Raoul de Godewarsvelde, canteux et capenoule
Près de 40 ans après sa mort, il manque encore, le gars Raoul, avec sa voix rocailleuse, sa casquette de marin-pêcheur boulonnais et sa carrure de docker. Il manque non seulement à ses amis du cap Gris-Nez, mais aussi à tous les ch’timis qui, dans les années 60 et 70, l’ont entendu chanter la vie des gens du ch’nord...
28 janvier 1928. Une modeste maison en briques du 84 rue de Bapaume à Lille. Ce jour-là naît au domicile des Delbarre un petit être rouge et bruyant, un bébé des Flandres. C’est un garçon. Prénommé Francis, il sera photographe comme son père, bien connu dans le quartier de Moulins.
Parvenu à l’âge adulte, Francis devient bel et bien photographe. Un artisan respecté, comme son père, au point d’être désigné comme photographe officiel de la Foire internationale de Lille. Il travaille même pour l’Évêché ! Mais sa vie ne se limite pas aux focales et aux pellicules. Dans les années 60, Francis rejoint le groupe fondé par son ami Jack Defer, « Les Capenoules », autrement dit « Les voyous » ou « Les garnements », à prendre en l’occurrence dans un sens plutôt affectueux. Un groupe de copains comme on en trouve dans les quartiers populaires. Outre Jack Defer et Francis, le groupe, à géométrie variable lorsqu’il se produit, comporte de nombreux autres chanteurs et instrumentistes. Parmi eux, une seule femme, la truculente Mimi Ducherloque, et, cela va de soi, l’inévitable « Biloute » de la bande, surnom popularisé depuis dans un large public par Dany Boon et son film « Bienvenue chez les Ch’tis ».
Francis est doté d’une voix grave et rocailleuse qu’il tient, affirme-t-il volontiers, d’une « laryngite de comptoir ». Entre cet organe vocal au timbre si particulier et son imposante stature – 120 kilos pour 1 m 92 –, Francis Delbarre a tout pour s’imposer comme le chanteur vedette du groupe. Notre homme n’est pourtant pas très chaud : « Mi, j’sus pas canteux, j’sus photographe ! » dit-il. Sous l’insistance de ses amis Capenoules, il franchit le pas dès 1966 sous le pseudo de Raoul de Godewarvelde, un nom emprunté à un village situé à quelques kilomètres au sud de Poperinge et à l’est de Steenvoorde.
Cette même année, Raoul de Godewarvelde grave un premier 45 tours avec l’aide de ses amis Les Capenoules qui ont créé pour l’occasion leur propre label : Déesse, du nom de la statue érigée au sommet de la colonne située sur la Grand’ Place de Lille. Quelques mois plus tard, en mars 1967, Maurice Biraud, alors animateur sur Europe 1, fait diffuser le titre-principal de la face A du disque : « Tu n’est qu’un employé » Aussitôt, la station est assaillie d’appels. On veut savoir qui est ce barde nordiste à la voix rocailleuse et au fort accent ch’ti qui chante si bien la dérive d’un gars du peuple attiré par la vie facile. Pour mémoire, rappelons que sur la face B était gravée une autre chanson-culte : « L’accordéoneu ».
Lancé par Europe 1, Raoul de Godewarsvelde est désormais connu hors du Nord-Pas de Calais, loin des ducasses, des carnavals et de ces estaminets où Les Capenoules font entendre, en patois picard mâtiné de ch’ti, leur répertoire de chansons principalement ancrées dans la bière, le genièvre et la paillardise. Dès l’automne 1967, Raoul et ses potes sortent un 33 tours. Intitulé « Les chansons de ma nourrice », ce disque reprend les deux titres du 45 tours et quelques classiques de la chanson comme « Le joli cœur de Ninon » et « L’entrecôte ».
Des succès, Raoul de Godewarsvelde en connaît beaucoup d’autres au fil des albums. Le plus connu, c’est à son ami Jean-Claude Darnal qu’il le doit : « Quand la mer monte ». Vendue à 150 000 exemplaires, cette chanson nostalgique évoque la perte de Marie, « partie à marée haute, hélas, avec un autre. » Autre chanson assez largement diffusée sur les ondes : Perd pas l’Nord où ce bon Raoul développe une solide philosophie de comptoir : « quand j'ai trop bu, je r'garde mon verre, et gentiment j'eum'pousse, là du côté où y a d'la mousse. » Philosophie encore avec « Si j’avos su, j’aros resté garchon », version ch’ti du thème éternel des déboires du mariage.
Il va de soi que les chansons paillardes restent, encore aujourd’hui, parmi les plus populaires. « Sur l’route d’Sainghin » notamment, il se passe de drôles de choses, au point que l’on apprend en l’écoutant que « gros quinquin et noir lapin (...) l’ont battillé comme des quiens. » Et que dire de la célèbre « In ar’venant d’Marquette » où le chanteur nous avoue sans détour : « J’a r’sors comme eune lavette (...), pus p’tite qu’eune allumette » ?
Retour à la vie avec l’émouvant désespoir d’un pauvre homme à qui « L’carette à quiens » (hélas, pas de lien !) a enlevé sa chienne Finette, ou avec la nostalgie avec « De Leffrinckoucke à Coudequerke-Branche » sur laquelle Raoul de Godewarsvelde « toaste » à la manière des chanteurs jamaïcains. Autre titre apprécié : « J’aime bien les brunes, j’aime bien les blondes » ; mais de quoi parle-t-il ? Des filles, des bières ou des cigarettes ?
La chanson, c’est bien, mais Raoul de Godewarsvelde, bien que natif de l'Hinterland, aime également beaucoup l’air du large et l’atmosphère des embruns de la Côte d’Opale. Il achète une maison au Cap Gris-Nez et s’offre un flobart pour partir en mer taquiner le bar avec ses amis d’Audresselles.
Mercredi 13 avril 1977. Raoul de Godewarsvelde se rend à Boulogne-sur-Mer pour une séance de dédicaces. De retour au cap, il passe un moment avec son ami Léonce, restaurateur à Audinghen, avant de rentrer chez lui. Le lendemain matin, 14 avril, un ouvrier découvre son corps pendu à une poutre dans une maison en construction. « Suicide » conclut le Dr Coupin, maire de Wissant. Le « canteux » des Capenoules est inhumé au cimetière d’Audinghen, à deux pas de ce cap Gris-Nez aussi spectaculaire sous le soleil d’été qu’impressionnant dans les brouillards d’hiver lorsque mugit la corne de brume.
4 février 2010. Alors qu’il existe déjà une rue à son nom dans le village de Godewaersvelde et un « géant » de 5,20 m à son effigie, le défunt est officiellement honoré par la pose d’une plaque de voirie à Lille sur la petite place qui marque le croisement de la rue de Bapaume et de la rue de Condé. On peut y lire ceci : « Place Raoul-de-Godewarsvelde, 1928-1977, chanteur populaire et capenoule. »
37 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON