Robinson Crusoë, un livre mythique
S’il est un livre qui a bien exacerbé l’imagination des jeunes gens depuis des générations, il ne peut s’agir que de :
« La Vie et les Aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoë, marin natif de York, qui vécut vingt-huit ans tout seul sur une île déserte de la côte de l'Amérique près de l'embouchure du fleuve Orénoque, après avoir été jeté à la côte au cours d'un naufrage dont il fut le seul survivant et ce qui lui advint quand il fut mystérieusement délivré par des pirates. » de Daniel Defoe (1660-1731). Ce roman d’aventure publié en Angleterre en 1719, est plus connu sur son titre restreint au patronyme de son personnage principal.
Pourtant auteur prolixe, Daniel Defoe attendit l’âge respectable pour son époque de 59 ans pour publier sa première fiction, et l’œuvre le rendit célèbre au-delà de toute espérance. Robinson Crusoë serait le deuxième ouvrage le plus lu en langue anglaise ; de fait le premier, car la Bible n’est qu’une traduction. C’est dire l’importance de ce roman et son niveau de diffusion au niveau planétaire. Robinson est devenu au fil des ans un mythe, une valeur universelle et l’un des piliers de l’inconscient collectif occidental au même titre que les modèles de contes pour enfants. Certains d’ailleurs considèrent Robinson comme le premier roman moderne écrit en anglais. Il dépasse largement en lectorat Don Quichotte de Cervantès (1605) et de beaucoup notre pourtant fameuse Princesse de Clèves de Madame de Lafayette (1678), si détestée par Nicolas Sarkozy !
Résumé succinct de l’intrigue
Robinson Crusoë, fils d’un notable anglais, part à vingt ans pour courir les mers. Après de nombreuses aventures, il arrive au Brésil s’y installe et devient planteur. Parti à la recherche d’esclaves africains pour travailler dans ses plantations, (Crusoë est un négrier sans complexes ni état d’âme comme tant d’autres proto-capitalistes de son époque) il fait naufrage en 1659 sur une île à l’embouchure de l’Orénoque. Seul survivant de cette catastrophe, il parvient à récupérer du matériel et des armes sur l’épave et découvre, comme Alexandre Selkirk, une grotte qui lui servira initialement d’abri. Il se construit ensuite une petite maison, chasse, cultive… et lit la Bible sans mollir !
Robinson est un bricoleur infatigable et sans répit qui ne se laisse pas démoraliser et reste à longueur d’épreuve protestant, industrieux et Anglais. Il se démarque de l’indigène résigné, fataliste et nonchalant et bien qu’initialement seul sur son île il ne peut se passer de vêtements, « Car je n’avais pu me résoudre à aller nu comme les sauvages...Les habits me préservaient de l’ardeur du soleil et me rappelaient que j’avais été un jour un homme civilisé et respectable… » Les deux derniers adjectifs de la citation replacent définitivement le personnage dans son cadre moral et culturel. En dehors de la solitude qui lui pèse, Robinson accepte son séjour avec fatalité et résignation jusqu’au jour où il aperçoit des Amérindiens venus sur son île pour y pratiquer sacrifices humains et rituels cannibales. Il arrive à récupérer un captif fugitif qui devait être immolé et en fait son serviteur, un Vendredi bon enfant, presqu’oncle-tomiste avant l’heure, archétype du bon sauvage cher à Rousseau, obligatoirement reconnaissant de l’apport civilisateur que Crusoë lui apporte. Pour bien marquer la suprématie britannique, et aussi pour communiquer, Crusoë apprend l’anglais à Vendredi et le convertit au protestantisme. Le séjour, émaillé d’aventures diverses et variées avec ses rebondissements se prolonge ainsi pour le plaisir du lecteur jusqu’au happy end qui tarde cependant à intervenir. Vingt-huit ans, c’est tout de même un peu long.
On notera au passage, qu’après avoir affublé Vendredi du sobriquet correspondant au jour de la rencontre entre les deux individus, Robinson ne se souciera jamais du véritable patronyme de son serviteur indigène, car Vendredi devait bien avoir un nom avant de rencontrer son nouveau maitre. Voila donc un individu bon enfant, dépossédé de son patronyme si ce n’est de son identité, réduit à l’état de domestique fonctionnel et d’homme-objet comme jadis une bonne à tout faire devait s’appeler Marie, même si son véritable prénom était Charlotte ou Léontine, uniquement parce que sa patronne en avait décidé ainsi.
Quand 28 ans plus tard, un navire anglais accoste enfin pour mettre fin à sa solitude, Crusoë quitte son île avec Vendredi et regagne ses terres au Brésil pour y vivre en planteur prospère, probablement de nouveau propriétaire d’esclaves. Robinson repart sans état d’âme, laissant derrière lui son île, comme si elle n’avait été qu’un épisode certes long, mais malencontreux de son existence. Cet exil involontaire, n’a été qu’une parenthèse, certes longue de son existence. Il repart avec quelques maigres souvenirs dont son bonnet en peau de chèvre et son perroquet, sans pour autant oublier les pièces de monnaie qu’il a thésaurisé inutilement si longtemps sur son île. Il se sent prêt à reprendre les affaires, dans le monde commercial dont il a été éloigné trop longtemps. Mais il retournera finalement en Angleterre pour éviter la conversion forcée au catholicisme sévissant alors dans les colonies portugaises.
Analyse du roman
L’analyse d’un tel ouvrage de dimension planétaire permet de nombreuses digressions tant historiques que littéraires et une approche des contemporains de Daniel Defoe tant anthropologique que sociologique voire psychanalytique. Décortiquer cette œuvre dans ses plus profonds retranchements est loin d’être une nouveauté, nombre de critiques s’y sont déjà attelé depuis les origines. Les thèmes repris dans ce chapitre ont déjà été abordés par différents analystes, écrivains et journalistes. Il ne s’agit pas d’une découverte mais de la compilation réfléchie et non exhaustive de ces diverses études et exposés.
Le mythe du naufragé et du bon sauvage a depuis fait école et il n’est quasiment aucun adulte dans le monde occidental qui n’ait lu le livre, au moins dans une version abrégée et illustrée. Depuis près de trois siècles le marin légendaire perdu dans l’Atlantique, au large de l’Orénoque, fascine, passionne et entre dans les illusions d’adolescents majoritairement de sexe masculin. Il faut cependant remettre cet ouvrage dans le contexte social, historique, économique et religieux de la suprématie britannique naissante sur les mers, la supériorité ressentie de la culture occidentale sur le reste du monde et de la passion du XVIIIème siècle pour les romans que l’on qualifierait d’exotiques de nos jours et dont Paul et Virginie est un des modèles parmi les plus connus. Les connaissances et l’acceptation de sociétés différentes n’étant pas celles de nos jours et l’anthropologie ne s’étant pas encore développée, il n’y a rien de surprenant à ce que ces romans aient une vision ethno-centrée qui débouchera quelques décennies plus tard sur la vision rousseauiste du bon sauvage et de l’état de nature, mise en contradiction flagrante par les observations de explorateurs et surtout par la suite des anthropologues.
A partir de ce « simple » roman, l’analyste peut se poser la question de l’influence d’un personnage imaginaire sur les générations ayant suivi la publication de l’ouvrage, du début du XVIIIème siècle à nos jours. Jean-Jacques Rousseau a été fortement impressionné par la lecture de Robinson Crusoë au point d’en faire une œuvre de référence pédagogique essentielle. Il s’en est inspiré largement pour développer sa réflexion sur l’origine des inégalités entre les hommes dans le Contrat social et il cite l’ouvrage à propos de l’Emile avec dithyrambe :
« Il existe un livre qui fournit à mon gré le plus heureux traité d’éducation naturelle, ce livre sera le premier que lira mon Emile, seul il composera longtemps sa seule bibliothèque et de tous temps il y tiendra une place distinguée…
Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote, est-ce Pline, est-ce Bacon ? Non, c’est Robinson Crusoë.
Ce roman débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson près de son île et finissant à l’arrivée du vaisseau qui vient l’en tirer sera tout à la fois un amusement et l’instruction d’Emile durant toute l’époque dont il est question. ».
Il n’est point improbable d’imaginer Rousseau écrivant une suite du roman pour éduquer son Emile et qu’il l’ait alors tout naturellement titrée « Rêveries d’un naufragé solitaire ». Robinson Crusoë sert de modèle éducatif à un adolescent voué à la perfection. Il assistera Jean-Jacques Rousseau dans l’édification de son jeune disciple. Auparavant Fénelon, dans les Aventures de Télémaque, fils d’Ulysse, publié en 1699, n’avait pas jugé bon à son époque d’éduquer un candidat à la monarchie par l’exemple d’un personnage par trop contemporain, l’Antiquité étant alors au cœur du modèle éducatif. Mais peut-être que s’il avait écrit dix ans plus tard son ouvrage formateur, Fénelon aurait utilisé Selkirk comme référence. L’auteur, pédagogue royal, fera cependant voyager aussi son héros exemplaire dans des contrées lointaines, mais antiques. Télémaque servira ainsi de source formatrice au père du futur Louis XV qui mourut avant d’avoir pu régner. Cet ouvrage hélas déplut en haut lieu et entraîna la disgrâce de son auteur, car jugé trop caustique vis-à-vis du pouvoir en place.
Mais revenons à Rousseau. Quand il pose le problème de la civilisation, Jean-Jacques Rousseau voit-il la complémentarité entre Robinson et Vendredi ? Rien n’est moins sûr ! Pour le philosophe, peut-il y avoir antagonisme ou interaction entre les deux intervenants du roman ? Car Rousseau, tout comme Kant, en homme de son temps ne pouvait avoir d’empathie pour Vendredi et ses semblables, tout au plus de la compassion et de la pitié, teintée de charité chrétienne. Aussi, toute la dimension humaine de Vendredi échappe t’elle aux lecteurs de l’époque. Vendredi reste un nègre réduit au rôle de faire-valoir de Robinson. Le roman de fait, (du moins dans la partie mettant en scène les deux protagonistes), stigmatise une opposition réduite au minimum numérique de deux individus, de deux cultures qui s’observent, se méfient avant de revenir dans un schéma classique de dominant, dominé. Vendredi serait ainsi le modèle du colonisé soumis quasiment dans une optique de classe de type proto-marxiste avant l’heure.
Ainsi, la phrase de Rousseau « tout homme qui réfléchit est un animal dépravé » est lourde de conséquences et peut être interprétée de deux façons diamétralement opposées. Soit comme une glorification de l’animalité qui est en nous quelques soient nos origines ethniques et culturelles, soit comme la considération que « l’indigène » est un individu pur, non gâté par la société, donc une sorte d’animal idéal car il ne réfléchit pas. On en arrive au paradoxe que pour pleinement être, il ne faut pas penser, donc obéir uniquement à ses instincts ! Cette phrase semble lourdement contredire Descartes, à moins de considérer que la dépravation avec le retour à l’animalité soit le but ultime de la pensée. L’ensemble de l’œuvre de Rousseau ne semble pourtant pas confirmer cette hypothèse, bien au contraire.
Mais on peut s’arrêter sur un autre questionnement philosophique soulevé par la lecture de Robinson Crusoë : Le roseau pensant de Blaise Pascal serait-il donc obligatoirement blanc ? Kant au regard de sa Géographie aurait bien pu oser dire Allemand ! C’est ce que semble laisser entendre Jean-Jacques Rousseau même s’il considère que l’homme pense mal en fin de compte ! Mais pour lui, le bon sauvage ne pense pas, il vit selon son instinct et cet instinct ne peut pas lui faire commettre de mauvaises choses ! La supériorité de l’homme occidental faite d’introspection lui permet par contre de commettre le bien, mais aussi le mal en toute conscience et en connaissance de cause. Il aurait ainsi l’apanage de la réflexion et du sens critique. A l’aune de l’histoire de l’humanité, on peut sérieusement en douter. On peut aussi se demander si le sentiment de culpabilité, au cœur du débat moral du judéo-christianisme n’altère pas la pureté de la pensée, dénaturant ainsi le sens de la responsabilité individuelle et du libre-arbitre.
En revanche, Voltaire se moque non sans ironie de Rousseau et de son attachement naïf à l’œuvre de Daniel Defoe. Dans une parodie rédigée dans le style de son éternel rival, « La lettre au Docteur Jean Jacques Pansophe », il écrit paraphrasant Rousseau :
« Émile, mon premier disciple, est selon mon cœur ; il me succédera, je lui ai appris à lire, et à écrire et à parler beaucoup ; c'en est assez pour vous gouverner. Il vous lira quelquefois la Bible, l'excellente histoire de Robinson Crusoë, et mes ouvrages ; il n'y a que cela de bon. ».
On sent sous la plume du maitre de Ferney de la jubilation et un esprit revanchard dans cette citation.
Le côté petit roi de l’île dominant ses sujets, que l’on retrouve dans le roman correspond à une vision ethnocentriste du XVIIIème siècle. Robinson est anglais et protestant. Il est tout naturellement dominateur, industrieux et entrepreneur, il a sa foi en Dieu et ses certitudes comme réconfort. Mais il souhaite ardemment retourner dans sa plantation du Brésil, même si quelquefois sa volonté faiblit et que l’abattement et le découragement le gagnent. L’île qu’il baptise du nom de Désespoir est loin d’être une fin satisfaisante pour Crusoë. Et quand il doute de revenir un jour chez lui, il ne se considère pas vraiment dans une nouvelle patrie, mais dans ce qu’il considère comme une prison insulaire.
L’île n’a été qu’un long épisode de son existence mais il reste au plus profond de lui-même celui qu’il a été avant son infortune, tout juste se sent-il vieilli, il a de fait 56 ans, ce qui pour l’époque est un âge assez avancé. Mais quand de retour dans sa plantation du Brésil, il est menacé par l’intégrisme catholique et le risque de conversion forcée, il retourne en Europe comme un bon antipapiste pour finir ses jours en Angleterre après un curieux et totalement hors contexte passage par les Pyrénées. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Crusoë quitte son île à un âge équivalent à celui de l’auteur quand il commença son roman, et ce n’est pas la seule similitude entre l’écrivain et son personnage.
La notion du temps qui passe inéluctablement est cependant abordée par le héros en fin de roman : "II n’osa pas demander au second de lui confirmer cette date qui persistait à appartenir pour lui à un avenir lointain".
26 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON