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Accueil du site > Culture & Loisirs > Extraits d’ouvrages > Démocratie... ou l’art de tirer de l’homme le plus possible en (...)

Démocratie... ou l’art de tirer de l’homme le plus possible en lui rendant le moins possible

Témoin et acteur des bouleversements politiques de son temps, préhistorien, Jacques Boucher de Perthes, l'un des fondateurs de sa discipline et dont la Société d'anthropologie de Paris dira qu'il fut en toutes choses un initiateur, nous livre en 1850, sa vision sans concession et sans illusion d'un gouvernement, raillant plus particulièrement la démocratie : « La seule différence du despotisme à cette liberté nouvelle, c'est qu'ici la masse est sacrifiée à l'égoïsme ou à l'insouciance d'un seul, et que là elle l'est à celui de quelques-uns »

Comment se fait-il que depuis le commencement du monde, après tant de méditations , d'essais, de livres et de paroles, on n'ait pas pu trouver un moyen, même passable, pour conduire les hommes et les rendre heureux, et ceci, pas plus chez un grand peuple que dans un couvent de capucins ?

Vous, par exemple, mes chers compatriotes, vous avez passé, depuis 1790, par toutes les nuances de gouvernements réputés possibles ; vous avez essayé de tout : royauté pure, royauté constitutionnelle, royauté républicaine, république, convention, terreur, directoire, consul, empereur, roi légitime, roi philosophe, roi très chrétien, roi citoyen ; et pendant chacun de ces règnes, vous avez changé vingt fois de ministres et tout autant de systèmes. En résultat, où a été le bénéfice pour la majorité ? Qu'y a gagné la masse ? Vous avez déplacé la misère et peut-être les vices : celui qui était pauvre est devenu riche, celui qui était riche est devenu pauvre. Mais, encore une fois, qu'y a gagné la nation en aisance et en moralité ? Y voyez-vous un pauvre de moins et un honnête homme de plus ?

(...)

Tirer de l'homme le plus possible en lui rendant le moins possible, voilà l'esprit, l'intention, le but plus ou moins mal déguisé de toutes les constitutions, chartes, codes, contrats, en un mot, de tous les gouvernements, y compris même ceux que vous nommez démocratiques. La seule différence du despotisme à cette liberté nouvelle, c'est qu'ici la masse est sacrifiée à l'égoïsme ou à l'insouciance d'un seul, et que là elle l'est à celui de quelques-uns.

La propriété doit être l'une des bases fondamentales de toute constitution, c'est ce qu'on ne saurait mettre en doute. Que cette propriété soit représentée par le propriétaire, rien de plus juste encore. Que celui-ci soit appelé à faire les lois, de préférence à bien d'autres, je n'y vois aussi rien que de très logique, parce que celui qui a sa fortune faite présente plus de garantie que celui qui veut la faire. Ainsi, tout est bien jusque là. Mais ce qui l'est moins, c'est qu'oubliant trop souvent qu'il est le représentant de tous, il songe beaucoup à lui et assez peu aux autres.

Il en résulte que si vous analysez les codes des divers peuples européens, vous y verrez que la loi a moins mission de faire vivre ceux qui sont pauvres que d'enrichir encore ceux qui sont riches ; et quand le législateur propriétaire a tout fait pour ne jamais mourir de faim, lui et ses enfants, il ne prend aucun souci pour que les autres n'en meurent pas, parce qu'en effet, sauf un petit nombre de cas, ces autres étant inutiles à son bien-être, il lui importe peu qu'ils vivent ; et c'est précisément pourquoi, parmi tant de savantes constitutions, il n'en est pas une seule qui garantisse la vie du grand nombre.

Néanmoins, cette constitution, cette charte, qui ne confère rien au peuple, qui ne lui ouvre aucune voie de gagner quelque chose, s'arroge le droit de prendre sur ce que ce peuple parvient à gagner sans elle. Elle fait plus, elle s'empare de ce peuple lui-même, elle l'arrache à sa famille, à son atelier, à sa liberté ; elle le fait soldat et le fait égorger pour la défense d'intérêts qui ne sont pas les siens, c'est-à-dire d'un territoire où il ne possède rien et d'un gouvernement qui ne le protège ni ne le nourrit.

La plupart des chartes humaines peuvent donc se résumer ainsi : « Les deux tiers de la nation travailleront pour défendre, nourrir et enrichir l'autre tiers. Le tiers nourri, défendu et enrichi ne doit rien aux deux autres tiers. Il n'est responsable ni de leur moralité, ni de leur bonheur ni de leur vie. » En indiquant le tiers, j'ai pris l'acception la plus large, car il est de fait que chez la grande majorité des nations, ce n'est pas le tiers qui prospère aux dépens des deux autres, c'est le dixième, c'est le vingtième. Analysez et commentez vos lois européennes et pesez-en les conséquences, voyez ce qui est, non dans les discours de vos rhéteurs, mais dans la réalité des choses, et comptez le nombre des heureux et des malheureux, des pauvres et des riches ; comptez-les chez vous, comptez-les partout, et dites en conscience si j'exagère.

J'en reviens donc encore à ces conclusions : ce que nous nommons gouvernement ou administration n'est, de fait, ni l'un ni l'autre, mais l'exploitation de la majorité par la minorité. Dès lors, de tous les gouvernements européens aujourd'hui existants, il n'en est aucun qui intéresse essentiellement la multitude, par la raison que dans tous la masse souffre, et que le nombre des malheureux n'est pas moindre dans ce qu'on appelle un bon gouvernement que sous celui qu'on nomme un mauvais.

Conséquemment, les prétendues améliorations qui ont eu lieu dans les institutions européennes depuis soixante ans, n'ayant donné ni plus de travail, ni plus d'aisance, ni plus de moralité, ni plus d'avenir, ni plus de lumière, ni plus de liberté au peuple, ces améliorations n'existent pas de fait ; et, de même que l'oiseau dans sa cage, nous avons fait beaucoup de mouvements sans avancer d'un pas. Si la civilisation consiste à écarter de l'humanité l'ignorance, le vice et la pauvreté, cette civilisation n'existe donc réellement point en Europe où la très grande majorité des individus est pauvre, ignorante et vicieuse.

(Extrait de Hommes et choses. Alphabet des passions et des sensations. Esquisses de mœurs faisant suite au petit glossaire (Tome 2), 1850)
 

© La France pittoresque
Web : http://www.france-pittoresque.com
Magazine : http://www.magazine-histoire.com
Facebook : http://bit.ly/gtwKCc

 

Image : Jacques Boucher de Perthes


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6 réactions à cet article    


  • easy easy 25 février 2011 10:54

    Merci.

    Au fond, tous les programmes reposent sur le nerf de l’espoir, mettons même l’ambition, allez, la cupidité même.
     

    Le nerf de l’espoir, l’espérance que demain sera meilleur, ce nerf les animaux l’ont-ils ?
    Même la pie voleuse possède-t-elle ce nerf ? Il me semble que non.

    Dès que l’homme a commencé à percevoir le concept de projection sur l’avenir, dès qu’il a inventé la conjugaison au futur, il aurait développé, tu penses, pas con, son principal nerf, je veux dire son nerf le plus spécifique à l’espèce, celui de l’espoir.

    Nous le savons tous au fond que nous fonctionnons surtout à l’espoir puisque pour faire souffrir quelqu’un, pour bien le torturer, nous nous attaquons à son espoir.


    Car, nous sommes bien d’accord n’est-ce pas, le gueux, le misérable, le pauvre pêcheur, lui aussi démontrerait sa cupidité s’il ne s’était fait une raison sur son infortune. Et l’espoir, c’est p’tet dommage mais c’est ainsi, va surtout au matériel (après avoir fait de le deuil de devenir plus beau, plus grand, plus fort).

    En tous cas, il y a deux programmes. L’un religieux qui irait à envoyer l’espoir vers l’au-delà (fallait l’inventer !) et l’autre, politique, visant à envoyer l’espoir cristaller sur la bouffe et les pantoufles.

    Malgré tout, il y a des gens, saluons les, qui font de véritables efforts pour dépasser ces deux sirènes.

    Tiens, par exemple, il y a Odon Vallet. Il me semble qu’il ne croit pas au mirage de l’au-delà et a également refusé un gros héritage. Ni de l’une ni de l’autre des formules de précipitation de l’espoir ne l’intéressent.
    Il me semble, mais je peux me tromper e’t c’est facile sur ce point, que s’il croit éventuellement en Dieu, il ne croit pas dans l’au-delà. Il n’investit dans aucun futur le concernant. Il croit dans l’attitude chrétienne pour ce qu’elle offre de bon à la communauté des hommes, là tout de suite, dans le présent, au quotidien. Rien de plus.

    C’est une singulière façon de mobiliser son sens de l’espoir.




    • CAMBRONNE CAMBRONNE 25 février 2011 12:03

      Merci pour ce beau et intelligent texte .

      Cela prouve bien que la pensée du XIXème siècle est à la base de tous les courants de pensée modernes .

      Pour caricaturer je reprendrai l’adage bien connu : « La dictature c’est :ferme ta gueule , la démocratie c’est cause toujours » .

      Vive la république quand même .


      • kiouty 25 février 2011 14:57

        La réponse à la question du pourquoi le pouvoir ne fait jamais ce que les gens veulent n’est pas sans réponse.

        Une piste de lecture : « Comprendre le pouvoir » en 3 tomes de Chomsky.

        Une autre : la stratégie du choc de Naomi Klein (ou la methode pour faire des mega-profits en foutant le monde en l’air).


        • brieli67 25 février 2011 19:00

          Encore faut-il définir


          l’ Anthropologie  et la dissocier de l’Ethnologie, « science galvaudée » du XIX et du XX

          La France en ce temps : l’aristocrate de Gobineau est contemporain !

          Ces textes ont bonheur/malheur d’exister, mais de grâce laissons les dans leur « jus historique » ....

          En dépit de ses Essais, sous Michel de Montagne sa chère ville de Bordeaux a mis en place le commerce « triangulaire » 

          • Axel de Saint Mauxe Axel de Saint Mauxe 4 mars 2011 23:28

            Lisez aussi Révolution droitiste (Micberth/Richard)


            • bakar 22 mars 2011 00:09

              Que penserais les philosophes de notre siècle de cette déconstruction du pouvoir tel que le subit la masse aujourd’hui ? Comme quoi le passé est le présent de demain autrement dit « la mode est un éternel recommencement ». De la démocratie à la démocratie que d’épisode, quel sera le prochain ? Sûr qu’un de ces auteurs des siècles d’hier l’a déjà décrit.

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