Photogénique : mot étrange pour idée floue
Encore un mot employé à toutes les sauces, dont le sens a radicalement changé en un siècle, et qui peine à se définir. Les professionnels restent très flous quant à cette notion perceptive qui ne trouve guère d’explication satisfaisante. Essayons tout de même de déblayer le terrain.
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En 1839, pour Louis Arago, photogénique veut dire « qui
produit de la lumière ». Le sens dérive très vite et en 1869 le mot signifie :
« qui donne une image nette en photographie ». Le mot scientifique d’Arago, même
s’il a perduré, n’est plus guère usité et aujourd’hui l’adjectif s’applique à
une personne « dont le visage produit sur la photo ou sur l’écran un effet
supérieur à l’effet naturel » Larousse étymologique.
Evolution intéressante, inversion sémantique puisqu’on passe
en un siècle de « qui produit de la lumière » à « que la lumière produit ». Et
le vocable « photo » est pris, par erreur, pour photographie (au lieu de
lumière) et entraîne les dérivés comme cinégénique ou télégénique.
Si le mot est donc bien étrange, l’idée contemporaine qu’il engendre embarrasse
ceux qui y sont confrontés. Ecoutons les témoignages des intéressés, aucun ne
risque une explication rationnelle :
Isabelle Huppert
"On peut certes rendre la photogénie plus ou moins
efficace, en fonction de ce qu’on comprend ou pas de la lumière. Mais c’est une
donnée absolue. [...] Il ya beaucoup de gens photogéniques. Ce n’est évidemment
pas pareil en photo et au cinéma. On peut être photogénique et moins cinégénique,
l’inverse est moins vrai."
Lisa Giger (agence de mannequin Time)
"Bien des femmes, très belles en chair et en os, ne
donnent rien en photo. A l’inverse, les top-modèles ont quelque chose de plus
que la beauté, quelque chose qui ne se révèle qu’à l’image"... mais elle
se garde bien de dire quoi, de l’ordre de la sensation, indéfinissable :
"Un bon mannequin a des yeux qui racontent des histoires",
ajoute-t-elle.
En suivant la piste de cette dernière phrase, qui fait écho
à celle du photographe Stéphane Martinelli, « la photogénie se joue en grande
partie dans le regard ». On peut avancer que la photogénie pourrait se confondre
avec la séduction, en devenant le penchant à fantasmer à partir d’une
représentation. On peut même élargir la notion de photogénie. On parle de
paysages photogéniques, d’objets photogéniques, c’est-à-dire aptes à donner une
image en deux dimensions flatteuse, c’est-à-dire qui corresponde à une idée
esthétique qu’on s’est forgée à travers notre culture visuelle, une image
capable d’enclencher des souvenirs, des relations étroites avec un vécu, ou
encore une projection dans un environnement idéal.
D’un point de vue plus scientifique, la photogénie d’un
individu tient surtout à la géométrie. Plus un visage (ou un corps) tend vers
une symétrie parfaite (on parle souvent de « régularité des traits ») plus il
sera photogénique, ensuite se greffent des critères liés aux cultures. Ce qui
est vrai pour un Français ne l’est pas forcément pour un Chinois. Mais la
photogénie semble disparaître dès qu’on s’écarte de la norme. Les maquilleuses
de studio le savent très bien, leur rôle consiste essentiellement à gommer tout
ce qui altère les contours parfaits. Un nez de travers, une bouche asymétrique
sont souvent fatals. Pourquoi ? Parce qu’en cristallisant le regard sur
l’anomalie, ils freinent la rêverie.
Robert Bresson donne une indication importante. Pour lui,
l’image plate, celle qui exprime le moins (par son contenu dramatique ou
lyrique), a le plus de chance de libérer un sens second.
Si l’on peine tant à analyser la photogénie, ce serait peut-être parce qu’elle se définit par la négative : une absence de caractère
principal. Cette lacune, engendrerait un espace propice à abreuver l’imaginaire
de chacun. Après la suggestion de l’image neutralisée, cette déficience
d’émotion se comporterait comme le catalyseur de nos fantasmes. Il reste donc
pour ceux qui ne sont pas taxés de « photogéniques » à se rassurer : ce ne sont
pas tant les personnalités des « top-modèles » qui attirent le public mais leur
propension à envoyer vagabonder l’âme des spectateurs bien au-delà du lancinant
quotidien.
Illustration : (haut) Marilyn Monroe, (bas) Madonna
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