« Vénus noire » : au temps du zoo humain

Bon film que
Film incommode (du 4 sur 5 pour moi), Vénus noire ne triomphe d’ailleurs pas en salle, comme s’il était difficile de se pencher sur certains films - Hors-la-loi non plus n’a pas rencontré son public - présentant une page sombre de l’Histoire de France, relevant de son passé colonial et de son regard condescendant, voire humiliant, sur autrui. Ceux qui voient Vénus noire, ce qui relève déjà d’un réel effort car le film est lourd, sont partagés. Entre ceux qui quittent la salle avant la fin, ceux qui durant la projection sont pris de ricanements nerveux (c’est aussi un mécanisme d’auto-défense pour se protéger d’un trop-plein d’images crues) ou encore ceux qui n’aiment pas le film, voire le refusent, Vénus noire ne laisse pas insensible. Il questionne, agace ou au contraire impressionne. Mathieu Macheret de Critikat.com écrit à propos de la vénus traitée par Kechiche : « Un corps qui se montre. Un monstre. Vous avez compris ? Le coupable, c’est vous. » ; et Marie-Noëlle Tranchant, du Figaroscope, de réagir : « (…) un ressentiment punitif, en longues scènes monocordes, insistantes, répétitives, méprisantes, comme s’il voulait faire payer au spectateur les insultes subies jadis par la pauvre Saartje. » Personnellement, je comprends leur ressenti mais je ne le partage pas car le film ne parle pas seulement du racisme colonial. Vénus noire nous renvoie également à la société du spectacle, celle d’hier (les foires aux monstres, les fêtes foraines) comme celle d’aujourd’hui (la télévision, le cinéma, le tout-numérique). Baartman est aussi morte de ça : moins d’une pneumonie, comme ce qui a été dit officiellement à sa mort en 1815, que des mauvais traitements et des heures de représentation sous les sunlights de baraquements foireux ; bref, du tout-spectacle fait au détriment de sa santé. Tout sacrifier au spectacle, voilà ce qu’a enduré, en plus du racisme colonial,
André Breton avait donc vu juste : « Il viendra un jour où les images remplaceront l’homme et celui-ci n’aura plus besoin d’être, mais de regarder. Nous ne serons plus des vivants, mais des voyants. » Voire des voyeurs. Et Kechiche, avec intelligence et sincérité quant à son positionnement d’homme de spectacle (réalisateur de films donc créateur d’images), nous interroge là-dessus. Sur les rapports étroits entre le regardé et les regardeurs. Entre le spectacle, qui se donne à voir, et les spectateurs, ceux du film (spectacles de Piccadilly Circus, soirées privées, maisons closes) mais aussi nous-mêmes. Certes, ce n’est pas nouveau, on connaît les vertus cathartiques des arts du spectacle (en tant que tremplins pour servir d’exutoires ou pour vivre des existences par procuration), mais Vénus Noire, tel un miroir servant de révélateur, questionne sans chichi la portée morale de notre regard. Jusqu’où est-on prêt à regarder ? « Je veux vous voir », déclare le zoologue Georges Cuvier à une Saartjie qui s’accroche à son pagne comme ultime refuge pour garder un semblant de dignité humaine. Cette femme africaine, « stéatopyge jusqu’à la faute » dixit un contemporain, est un animal exotique, un objet de curiosité, une attraction sexuelle. Si le film décide de TOUT montrer, c’est parce qu’étymologiquement, comme le rappelle Gilbert Lascault dans Le monstre dans l’art occidental (1973), le mot monstre a des liens avec montrer. Le monstre, c’est celui qu’on montre, qu’on exhibe, c’est la bête de foire qu’on donne en pâture à un public friand de voir en ce qui est étranger quelque chose qui ne serait pas humain.
Jusqu’en… Afrique du Sud même. Car, lorsque le générique final de Vénus noire défile au bout de 2 heures 40 éprouvantes, on voit, à l’aide d’images d’archives télévisuelles, sa dépouille mortelle revenir en Afrique du Sud le 29 avril 2002. Ce retour est fêté en grande pompe par son peuple d’origine et par Mandela. Mais encore une fois, et même si c’est pour la bonne cause (le retour d’une enfant-martyr au pays), Saartjie Baartman est moins vue pour ce qu’elle est – une femme - que pour ce qu’elle représente : une image, un blason, un symbole venant, pour une énième fois, s’inscrire dans une mise en scène spectaculaire. Heureusement, entre ces deux pôles (de son exploitation en 1810 comme bête de foire à Londres jusqu’à son instrumentalisation en 1817 par les scientifiques français), Kechiche a pris le temps de filmer LA femme qui, pendant de courts instants, affirme sa liberté : elle porte les cheveux courts, elle fume et a des exigences d’artiste. En outre, Kechiche, loin d’être impudique avec elle, maintient à son égard une certaine opacité. Elle reste un mystère, pour lui comme pour nous. Bien sûr, on pense sans arrêt à Elephant Man (1980) mais également à Lola Montès (1955), ultime film d’Ophuls qui montrait la dignité d’une femme face au voyeurisme du public ; « Je trouve effrayant ce vice de tout savoir, cet irrespect devant le mystère. » (Max Ophuls). En espérant ne pas me tromper, je pense que Kechiche pourrait dire la même chose.
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