Sortie dominicale
Briser la solitude ?

Les habitués se retrouvent.
C'est une grande cantine, un de ces restaurants sans prétention aucune, qu'on qualifiait autrefois, avec beaucoup de respect et de considération, de routier. C'est un des rares arrêts aménagés qu'offre cette route nationale ; des chauffeurs y sont naufragés le temps d'un dimanche pluvieux. Pour eux, ce n'est pas une sortie mais une longue parenthèse sans saveur : un temps qui n'en finit pas de s'étioler entre le bar et leur camion.
Pour les autres, c'est bien souvent la sortie dominicale, l'endroit qui vient rompre la monotonie de la semaine. Ils se retrouvent, fidèles parmi les fidèles. Le personnel, fort disponible et incroyablement prévenant, salue chacun d'eux, lui accorde un petit mot gentil. Les têtes blanches ou grises échangent quelques nouvelles d'une table à l'autre ; ils s'enquièrent de celui qui n'est pas là, s'inquiètent de cet autre, absent depuis plus longtemps. Curieusement, malgré le plaisir manifeste de se retrouver ainsi, ils ne franchiront jamais le pas pour faire tablée commune.
Les mines sont réjouies, c'est le repas du dimanche : celui que l'on fait entre soi depuis que les enfants ne viennent plus. C'est bien commode du reste, il n'y a plus le souci de préparer le repas, de mettre les petits plats dans les grands. Ici, on est à l'abri des surprises, bonnes ou mauvaises ; elles ne risquent pas de survenir:ce sont toujours les mêmes entrées à volonté, celles qu'on finit par ne plus prendre en quantité !
Quant aux plats, leur immuable répétition rassure plus qu'elle ne lasse. C'est un peu comme le rituel poulet frit qu'on faisait quand la famille était encore réunie. Il y a des choses qui sont preuves qu'on est encore en vie malgré l'ennui et le temps qui s'étire. Cette cérémonie culinaire, si peu gastronomique malgré tout, est de celles-là. Le dimanche marque-t-il le début ou bien la fin de la semaine ? Qu'importe, il atteste de la pérennité du moment.
Monsieur commande toujours le même vin, s'offre une petite bière en guise d'apéritif. Madame le regarde d'un air attendri ; elle s'amuse de le voir bien plus raisonnable qu'au temps jadis où il n'hésitait pas à vider deux bouteilles à lui seul. Elle prend une petite douceur, elle aussi ; c'est jour de fête après-tout.
Pour l'occasion, parce que c'est ainsi chaque dimanche, les frites seront à la fête. Il y si longtemps que Madame n'en fait plus à la maison. À quoi bon sortir la grosse friteuse pour eux deux. Alors, ce plaisir simple, ils se l'accordent en venant ici :ce vaste restaurant bon marché duquel on sort sans jamais avoir faim.
Les grands restaurants ? Ce n'est pas un luxe qu'ils peuvent s'offrir. Leurs pensions sont maigres. Ils sont tous issus de la ruralité : il n'y a pas à s'y tromper. Leurs vêtements, tout autant que leurs visages burinés, trahissent leurs origines. Il n'est pas question de s'en gausser ; ils sont d'une simplicité de bon aloi, loin des minauderies d'une bourgeoisie qui n'en finit plus de parader.
Les gens de passage sont déjà partis, qu'eux ne se précipitent pas encore sur le buffet des desserts, le clou de la soirée. Ils s'accordent cette distorsion gourmande qui vient rompre les régimes draconiens acceptés, il n'y a pas le choix, durant toute la semaine. Monsieur prendra deux pâtisseries tandis que madame se contentera d'une crème et d'une petite salade de fruits.
Il leur restera à déguster le café. Monsieur se souvient avec un brin de nostalgie du temps où il n'hésitait jamais à sortir le pousse-café. C'est bien une folie qu'il ne peut plus se permettre. Il faudra bien reprendre la voiture même s'ils connaissent des chemins de traverse où le gendarme se fait rare. Ce serait idiot de gâcher ce bon moment.
Ils savent qu'à la maison Michel Drucker les attendra pour aller jusqu'à l'heure de la soupe. Il est vraiment bien ce garçon ; dommage qu'il ne soit pas de la famille. Lui, il ne laisserait pas ses vieux parents seuls tous les dimanches. Un nuage passe, demain c'est lundi et la routine reprendra ses droits …
Dominicalement leur.
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