Tom Clancy, brillant metteur en scène des conceptions militaires américaines et de leurs évolutions ?
Bon, soyons honnêtes : il y a un temps pour les lectures « sérieuses », qui exigent concentration et prise de notes, et un autre pour les distractions littéraires de toutes sortes qui détendent et n’exigent guère plus de neurones, somme toute, qu’une bonne série télé policière américaine. Pour me reposer l’encéphale, je lis et, plus encore, je relis avec grand plaisir des œuvres de fiction qui m’ont marqué et que je revisite toujours avec bonheur. Mes goûts sont éclectiques dans ces cas et vont (je ne les énumère pas tous sinon cela va tourner à la pénible litanie et nous éloigner du sujet) de la SF (Asimov) au fantastique (Masterton, Koontz) en passant par un bon polar (Val Mc Dermid, les vieux Cornwell), quelques classiques et... Tom Clancy !
J’ai relu récemment l’un de ses premiers romans, Tempête rouge, qui reste, à mon sens, son œuvre la plus aboutie. Puis, une fois l’épais volume refermé, une évidence m’est apparue : ce vieux Tom a, durant toute sa carrière de romancier, été un fidèle et appliqué metteur en scène de la doctrine militaire américaine, de ses armes et de ses évolutions à travers le temps, depuis la Guerre Froide jusqu’à nos jours. On en perçoit ainsi, par le biais de la fiction, toutes les lignes de force, les grands principes qui la sous-tende, mais aussi certaines insuffisances qui, particulièrement vers la fin, montrent un éloignement croissant, une rupture dommageable, entre une vision volontariste de la guerre qui tend à plier cette dernière à ses propres conceptions, et la réalité de la guerre, activité à la nature pérenne, mais capricieuse dont les acteurs se plaisent, justement, à contourner la conception dominante en s’adaptant pour mieux la contrecarrer.
Mais voyons cela plus en détail en prenant quatre œuvres de Clancy, de la plus ancienne à la plus récente, choisies parce qu’elles mettent en scène un affrontement militaire d’envergure impliquant les forces armées états-uniennes, et examinons quelles sont les modalités d’emploi qu’elles décrivent et leurs évolutions à travers le temps. Petite précision pour ceux qui ne seraient pas familiers des romans de l’auteur et souhaiteraient les découvrir : j’ai essayé, dans la mesure du possible, de ne pas dévoiler les éléments de suspense compris dans les différentes intrigues et qui n’avaient pas un rapport direct avec le sujet abordé. Il faut néanmoins préciser un détail, pas vraiment surprenant, mais dont la révélation décevra peut-être : ce sont les Américains qui gagnent toujours à la fin. L’intérêt, ici, est plutôt de savoir comment ils s’y prennent.
1. Tempête rouge :
- L’œuvre :
Publié aux Etats-Unis en 1986, le deuxième roman de Tom est une description foisonnante d’un affrontement conventionnel de grande ampleur entre les forces du Pacte de Varsovie et celles de l’Alliance Atlantique. S’inspirant d’un jeu de guerre de l’époque, l’ouvrage aborde tous les aspects d’une possible confrontation entre les deux superpuissances : guerre terrestre en Allemagne, bataille pour le contrôle de l’Atlantique, opérations navales, aériennes et l’inévitable escalade nucléaire lorsque les armes « classiques » ne parviennent à débrouiller le conflit, tout y est décrit avec un grand luxe de détails et offre un descriptif saisissant des tactiques des uns et des autres telles qu’elles étaient réellement formulées dans la réalité des états-majors de l’époque.
- Ce qu’elle nous enseigne sur les conceptions américaines :
Tempête rouge nous replonge avec délice dans les doctrines stratégiques et tactiques de l’Otan des années 80 : Air Land Battle, Follow-On Forces Attack, Forward Edge of the Battle Area, tous ces concepts visant, entre autres, à la dislocation du second échelon soviétique avant son engagement sont mis en scène avec talent. Concrètement, aux masses blindées de l’Armée Rouge s’opposent un harcèlement aérien incessant mené à la fois par des avions furtifs employant des armes « intelligentes » et les raids sauvages des A10 qui éventrent les colonnes de chars à coups de canon de 30 mm et de bombes à sous-munitions. Sa maîtrise technique permet à l’Otan de dominer le ciel de nuit. L’infanterie, puissamment équipée en lance-missiles antichars, prélève également son tribut grâce à des tactiques de « hit and run » sur des divisions soviétiques beaucoup plus nombreuses, mais condamnées à l’offensive frontale à outrance.
Commence dès lors à apparaître l’idée, qui devint comme on le sait prédominante, que la technologie, utilisée dans un cadre tactique bien codifié, peut permettre de défaire un adversaire même en supériorité numérique : puisqu’on ne peut égaler les Soviétiques en quantité, la qualité des armements doit jouer un rôle démultiplicateur. Cette tendance s’amplifiera encore dans les esprits des stratèges américains et, assez logiquement, dans les romans suivants.
2. Dette d’honneur (1994) :
- L’œuvre :
Il faut attendre 1994 pour que Tom Clancy renoue avec la description de combats d’envergure. Dette d’honneur raconte l’invasion japonaise, et l’annexion, de l’archipel des Mariannes sur fond de guerre économique : poussé à la ruine par une nouvelle loi du commerce particulièrement sévère, un cartel d’industriels nippons, véritables détenteurs du pouvoir politique et emmenés par un nostalgique de la puissance insulaire passée, neutralise par traîtrise la marine américaine du pacifique avant d’investir les îles. Parallèlement, le Japon se dote d’armes nucléaires, espérant ainsi échapper aux représailles américaines. A noter que ce roman connut un regain de popularité après le 11-Septembre puisqu’il décrit la destruction du Capitole par un kamikaze qui vient s’écraser contre le bâtiment aux commandes de son 747.
- Ce qu’elle nous enseigne sur les conceptions américaines :
Bien qu’une grande partie de l’ouvrage porte sur la guerre économique et cybernétique, la reconquête de l’archipel, et la neutralisation des armes atomiques ennemies, passe par une opération militaire aéronavale qui, là encore, fait la part belle à la technologie et particulièrement aux appareils furtifs puisque chasseurs, bombardiers et même hélicoptères stealth (le Comanche qui, dans la réalité, ne dépassera jamais le stade des essais, est ici considéré comme opérationnel) permettent in fine de déjouer les manœuvres de l’adversaire. L’engagement des troupes terrestres, détail significatif, est réduit à son plus strict minimum : une minuscule équipe des forces spéciales et quelques agents de la CIA font tout le boulot. A bien des égards, Dette d’honneur est une apologie de la technologie furtive, des systèmes de détection électronique, du guidage (la frappe décapitante contre les décideurs ennemis est largement valorisée) et des armes stand off. La traque des silos ennemis est menée à bien grâce aux satellites de reconnaissance, mais, détail qui a son importance puisque Clancy y revient constamment dans l’ensemble de ses œuvres consacrées à l’espionnage, le renseignement d’origine humaine (humint) est largement mis en avant comme décisif et sa faiblesse, tout comme celle de la marine américaine, dans l’ouvrage largement démantelée, stigmatisée.
Un renseignement stratégique et tactique, d’origine technique ou humaine, de qualité qui permet de voir à travers le brouillard de la guerre et une incontestable supériorité des matériels permettent, là plus encore que dans Tempête rouge, de l’emporter sur un adversaire apparemment inexpugnable. Ceux qui veulent faire passer les budgets militaires au second plan, sous prétexte d’une paix éphémère et illusoire, la guerre pouvant toujours surgir de là où on l’attend la moins, sont dénoncés comme inconscients et l’armée américaine doit conserver une large avance technologique, garante de sa sécurité future.
3. Sur ordre (1996) :
- L’œuvre :
Suite immédiate du précédent, le roman débute immédiatement après la destruction du Capitole qui a entraîné la disparition de presque tous les représentants élus, des membres de la Cour suprême, du président et de son administration. Tout est à reconstruire et c’est en voyant justement cette faiblesse (supposée) que le leader iranien choisit de neutraliser son ennemi puis de s’emparer de toute la région du Moyen-Orient et de ses ressources énergétiques. Pour paralyser l’Amérique, il lance une attaque biologique et des attentats visant la famille du président avant d’annexer l’Irak, de fusionner les deux nations en une République islamique unie puis de jeter ses armées contre l’Arabie saoudite. Peine perdue : malgré le chaos provoqué par l’attaque biologique, les Américains parviennent à projeter deux régiments sur le théâtre et affrontent les forces islamistes dans le désert.
- Ce qu’elle nous enseigne sur les conceptions américaines :
Nous sommes ici en plein dans la Transformation et l’accent est mis sur la localisation (le système IVIS est déterminant dans les victoires terrestres), le raccourcissement de la chaîne OODA (observation, orientation, décision, action), la suprématie aérienne basée sur la maîtrise des techniques de détection précoce, l’importance de l’entraînement, mais aussi le renseignement électronique, la détection par drones et l’exploitation des données recueillies pour la direction des feux. La manœuvre est foudroyante, quasi ininterrompue jusqu’à la destruction totale des forces ennemies. La clé de la victoire réside dans la violence d’une action menée de manière déterminée jusqu’à son terme dont l’effet psychologique est encore accru par la traque et l’élimination systématique des centres de commandement ennemis.
Point d’orgue à cette campagne, qui n’est pas sans rappeler « Iraqi Freedom », l’élimination médiatisée du leader ennemi.
4. Le Tigre et le Dragon (2000) :
- L’œuvre :
Dernier épisode de la trilogie de la « sphère d’influence septentrionale » qui voit la Chine, le Japon et l’Inde s’allier pour conquérir de nouveaux espaces et contester la domination géostratégique du monde aux Etats-Unis et à leurs alliés, Le Tigre et le Dragon décrit l’invasion de la Sibérie par l’Armée populaire de libération de Chine communiste et sa défense par la Russie et les Etats-Unis devenus les meilleurs amis du monde (la Russie est entrée dans l’Otan, forcément...). Sur le plan strictement militaire, le roman fait beaucoup penser à Tempête rouge, tant dans son déroulement que dans son dénouement et il décrit principalement l’avance puis l’arrêt et la destruction d’une puissante force terrestre chinoise en territoire russe par une action conjointe russo-américaine.
- Ce qu’elle nous enseigne sur les conceptions américaines :
La Transformation a atteint ici son apogée : le brouillard de la guerre a disparu et les armées américaines maîtrisent parfaitement le champ de bataille en lui imposant le rythme qu’elles ont choisi. Non seulement les mouvements de l’adversaire sont connus en temps réel par l’emploi des drones Dark Star qui survolent en permanence le champ de bataille, mais les intentions politiques elles-mêmes sont espionnées avec succès par le piégeage de l’ordinateur d’une secrétaire d’un des membres du bureau politique chinois.
La manœuvre elle-même est classique : après avoir laissé les armées adverses s’enfoncer profondément en territoire ennemi, la tête tombe dans une embuscade en forme de coup d’arrêt tandis que la chaîne logistique est coupée par des bombardements de précision sur les points de passage obligés (ponts) et une offensive terrestre qui lamine l’arrière de l’ennemi. Les forces intermédiaires font pendant ce temps l’objet de frappes aériennes (hélicoptères Apache et chasseurs bombardiers équipés de bombes à sous-munitions à guidage terminal J-SOW) et d’artillerie à longue portée qui les empêche de rejoindre l’avant-garde. Bien sûr, l’aviation chinoise s’est fait massacrer dès le début par son homologue américaine utilisant à plein le couple chasse-radar aéroporté. La Navy complète l’action en réduisant à néant les forces navales adverses.
Toutes ces actions se déroulent quasi simultanément et, grâce aux drones, sous les yeux de tous les décideurs politiques et militaires. L’ennemi n’a plus d’intentions, plus de volonté propre, plus de mystères ni de ruses : il ne demeure de lui qu’une accumulation de cibles à détruire dans un ordre bien déterminé et dans un espace de temps le plus rapide possible pour maximiser l’effet de choc et la confusion. Du moment que les armes américaines commencent à parler, elles ne se taisent qu’une fois la totalité de l’adversaire détruit. A la lecture, le tout semble assez jouissif, mais aussi irréel qu’un jeu vidéo.
Conclusion : de la Guerre Froide à la Transformation
Certes, on pourra reprocher à cet exposé un parti-pris et une non-exhaustivité dans la présentation des thèmes abordés par Clancy dans ses livres et, notamment, dans ceux qui n’ont pas été décrits ici. Il n’empêche que la progression, l’évolution de la conception stratégique américaine et de l’emploi de ses armes est particulièrement intéressante vue sous la plume de la star mondiale du techno-thriller. Nous sommes ainsi passés d’une vision encore pleine d’incertitude de la guerre où l’astuce de l’ennemi pouvait renverser à tout moment le cours de la manœuvre à une expression volontariste et techniciste d’un affrontement tout entier dominé par la volonté américaine d’où le hasard, la friction et le brouillard ont été évacués.
Liberté de l’artiste, certes, mais traduction concrète, aussi, des fantasmes stratégiques américains où la confrontation, si elle peut surgir à tout moment et de partout, reste quand même gérable par l’effet des armes et l’application de doctrines bien comprises et établies longtemps à l’avance. Dans les romans de Clancy, l’adversaire est en fait battu parce qu’il refuse l’asymétrie des voies et des moyens en choisissant de se battre sur le terrain où les Américains excellent. Ignorant le contournement et la guerre « hors limites », où limitant son action dans ce sens à des effets superficiels, il s’offre en sacrifice à une destruction programmée dès l’instant où il choisit de s’attaquer à l’hyper-puissance américaine.
Il est d’ailleurs significatif que les « méchants » soient devenus de plus en plus obtus et prédictibles avec le temps alors même que, dans Tempête rouge, le général soviétique Alexeyev était un adversaire dangereux jusqu’au bout, habile, courageux, capable de se remettre en cause et de s’adapter aux tactiques ennemies en dépassant la doctrine préétablie. A part lors de l’attaque initiale, toujours surprenante, les suivants se contenteront d’attendre benoîtement la correction qu’ils méritent en payant, généralement de leur vie, la folie qui fut la leur d’oser s’attaquer à l’Amérique de Tom Clancy.
Mais qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions : les livres de Tom sont agréables, bien tournés et permettent de passer de bons moments de détente. Goûtez-y donc si ce n’est déjà fait, si possible en commençant par Tempête rouge...
12 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON