Touche pas à ma Joconde !
Depuis des mois, le milieu culturel, particulièrement celui des musées, s’agite, en proie à des bruits, des rumeurs alarmantes. Il y a du changement dans l’air, un vent nouveau semble commencer à souffler dans les couloirs de ces institutions vénérables et longtemps assoupies. Mais que se passe-t-il pour qu’on assiste à un tel charivari ?

A l’origine du "scandale", il y a un mot. Inaliénabilité. C’est un mot impossible à prononcer, compliqué à écrire, mais qui a une signification prévisible. Signification qui caractérise les oeuvres d’arts de nos musées publics : elles sont réputées inaliénables, elles ne peuvent pas être vendues. Nos musées, les conservateurs qui y travaillent, n’ont pas le droit de se défaire d’une oeuvre d’art.
C’est bien sûr un tout petit peu plus compliqué que cela, il existe depuis 2002 une procédure qui permet de "déclasser" une oeuvre d’art, mais les conditions sont draconiennes et elle est très peu utilisée.
Bref, pour le moment, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes car enfin, de quoi rêvent nos conservateurs du patrimoine ? De collections toujours plus vastes, conservées dans des conditions idéales, exposées dans des musées parfaits, à un public toujours connaisseur et cultivé ! Certes, l’argent pour agrandir les collections manque parfois, mais elles ne diminuent jamais, certes les conditions de conservations ne sont pas partout idéales, mais les musées ont acquis dans les vingt dernières années des outils précieux comme le C2RMF, outil scientifique de recherche et de restauration dont les compétences sont partout saluées, certes les musées font parfois grise mine, mais depuis l’opération du Grand Louvre, on a beaucoup rénové, agrandi, remanié. Quant au public, s’il n’est pas seulement constitué d’esthètes et de fins connaisseurs de l’histoire de l’art, l’éducation culturelle française a permis à beaucoup de pouvoir apprécier des oeuvres, même complexes.
Sauf que, bien sûr, il y a un hic. Tout cela coûte fort cher, dit-on dans certains cénacles.
L’idée de mettre en vente certaines oeuvres pour financer l’achat de pièces importantes, voire de chefs-d’oeuvre a donc fini par germer. Ce principe de remise en question de l’inaliénabilité des oeuvres figure dans la feuille de route de la ministre de la Culture, Mme Christine Albanel. Cette mention a déjà mis en émoi l’été dernier la communauté des professionnels de musée.
Mais ce qui a mis le feu aux poudres, c’est une proposition de loi déposée par le député de l’Oise, M. Jean-François Mancel, le 16 octobre 2007. Ce texte propose de classer les oeuvres en deux catégories. La première regrouperait les "trésors nationaux", inaliénables et interdits de sortie de territoire. La seconde, intitulée "oeuvres libres d’utilisation" permettrait aux oeuvres ayant reçues ce label, d’être aliénées, c’est-à-dire, selon le texte, louées ou vendues.
Depuis octobre donc, tout ce que compte le milieu culturel prend position, parfois fermement. Pour ou contre. Comme ce sujet m’intéresse fort et, de plus, touche le patrimoine national - ces oeuvres sont propriétés de la nation, donc à vous et moi - j’ai cherché à creuser le sujet pour en savoir un peu plus.
Après l’avoir un peu poursuivi par téléphone, j’ai eu la chance de rencontrer M. Mancel à l’Assemblée nationale. Lors de notre entretien, il m’a précisé un certain nombre de choses sur son texte. Tout d’abord, en raison même du fonctionnement interne de l’Assemblée nationale, où le gouvernement détient l’ordre du jour, ce texte n’a que peu de chances de passer au vote. En tout cas pas dans sa mouture actuelle. En revanche, le député a voulu par-là "ouvrir le débat". Sur ce point, son opération est réussie.
Pour lui, cette remise en cause de l’inaliénabilité des oeuvres d’art répond à deux soucis :
- Le financement des musées, qu’ils soient nationaux ou dépendants de collectivités territoriales, pose problème. Les crédits demandés sont en constante augmentation et ne suffisent pourtant pas à pouvoir acquérir les chefs-d’oeuvre convoités qui sont mis sur le marché.
- Les réserves des musées sont pleines d’oeuvres qui ne peuvent être exposées convenablement, faute de place dans les salles d’expositions.
D’une manière générale, M. Mancel pense que "le vrai problème, c’est la facilité de l’accumulation". En mettant fin à cette accumulation sans fin, il cherche à inciter les conservateurs à être plus sélectifs, plus originaux, afin de constituer des collections plus complètes et mieux structurées. De plus, selon lui, le risque de se tromper en vendant un oeuvre "méconnue", mais qui se révélerait plus tard d’une grande valeur, forcerait les musées à anticiper, se conduisant comme les grands marchands d’arts qui ont découvert et lancé des peintres majeurs, comme Ambroise Vollard, au début du XXe siècle.
Cette classification serait faite par une commission permanente qui statuerait, selon le député, non pas sur les oeuvres seules, mais sur les oeuvres dans le cadre d’une vente. Ainsi cette commission serait à même de bloquer une vente qui verrait un musée se défaire de la quasi-totalité de ses collections.
Bien sûr, les opposants à ce texte sont nombreux. Françoise Cachin, qui s’était déjà illustrée dans un combat farouche contre la création d’un "Louvre Abou Dhabi", reprend la lutte de plus belle contre ce projet. Le comité français de l’ICOM a aussi pris parti contre ce texte dans un communiqué de presse sorti fin décembre. Dans ce texte, cosigné par les présidents de trois associations - ICOM France, Fédération des écomusées et musées de sociétés, AGCCPF - met en lumière le fait que les réserves des musées ne sont pas remplies d’oeuvres que le public pourrait voir, mais plutôt de pièces qui n’ont d’intérêt que dans le cadre d’études historiques et archéologiques. D’autres encore sont trop fragiles pour être exposées sans dommage. Et, au demeurant, les pièces exposables constituent le fonds des expositions temporaires qui drainent un public nombreux.
A l’Assemblée nationale, le sujet commence aussi à soulever un intérêt certain. J’ai contacté divers membres de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales pour prendre la température. Mme Jacqueline Fraysse, députée des Hauts-de-Seine a accepté de me communiquer une prise de position sur le sujet. Je vous mets l’intégralité de sa réponse en pièce jointe en PDF. Pour résumer, elle pense que cette proposition est particulièrement emblématique de la politique du gouvernement de Nicolas Sarkozy qui vise à démanteler les services publics, baisser de façon importante les budgets. Ce texte ouvrirait, selon elle, la porte à des inégalités sans cesse croissantes selon les régions de France, selon les musées et porterait un coup peut-être fatal à la politique d’accès à la culture pour tous.
En tout cas, voici une belle perspective de bataille politique et sociale. Le sujet risque fort d’enflammer les esprits de tout un chacun. Risque-t-on de voir la Joconde vendue ? Sans doute pas. Mais quid d’autres oeuvres, moins connues, moins médiatiques ? Cette idée est-elle vraiment bonne ? Y a-t-il d’autres pistes à explorer pour une gestion plus dynamique de nos collections muséales ? Pourrait-on par exemple songer à étudier de nouvelles répartitions pour mieux mettre en valeur l’existant ? Doit-on ouvrir de nouveaux musées ? Comment vouloir développer le mécénat si les oeuvres acquises par ce biais peuvent ensuite être vendues ?
Ce débat risque de prendre d’autant plus d’ampleur que M. Mancel m’a fait part de son sentiment sur un éventuel calendrier. Selon lui, ce texte ne sera présenté au parlement que dans le cadre d’une grande réforme de la politique muséale française. Et ce projet, au vu de ceux déjà en chantier, ne pourra être examiné au mieux qu’en 2009.
Le sujet est selon moi crucial. Les arguments pour et contre ont leur logique interne. D’une manière ou d’une autre, nos musées vont changer, évoluer, se transformer. Il s’agit de faire un véritable choix de société. Et les conséquences seront fortes, très fortes. Car, comment le marché privé de l’art réagirait-il à certaines mises en vente ? Quel serait l’impact de telles ventes sur la fréquentation des musées ? Pourrait-on avoir des répercussions sur l’industrie du tourisme ? Les questions sont multiples et d’importance.
La France est, peut-être plus que tout autre pays, une terre de culture. Ce débat qui s’ouvre n’est pas seulement une affaire de spécialistes. Il nous concerne tous. Ces oeuvres sont notre propriété, nous ne pouvons pas nous désintéresser de l’évolution de leur statut.
Manuel Atréide
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