission d’enquête internationale indépendante, elle souligne que « l’âge des victimes de violences sexuelles varie de 4 ans à 82 ans ». Dès lors, qu'importe que le tableau de Miriam Cahn représente un adulte ou un enfant ?
L'oubli du contexte
Le fondateur de HoaxBuster a dénoncé la manipulation de Karl Zéro qui, isolant une seule œuvre et cachant toutes les autres, fait ainsi perdre de vue le contexte et le sens véritable de celle-ci :
Et la technique de manipulation consistant à ne montrer qu'une partie isolée d'un travail bien plus large et signifiant tout autre chose... c'est pas ignoble, ça ?https://t.co/krrjdK2g0a
— Guillaume HB (@Guillaume_HB) March 8, 2023
Philippe Bischof, directeur de la Fondation Pro Helvetia qui a soutenu financièrement l’exposition, renchérit :
On ne peut pas décontextualiser une telle œuvre d’art. Cette énorme rétrospective offre la possibilité de lire l’œuvre de Miriam Cahn sur des décennies, sur toute une carrière d’engagement contre la violence et contre l’abus. (…) Si l’on sort une image sans le moindre contexte sur les réseaux sociaux, on ne veut pas provoquer vraiment un débat.
Karl Zéro a répondu en disant que, s'il fallait dénoncer un crime (la pédocriminalité selon lui), on n'avait qu'à lui proposer une exposition, à lui, pour dévoiler le fichier de Zandwoort, pourtant plus choquant encore que la toile de Miriam Cahn. Karl Zéro qui fait pourtant mine de s'intéresser à la sensibilité des enfants qui pourraient se retrouver face à une telle œuvre...
En vous répondant c’est a toutes celles/ceux qui mettent en avant la dénonciation artistique de la Pedocriminalité que je veux répondre. Des groupes scolaires visitent cette expo. Imaginez les questions des enfants face a ce tableau. C’est surréel. On ne peut plus admettre ça
— Karl Zero Absolu (@karlitozero) March 5, 2023
Comme nous l'apprend Télérama, il est pourtant peu probable que des enfants soient confrontés au tableau, ou qu'ils le soient sans explications :
A l’achat des tickets, un agent d’accueil déconseille d’emblée la visite aux personnes accompagnées de mineurs, en rappelant « que certaines œuvres sont susceptibles de heurter la sensibilité de certains visiteurs et notamment des plus jeunes. » Une pancarte répète les mêmes recommandations à l’entrée de l’exposition, puis devant la salle contenant l’œuvre en question, tandis que sept des seize agents du musée sont mobilisés dans les différents espaces pour répondre aux questions du public. « Dès le début de la polémique, nous avons renforcé cette invitation au dialogue en maintenant la présence d’un médiateur en permanence, de 12h à 22h, à moins de deux mètres de la toile », précise Guillaume Désanges, directeur du palais de Tokyo.
Le Palais de Tokyo a réagi via ce communiqué, rappelant que des messages d'avertissement étaient disposés à l'entrée du bâtiment et tout au long de l'exposition. Il explique aussi que, conformément à la volonté de l'artiste, un texte spécifique à l'œuvre « Fuck Abstraction » a été installé à côté du tableau. Suite à la polémique sur les réseaux sociaux, le dispositif de médiation a même été renforcé.
Exposition de Miriam Cahn : le tableau « fuck abstraction ! » qui représente des adultes est une dénonciation des crimes de guerre.
Communiqué de presse du 7 mars 2023 ⤵️ pic.twitter.com/OgjOWld5fp— Palais de Tokyo (@PalaisdeTokyo) March 7, 2023
La tentation de la censure
Ces mises au point n'ont pas empêché l'association Juristes pour l'enfance de demander « au ministre de la Culture, à la secrétaire d’Etat chargé de l’enfance, au Palais de Tokyo et à l’artiste de prendre leurs responsabilités dans la lutte contre la pédocriminalité et de retirer sans délai l’œuvre litigieuse de l’exposition en cours ».
L'association CONTRE-ATTACK DEFENSE DES DROITS HUMAINS a, de son côté, publié une pétition demandant « que les toiles en question, de Mme Cahn Miriam, soient décrochées au palais de Tokyo. Que de telles images ne soient jamais banalisées ».
Le 17 mars, c'est au tour de la députée RN Caroline Parmentier, ancienne rédactrice en chef du journal Présent, d'entrer dans la danse :
Au Palais de Tokyo je dénonce ce tableau de Miriam Cahn qui présente aux yeux de tous une scène de pédocriminalité. Au nom de la protection de l’enfance, en tant que membre de la Délégation aux droits des enfants, je demande à la ministre de la Culture qu’il soit décroché. pic.twitter.com/atbLLNkOQ7
— Caroline Parmentier (@Parmentier_RN) March 17, 2023
Le 21 mars, celle qui assimile l'avortement à un génocide interpelle la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak. Cette dernière appelle d’abord à ne pas tout « mélanger ». « Le combat pour la protection de l’enfance et contre toutes les formes de violence, on le mène tous collectivement au gouvernement », lance-t-elle. « Vous êtes allée faire votre coup de com’ et filmer ce tableau, mais avez-vous vu l’ensemble de l’exposition ? Avez-vous échangé avec les médiateurs ? Avez-vous lu les explications ? Parce qu’on ne peut pas sortir une œuvre de son contexte », a-t-elle poursuivi, citant les propos de l’artiste elle-même.
« Oui, l’art peut choquer, peut questionner, peut parfois susciter du malaise, voire du dégoût. L’art n’est pas consensuel. Et la liberté d’expression et de création est garantie par la loi. » Et d’ajouter que ce n’est « ni à une ministre, ni à une parlementaire de qualifier une infraction pénale. C’est le rôle de la justice ».
L'Observatoire de la liberté de création a également publié un communiqué soutenant l'artiste :
Les artistes doivent pouvoir dénoncer ces crimes en pleine liberté. Comme le disait George Sand à propos de la littérature, 'L'écrivain n'est qu'un miroir qui reflète, une machine qui décalque, et qui n'a rien à se faire pardonner si ses empreintes sont exactes, si son reflet est fidèle'. Il en va de même pour la peinture, et ce débat qui a traversé déjà deux siècles a toujours conclu à la déconsidération des censeurs.
Notons, pour finir, l'avis émis par Christine Tasin, présidente de l'association Résistance républicaine, réputée proche de Marine Le Pen, mais qui a pris ses distances avec le RN sur cette affaire. Dans un article intitulé « Le RN se met à censurer les oeuvres d’art, à présent ? », elle livre ce vibrant plaidoyer pour la liberté d'expression et de création :
La décadence ce n’est pas ce que Caroline Parmentier, député du RN, croit.
La décadence c’est de vouloir interdire une oeuvre d’art au motif que le sujet serait pédopornographique en refusant de voir que le même tableau est un témoignage et une dénonciation des crimes de guerre. (...)
L’oeuvre en question est de Miriam Cahn, artiste suisse, et s’appelle « Fuck abstraction » et ne représente d’ailleurs pas un enfant, il s’agit de symbolisme, de montrer un homme adulte contraint à une fellation, montré comme un enfant pour montrer justement le rapport de force entre l’agresseur et l’opprimé ; entre le vainqueur de la guerre qui a tous les pouvoirs sur le vaincu, sur l’opprimé.
Miriam Cahn a voulu, dit-elle, avec ce tableau, précisément dénoncer les crimes de guerre, les actes de barbarie et notamment l’utilisation de la sexualité pour humilier et exploiter le vaincu. (...)
Cela fait 40 ans qu’elle exerce son art en peignant les horreurs de la guerre, guerre de Yougoslavie, du Golfe, le 11 septembre… Je ne suis pas sûre qu’elle pense comme moi mais on s’en fiche ce n’est pas le sujet.
Juste admirer ou pas. Aimer ou détester. Contester ou pas le statut d’oeuvre d’art. Mais en tout cas on n’a pas à réclamer l’interdiction de l’oeuvre. Après ce sera quoi, les autodafés ? (...)
Pudibonderie d’une “extrême-droite” qu’on croyait disparue, refusant nu, sexualité, avec des préjugés datant des âges obscurs du christianisme que l’on croyait révolus. Et je sais quelques sites ou mouvements qui ne sont pas de mes amis qui vont hurler avec les loups, c’est démoralisant, en 2023, de voir des relents de l’Inquisition survivre.
Une réaction qui atteste qu'en dépit de ses accointances avec l'extrême droite, dans sa lutte contre l'islam, Christine Tasin reste fondamentalement une femme de gauche, de cette gauche « old school » attachée à la liberté d'expression face aux censeurs bigots, attachée aussi à l'intelligence face à tous les manipulateurs qui s'évertuent à masquer le contexte d'une oeuvre (ensemble des tableaux exposés et histoire de l'artiste engagée) pour lui faire dire le contraire de ce qu'elle dit, et susciter une indignation artificielle, une « invraisemblable polémique », pour faire parler de soi et agréger à soi, sur les réseaux, la meute des indignés.
Confirmation que l'âge des réseaux est bien l'âge de l'indignation et, de ce fait, l'âge de la manipulation. Car quoi de mieux pour manipuler que de jouer constamment l'émotion contre la raison ? Quoi de mieux que de faire réagir à une image choquante en soi au lieu de prendre le temps de la situer dans l'ensemble qui la contient et lui donne sens ? Le défi, pour tout internaute qui ne renonce pas à l'intelligence, c'est de suspendre sa pensée rapide, automatique, efficace souvent mais trompeuse parfois, pour faire prendre le relai à sa pensée lente, plus rationnelle (selon la distinction opérée par Daniel Kahneman). Mais ce défi est perdu d'avance pour la masse... seuls quelques-uns résisteront.
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