En vieillissant, les hommes pleurent…
C'est une histoire de taiseux. Qui traite de ceux qui ont du mal à mettre des mots sur les choses, et qui en crèvent. Ceux qui voient le monde tourner autour d'eux et qui restent là, comme une borne, un repère qui sera vite noyé par les eaux. Un homme dont les mains lourdes et gauches se tortillent, sans mot dire ni maudire. Une ode au silence et à la dignité. Fresque pudique, discrète, fondamentale, à mi-chemin entre l'univers de Balzac et celui de Pierre Michon, le dernier roman de J.L Seigle (récent prix RTL et prix des libraires) pèse lourd et parle de la terre, où on finira tous. Parce que « celui qui parle de l'avenir est un coquin. Invoquer sa postérité, c'est faire un discours aux asticots » (Céline).
J'ai lu ce livre il y a deux semaines, pour deux raisons : une bonne et une mauvaise.
La mauvaise, c'est le titre. Il m'a bien plu, et j'ai imaginé qu'il traitait d'un phénomène que j'avais constaté il y a quelques années, quand mes parents avaient entamé leur lente descente vers ce rien du tout qu'on appelle la vieillesse. Mon père, qui avait été dur et pudique toute sa vie, avait souvent la larme à l'oeil pour un rien, à présent qu'il était grabataire. Un petit film de rien du tout à la télé, une mort anonyme au JT de 20.00. Ma mère pareil, qui sa vie durant ne s'était apitoyée sur personne- pas même elle- y allait désormais de sa larme pour un oiseau piaillant à sa fenêtre. A l'époque, j'avais des enfants en bas âge, et en passant du change des couches de ma progéniture au nettoyage de l'incontinence parentale, je me disais que les deux bouts de la vie se ressemblent. On a des couches, on ne parle pas -ou presque-, on vous donne la becquée à la petite cuiller et on pleure pour un rien.
Mais non, ce livre ne traite pas de la vieillesse et de son naufrage. Albert Chassaing, le personnage principal, a 53 ans, et ça n'empêche pas qu'il veuille partir.
La bonne raison d'acheter ce roman, c'est qu'il est écrit par Jean-Luc Seigle, qui n'est pas le premier scribouilleur venu, et que j'avais apprécié dans « la nuit dépeuplée ». Et aussi, naturellement, en tant que scénariste du film en noir et blanc « les convoyeurs attendent », du belge Benoît Mariage : une fresque en noir et blanc sur l'absurde, les petites gens, le bêtise ordinaire et l'espoir en berne, la recherche effrénée d’un peu de fric dans les poubelles de la vie. Thèmes qui ressurgissent ici, avec talent.
Bon, alors je vous raconte, car je sens que vous êtes pressé.
Nous sommes à l’été 1961, près de Clermont-Ferrand. Albert Chassaing, un ex-agriculteur dans la cinquantaine, est devenu ouvrier de nuit chez Michelin, dans la chaleur et dans le bruit du caoutchouc en fusion. Il sent son corps usé l’abandonner peu à peu. Il ne bande plus. Sa femme se pomponne au cas où un amant vigoureux à bel appendice caudal viendrait à passer.
En attendant, elle se prosterne devant les premiers signes de la modernité qui se profile : la télé qui arrive, la machine à laver. C’est l’horizon de ses pensées.
Albert a deux fils : un qui a été réquisitionné pour la guerre d’Algérie, et Gilles, le petit, qui se passionne pour les livres et Balzac, dans cette famille peu gâtée par le savoir et la distribution des prix.
Albert comprend que l’époque le dépasse, qu’il du côté du noir et blanc, qu’il n’a plus de rôle à jouer dans cette famille ni dans cette vie moderne en couleurs qui s’annonce. Alors, il veut en finir sans attendre la fin du film.
Son rôle fut de faire deux enfants, dans une vidange de carter séminal, et voilà tout.
Mais il a beau ne pas être instruit, il a conscience qu’un humain ne peut verser dans le fossé comme un simple chien errant. Il faut qu’il trouve un parrain pour son fils. Un qui aimerait les livres. Un père dont il n’aura pas honte. Il le trouve en la personne d’un maître d’école à la retraite qui vient s’installer à côté de sa maison. Albert les pousse l’un contre l’autre, car il sait que la transmission passera par cet homme, que la vie continuera sans lui, et plutôt mieux pour tout le monde.
Ce livre n’est pas un roman sur le suicide. Il traite du courage de quitter la vie après avoir accompli son travail, joué son rôle dans le grand lego de la vie. Comme le dit l’auteur :
« Albert ne pensait pas à mourir, il avait juste le désir d’en finir. Mourir ne serait que le moyen ».
Pour finir, il finira. Et voilà tout.
De nos jours, Albert irait sans doute voir un psychanalyste, consulterait une cellule psychologique. Ou bien prendrait son 11.43 et tirerait sur tous ceux qui ont une grosse bite et qui ont lu tous les livres.
Mais nous sommes en 1961. A l’époque, ces choses-là, on n’en faisait pas tout un roman…
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Extrait :
« Il faisait déjà une chaleur à crever. Nu, écrasé sur son lit, les yeux grands ouverts, Albert Chassaing appuya sur le bouton du ventilo en plastique bleu posé sur la table de nuit. Une impression d'air et de fraîcheur. La sueur se refroidissait sur son visage, sur son torse et sur ses cuisses. Il respirait enfin. Albert travaillait « au noir » chez Michelin, à la gomme des pneus, la gomme en fusion qui venait des hévéas de l'Indochine perdue, qui puait et qui les étouffait les uns après les autres ; l'air brassé par le ventilo venait à son secours, mais, à force de vibrer sur sa peau, il finit par lui rappeler l'existence de son corps. C'était insoutenable. Ce corps que Suzanne ne sollicitait plus depuis longtemps. De toute façon, il n'arrivait même plus à bander. En finir le libérerait de tout ça. Albert ne pensait pas à mourir, il avait juste le désir d'en finir. Mourir ne serait que le moyen.
Ce n'était pas la première fois qu'il se réveillait avec cette idée en tête. Y avait-il plus de raisons de le faire que les autres jours, ou seulement quelque chose de plus apaisant ce matin à se laisser envahir par cette idée ? Quand ça avait-il commencé ? Y avait-il eu un temps dans sa vie où ça n'avait pas été en lui ? Peut-être, après la mort de son père quand il s'était retrouvé seul avec sa mère et sa petite soeur. C'était si loin. Il avait quinze ans. C'était en 1923. Et nous étions en 1961. Des joies, Albert en connaissait encore, des petits bonheurs de rien du tout, des impressions fugaces et impartageables. La rosée qui exhale l'odeur de la terre. Il n'aimait rien plus que cette odeur préhistorique quand il rentrait de l'usine le matin très tôt après une nuit dans l'enfer des pneus. Le chant des oiseaux ressuscités après l'hiver dans le cerisier, ou encore cette façon que le vent a de transformer un champ de blé en houle jaune et sèche. Il aimait tous ces minuscules plaisirs et d'autres encore que Suzanne n'aimait pas, avoir les ongles noirs, transpirer comme un boeuf et sentir l'odeur des vaches et du fumier. C'était la première fois qu'il pensait au bonheur en même temps qu'à l'idée d'en finir. Peut-être parce que ce désir de la fin était ancré en lui depuis très longtemps, comme une balle qui se serait logée dans son corps sans le tuer. Il avait connu un gars, Armand Delpastre, qui avait longtemps vécu avec une balle allemande dans le cerveau et qui disait tout le temps « Moi, le métal, ça me connaît ! », puis il partait d'un grand éclat de rire laissant apparaître toutes ses dents en or. Un marrant, ce Delpastre. Tout alla bien jusqu'au jour où la balle, en temps de paix, acheva sa trajectoire ; un seul millimètre suffit pour le tuer dans son sommeil. Chez Albert, la balle imaginaire s'était logée tout près du coeur. »
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Jean-Luc Seigle, « En vieillissant, les hommes pleurent », Flammarion.
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