Le bon lecteur sait ce qu’il en coûte à l’écrivain en temps et en silence dans l’extraction des mots et, quand l’œuvre ne correspond pas à ses attentes, il la quitte généralement dans une discrétion polie. Après tout, et c’est bien ainsi, aucun roman n’est écrit pour créer l’unanimité : Il suffit qu’au-delà de tout jugement, chacun puisse se livrer à la liberté, ou mieux, à la joie d’un texte.
Donc plus qu’à l’auteur je m’en prendrai ici à l’éditeur –en l’occurrence Gallimard– qui, supposé garant d’une littérature de qualité – a renoncé à toute exigence pour s’abandonner à ce que la sagesse populaire désigne de pire dans le roman : les bons sentiments et, pour le lecteur, la certitude d’une bonne conscience.
Or, l’été venu, le hasard m’a entraîné à la lecture d’un best-seller : « L’élégance du hérisson » de Muriel Barbery.
Si ce roman a en effet tout du hérisson, il lui manque en tout cas l’élégance, tant le style est épais, la forme lourde et le contenu flasque. Un millefeuille indigeste à l’image du pire de ce que la « littérature bourgeoise » peut offrir : des couches narratives empruntées au XIXe siècle avec la caricature idéalisée de la haute société et des domestiques, des strates de culture sans justification pour épater le bourgeois …
Ça commence fort dès la première page quand tout Marx est analysé en quelques paragraphes (on ne saura jamais pourquoi), puis c’est au tour de la phénoménologie de passer au presse-purée Reader Digest…. Et, toujours, des phrases graisseuses, ampoulées, constamment traversées par l’ombre des hi hi hi ! satisfaits de l’auteure visiblement admirative de son immonde pâtisserie qui eut été respectable si elle n’avait été éditée seulement parce que que ce type de roman prétentieux s’adresse à un public qui se targue d’une certaine élévation culturelle et qui croit au chef d’œuvre dès qu’on enfile quelques perles en toc dans le seul but de le flatter. Heureusement dans la deuxième moitié du livre, on oublie la philosophie, on passe à quelque chose d’autre entre la sagesse orientale, la métaphysique pour les nuls et le lecteur en vient à se demander si on ne passerait pas aussi d’un auteur à l’autre…
Gallimard fait de l’argent, Gallimard est content.
Si on lit souvent la critique d’un roman, on ne s’intéresse que rarement à son lectorat. L’éditeur n’a sans doute jamais été dupe quant à la qualité de l’œuvre mais savait qu’elle répondait à un type de consommateurs : non pas celui des « ménagères de TF1 » mais à certaines femmes diplômées et oisives, femmes qui pérorent sur tout et ne perçoivent le monde que juchées du haut de leur mondanité. Alors il fallait une Précieuse ridicule écrivant pour des Précieuses ridicules. Un roman donc où les digressions cultureuses s’accumulent tantôt pour célébrer le thé, tantôt pour dire que la gastronomie française, ah… tiens, mieux vaut encore Mac DO ! Mais la cuisine japonaise ! Et le cinéma japonais !!! Et autres niaiseries tricotées à la va-vite dans une grande ambition métaphysique…
Et, miracle littéraire, les deux personnages principaux, la bourge surdouée de 12 ans et la vielle concierge, partagent les mêmes goûts, les mêmes valeurs, la même culture jusqu’à des références japonisantes identiques - comme s’il avait échappé à « la romancière » que c’est l’expérience individuelle de chacun qui détermine les choix, les goûts… Mais ici on ne s’embarrasse ni de la manière dont un être se constitue, ni de la psychologie, ni de l’intrigue, ni de la cohérence, ni de quoi que ce soit d’ailleurs, si ce n’est que de l’inflation grandissante de l’esbroufe.
On sanctifie rituellement la grandeur de l’Art entre la poire et le fromage mais on n’en saura jamais plus.
Le faux, donc, ne cesse de résonner - jusqu’à ces appels en sourdine au lecteur par le jeu des impératifs, comme si les deux protagonistes, qui s’agitent en parallèle, voulaient à tout prix nous convier à ce bavardage mondain fait de poncifs et d’une sociologie de bazar. Mais le pire est toujours à venir. Et il survient quand au sein de ce mauvais roman familialo-naturaliste ( ?) s’installe le conte de fée avec l’intrusion magique dans l’immeuble d’un riche japonais dont l’image fait sombrer le récit dans le ridicule d’un délire à Boboland.
A Boboland on s’adonne ainsi au culte de l’exotisme et de la rareté quoique ce japonisme de bon aloi nous rattache encore furieusement au XIXe, mais qu’importe ! On prône l’élitisme raffiné de ceux qui savent, de par la grâce ou la naissance. On se trémousse dans un anti intellectualisme léger quand personne n’a le souci de gagner sa vie mais où tout le monde n’aspire qu’à un dépassement dans l’Eternité de l’Art.
Et on reprend du thé au jasmin.
On crache au passage sur une prof qui en sait forcément moins que la petite bourge ; on crache ailleurs sur l’Université, cette secte intello bouffeuse d’impôts, tout en se disant ici socialiste ou là, son contraire puisqu’à Boboland tout est pareil : riche ou pauvre, droite ou gauche, rose ou crocodile…
On en rirait si l’auteure s’en était moquée. Mais non. La rombière devise grave et nos deux protagonistes ne cessent d’être les porte-parole de la célébration boboiste de cette brave dame qu’on devine définitivement frustrée sur les marches de la philosophie.
Quelques miettes de culture autour du thé tentent désespérément de maintenir l’illusion mais dès que Madame veut atteindre les hauteurs, le grand Guignol resurgit… Car à Boboland, tout est prédestiné et, dès le début, la fin, déjà écrite, souligne la vanité d’un tel pensum : à Boboland on s’ennuie comme dans les salons d’autrefois mais on ne le dit pas. Alors on écrit… On lit, on écrit, on s’ennuie, on n’a rien à dire mais l’illusion du pouvoir fait qu’on occupe le temps et l’espace. L’encre bave sa morgue et coule, monotone, dans l’écrin où l’on contemple sa propre richesse. On empile les lieux communs quand on croit philosopher… A Boboland on disserte de la vie et de la mort comme on disserte sur la pluie et le mauvais temps. A Boboland on chouchoute son nombril.
Et surtout on y rêve d’élégance. Ah, cette élégance ! Dommage seulement qu’elle soit si absente de ce livre et de ce petit monde. A un moment, cette bonne concierge nous assure que ce qu’il y a de meilleur en France c’est la langue du XVIIIe et le fromage qui coule… On regrettera d’autant plus que l’auteur ait choisi le deuxième en guise d’écriture.
De même la dite concierge nous confie-t-elle ne pas s’adonner à la lecture de Barbara Cartland à laquelle la vouait pourtant sa condition sociale. Au-delà de ce mépris affiché pour ceux qui ne vivent pas à Boboland, on admettra qu’au moins la vieille dame en rose vendait du rêve et du toc sans s’en cacher.
Quand on lit « L’élégance du hérisson », on se dit, qu’effectivement, Gallimard devrait la publier dans La Pléiade. Question d’honnêteté. Et surtout on se convainc qu’il y a des livres auxquels on ne peut décidément donner aucune chance. Ces romans qu’il faut abandonner en route comme de mauvais compagnons. Car le mépris qui les habite ne mérite pas l’attention recueillie qu’on doit généralement porter aux livres. Tirer sur un livre c’est un peu comme tirer sur une ambulance ? J’en conviens…
Mais :
J’ai déjà écrit ailleurs que je hais ces romans où il pleut et il pleure. Premier droit de tout lecteur. Alors cette pluie qui n’en finit pas dans ce roman social qui se transforme en roman d’initiation avant de s’achever dans un sombre mélo où notre nouvelle Cendrillon se réveille dans un manga et meurt dans les Mystères de Fleur-de Marie… Toute cette pluie pour rien. Aussi vide que les larmes.
« Toute cette pluie, oh, toute cette pluie … » se murmure l’honorable concierge.
Tous ces mots, oh, tous ces mots… Où sont les nerfs, cette tension interne qui font qu’une œuvre vous agrippe pour donner vie à un morceau de vérité ou de fiction ? Boboland n’est qu’une île où des rescapés de nulle part n’ont plus de rêves et dérivent, sans but, dans un miroir sans fin. La littérature – disons même un simple roman, une petite intrigue, quelques personnages – suffit à en démontrer la vacuité.