Morrison, père et fils
Ah, je sais, vous allez me dire il y a Betty Page qui vient de mourir, et vous n’en faites pas l’éloge. Eh bien non : j’ai beau être vieux, je n’ai pas encore quatre-vingt cinq printemps et de toute manière n’ai jamais trop prisé les déguisements en rideaux imitation léopard, et n’ai jamais eu non plus l’âme d’un camionneur collectionneur de soutien-gorges fuselés. L’arnachement aussi dont on l’a longtemps affublée m’a toujours semblé contenir des relents de sado-masochisme ou de "bondage" comme on dit là-bas, et quand aux bas, corsets et porte-jarettelles, désolé, je n’ai pas connu, c’était bien avant que je ne devienne adolescent. Non, rien ne m’attire chez elle, à part un humour qui semblait évident à prendre des poses et des attitudes plus théâtrales les unes que les autres. Agée, elle avait gardé un certain charme avec un sourire assez indéfinissable, comme si elle se souvenait de tous les sourires forcés qu’elle avait dû faire dans sa vie. Une sorte de Joconde des temps modernes, voilà ce qu’elle a bien pu être, très certainement. Souhaitons qu’elle aille un peu encanailler le Paradis, elle qui a si longtemps hanté l’enfer des bibliothèques. Il y a suffisamment de masochisme dans la culture judéo-chtrétienne pour qu’elle puisse ressortir là-haut tout son attirail, qui sait ? Un "punishment party" chez Saint-Pierre et chez les anges, voilà qui serait une bonne idée, non ? Non, aujourd’hui, dans les disparitions, pas de chanteur ni de scientifique. Mais un amiral, un peu particulier, qui, vous allez voir, va nous ramener au rock’n’roll de manière assez inattendue.

L’homme dont je vous parle a eu son heure de gloire lui aussi : il commandait la flotte américaine à bord d’un porte avion renommé, l’USS bonhomme Richard, baptisé le 29 avril 1944 par le fracas d’une bouteille de champagne lancée par Mrs J.S.McCain, la femme du vice amiral McCain... oui, le grand-père de l’autre, le candidat malheureux à la récente élection présidentielle. Le monde des armées est petit, voyez-vous. Dès 1955, ce porte-avions arrivé sur le tard dans la bataille fut modernisé avec un pont en dur (le premier était en bois, comme tous les porte-avions de la guerre du Pacifique !) et une nouvelle piste oblique (inventée par les anglais !), des catapultes à vapeur (comme celles du De Gaulle, que la France a dû acheter aux américains !), des ascenseurs plus larges pour emporter les premiers avions à réaction (des Panther, sur lesquels s’illustrera le cosmonaute Armstrong, -immortalisés dans le film "Le pont de Tokori"- des Banshees de reconnaissance, puis des Cougar à aile en flêche). Un pont parfois fort encombré de différents modèles d’avions, tels le Tiger, le Furry (l’ultime évolution du Super-Sabre naval), de Skyraiders (l’avion de McCain junior !) et du Demon, le précurseur malheureux du Phantom II. Après plusieurs campagnes qui le mènent dans le Pacifique, puis dans l’Océan indien, le voilà qui aborde en 1965 les côtes du Viet-Nam, où il vient d’être appelé en renfort en raison de l’escalade du conflit décidée par Johnson, le successeur de Kennedy (et fort probablement aussi le commanditaire de son assassinat ; comme tout le monde s’en doute désormais). Le voilà arrivé au milieu du Golfe du Tonkin, muni de ses Crusader de reconnaissance (l’avion de John Glenn) qui décollent alors de son pont, mais aussi des biréacteurs comme le Skywarrior surnommé "la baleine", en raison de sa taille imposante, et des Skyhawks qui viennent de toucher leurs premiers missiles Sidewinder, qui s’illustreront contre les Migs.
Le 2 août 1964 son capitaine, nommé l’année précédente comme "pacha", et qui est aussi le commandant de la flotte américaine, entend un appel de détresse du destroyer Maddox qui demande des renforts de l’aviation : il vient juste d’être attaqué par trois vedettes lance-torpilles viet-namiennes, l’incident est donc gravissime ! Le président Johnson est aussitôt prévenu. Deux jours plus tard une nouvelle attaque a lieu, qui déclenche les représailles sur le Nord-Vietnam après un discours télévisé resté célèbre dans les annales. En une du New York Times, on trouve l’explication de des bombardements de représailles au Nord Viet-Nam : "President Johnson has ordered retaliatory action against gunboats and ’certain supporting facilities in North Vietnam’ after renewed attacks against American destroyers in the Gulf of Tonkin." Washington publie alors des dessins explicatifs de l’attaque pour convaincre davantage encore les indécis. Et montre même des photos des trois vedettes : lointaines, avec des contours assez flous et de l’écume bien blanche pour indiquer leur vitesse. Forces cartes sur le trajet exact ce jour là du Maddox restent en revanche secret défense. Normal, se dit-on. Car le public US suit aussitôt son chef de guerre comme un seul homme, outré par la sauvage agression nord-vietanmienne : le commandant du Bonhomme Richard approvisionne en napalm et en bombes les avions qui déversent jour et nuit leur cargaison mortelle, sur ordre de la présidence des Etats-Unis. Qui a réussi dès le 7 août à faire voter à bout de bras une résolution au Congrès pour déclencher les offensives de représailles. Cela restera dans l’histoire comme la désormais célèbre "résolution du Golfe du Tonkin". "Resolved by the Senate and House of Representatives of the United States of America in Congress assembled, that the Congress approves and supports the determination of the President, as Commander in Chief, to take all necessary measures to repel any armed attack against the forces of the United States and to prevent further aggression" dit la motion solennelle numérotée H.J. RES 1145 .
Les heures terribles de la Guerre du Viet-Nam commencent alors. Une guerre où la musique va faire une apparition remarquée. Tout le monde à encore en tête le titre de Coutry Joe and The Fish qui ouvre Woodstock. "Give me a F, a U, a C and a K... "Au son de "Spirit of The Sky", de Norman Greenbaum, les Phantoms décollent et redécollent. Des pilotes se vantent devant les caméras, le sourire aux lèvres, des cartons qu’ils font sur les Viet-Congs. Une incroyable propagande présente les nouveaux chevaliers des temps modernes, chevauchant leur Thunderchief tout neuf. Dans ces films, les avions volent haut et on ne voit jamais leurs victimes. A peine si l’on a quatre secondes au final sur les impacts des bombes : on est déjà rentré à la base et les hommes de piste s’affairent déjà à remettre en état le destrier de fer. L’Amérique nous vend une guerre comme on vend des savonnettes : vu de loin, ça paraît assez bien ficelé, une guerre propre, la première du genre. Vu de près c’est un massacre sans nom de populations civiles : napalm, phosphore blanc, bombes à billes, bombes à suppression d’air, tout y passe dans le registre de l’horreur. Y compris My Laï.
Un film extraordinaire, réalisé bien après (en 1979) essayera bien de rendre ce sentiment terrible de chaos, un film qui a pour thème musical essentiel une chanson désabusée chantée par un jeune éphèbe californien, Jim Morrison, sur fond de bruits de pales d’hélicoptères. Le titre clos le premier album sorti en janvier 1967 d’un nouveau groupe formé en 1965 appelé les Doors, et il s’intitule... The End. Le 9 décembre de la même année, le leader est arrêté sur scène au New Haven Arena dans le Connecticut, pour avoir injurié des policiers qui lui avaient cherché des poux en backstage. Les charges reconnues contre lui sont "indécence" et "obscénités". Pour lui, c’est le début de relations conflictuellles avec l’establishment en général et la police en particulier. Il se pose dès le début en poète maudit, rejetant la société américaine toute entière. En s’opposant naturellement à la guerre du Viet-Nam et son terrible impact chez les enfants, via la télévision, dans un texte écrit en 1968 extrait de Waiting for the Sun : "Unknown Soldier", et sa symbolique sur scène de la guitare-fusil :
Breakfast where the news is read
Television children fed
Unborn living, living dead
Bullet strikes the helmet’s head
Pour en revenir à cette fameuse attaque du Maddox qui a tout enclenché, elle n’a en fait tout simplement jamais existée. Le Maddox est en pleine guerre électronique à ce moment là, cherchant à brouiller les lances missiles SAM qui vont bientôt avoir leur moment de gloire, et il n’y a aucune vedette viet-namienne autour de lui : les photos montrées au public sont en réalité des photomontages. Un des pilotes de Skyhawk de l’USS Ticonderoga, venus en renfort ce jour là, James Stockdale (qui finira amiral après avoir été POW comme McCain),confirmera bien plus tard les faits : "I had the best seat in the house to watch that event," recalled Stockdale a few years ago, "and our destroyers were just shooting at phantom targets — there were no PT boats there.... There was nothing there but black water and American fire power." Le président Johnson lui-même, en aparté confiera peu de temps après la même chose : "for all I know, our Navy was shooting at whales out there." On aura confirmation de l’autre côté près de trente ans après seulement : "in 1995 retired Vietnamese Gen. Vo Nguyen Giap, in a meeting with former Secretary of Defense Robert McNamara, categorically denied that the North Vietnamese had attacked the U.S. destroyers on Aug. 4, 1964".
Les bombardements au Nord Viet-Nam avaient débuté en 1965 comme avaient débuté ceux de l’Irak en 2003, par un mensonge éhonté. L’homme qui dirigeait alors la flotte américaine du Golfe du Tonkin devait obligatoirement être au courant. Il n’était pas pour autant le soldat inconnu si bien chanté par... son fils. Car l’homme qui vient de mourir hier à 89 ans n’était autre que l’amiral George S. Morrison, le propre père de Jim Morrison, mort à 27 ans seulement à Paris, voilà bien longtemps maintenant, le 3 juillet 1971. Né deux ans après Pearl Harbour et ayant écrit un jour : "moi, j’ai consacré mon enfance à me faire l’âme monstrueuse, j’ai désobéi naturellement toute ma vie, à des années lumières de mon amiral de géniteur, stupide majordome avec uniforme et gants blancs". A ma connaissance, c’est un des rares cas où le fils, disparu 37 ans avant, avait rédigé à l’avance l’épitaphe au vitriol de son propre père. Terribles paroles. "War is over..." chantait le fils : elle n’aurait jamais dû démarrer, savait le père.
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