Hugues Pagan : une lueur dans la nuit du polar français
La vieille Buick glissait le long des trottoirs mouillés de nuit, où les néons se regardaient clignoter dans l’aube sale. On finissait une patrouille de nuit, avec Chandler, Mc Coy, Elroy et Mc Bain. On planquait depuis longtemps à la recherche d’un certain Hugues Pagan, un polareux. On dit en ville que c’est lui le nouveau boss du polar Frenchy. Nous, les Ricains, on voulait voir ça de près. Quand on l’a vu sortir du block, raide dans sa parka de cuir qui le tenait debout, on a lu d’emblée dans ses yeux gris pleins d’eau qu’il n’en avait plus rien à foutre de rien. Il planait là quelque chose comme du respect. En le mettant dans la Buick pour l’emmener à Agoravox, on ne lui a même pas mis les menottes. Du respect, je vous dis.

- Interrogatoire d’identité :
PAGAN Hugues (de son vrai prénom Yves), né en 1947 à Orléanville (Algérie). Etudes de droit, maîtrise de philo (thèse sur Heidegger), puis réussite au concours d’Inspecteur de Police. Fera vingt ans de "maison" (qu’il appelle "l’usine"), en Police judiciaire à Paris. Petites et moyennes affaires (commissariats de quartier, puis 4e BT, appelées aujourd’hui DPJ). Ecrit d’abord sous pseudo. Le 27 juin 1988, Inspecteur divisionnaire, il est l’un des OPJ requis pour l’enquête et l’identification des corps du carnage ferroviaire des sous-sols de la gare de Lyon (56 morts). Profondément marqué, il prend du recul, écrit plus que jamais pour exorciser ses visions, et connaît rapidement la reconnaissance des pairs. Il est édité chez "Rivages Noir", la collection François Guérif. Puis il donne sa démission, part en retraite anticipée et, parallèlement à l’écriture, devient scénariste de films et de séries télévisées.
Principales condamnations :
Boulevard des allongés (1984), Les Eaux mortes, Je suis un soir d’été, La Mort dans une voiture solitaire (1992), Dernière station avant l’autoroute (1997).
- Les faits reprochés :
"Le polar, c’est mort", disait en 1990 de façon péremptoire - mais prémonitoire - Jean-Patrick Manchette, le "pape du néo-polar". Brillant porte-drapeau du polar français des années 70/80, ayant appliqué les techniques du nouveau roman au polar (constructions en abyme, récit à la troisième personne, travelling empruntés au cinéma), la mort de Manchette, séché en juin 1995 d’un cancer du pancréas, laisse un vide immense. Le Robbe-Grillet du polar, respecté des Américains, aux œuvres disséquées en khâgne, n’a laissé que des orphelins. Ce n’est pas faire offense à A.D.G, Fred Vargas ou J.-C. Izzo que de dire que Manchette n’a pas été remplacé. La nuit du polar français…
Hugues Pagan ne l’a pas remplacé non plus, stylistiquement, mais il s’est progressivement imposé comme le "boss" pour les amateurs du genre. Il écrit bien (très bien) et c’est un flic. Une rareté, car, d’habitude, les icônes du polar sont soit des gens appliqués, mais qui ne savent pas de quoi ils parlent, soit des professionnels (ou ex.) des morgues dont la plume est indigente. Pagan écrit bien et il ne sait que trop de quoi il parle : c’est sa double force.
- L’avis du psychologue commis d’office :
Profondément désenchanté, fasciné par les gens "déjà morts avant d’être morts", Pagan écrit sur l’indicible. Ex-flic, c’est-à-dire éboueur de la société, il décrit ses odeurs, et ça ne sent pas bon. Il écrit sur la décrépitude, la mort des héros. Les gens qui se regardent passer dans la rue et qui n’aiment pas ce qu’ils sont devenus. L’alcool pour tenir debout, la cigarette plantée sous le nez pour lutter contre l’odeur des morgues. Style très célinien, parfois mâtiné de la brièveté chirurgicale d’un Beckett. Une grande négritude intérieure, un nègre blanc…
La seule lueur provient parfois, brièvement, des femmes, et du sexe pour "se montrer qu’on est pas encore morts". Il ajoute : " Il n’y a pas un seul voyou que j’ai admiré. Ils sont en général symétriquement aussi cons et baltringues que les flics. Je peux dire qu’en 23 ans de police, les seuls vrais mecs que j’ai rencontrés et qui tenaient la distance en sachant rester humains étaient des femmes".
Longtemps porté par des idées humanistes et "de gauche", Pagan a aussi abandonné cela derrière lui. L’homme n’est pas bon. Il cite Cioran : "toute existence est nécessairement un processus de décomposition". Dans une société pourrie, pourquoi les flics ne le seraient-ils pas ?
"L’éthique a des variables, et on peut penser, hélas, qu’il y a une éthique du CAC 40"… lâche-t-il.
Pour Pagan, il n’y pas les bons et les méchants. Ce sont, alternativement, les mêmes. Ses personnages ne sont pas immoraux, ils sont a-moraux. Tels Harvey Keitel dans Bad Lieutenant ? Non. Rigoureux jusqu’au bout, Pagan indique : "si j’admire beaucoup Abel Ferrara, son Bad Lieutenant est faible à cause de ce souci de rédemption. Il faut savoir qu’on est dans la merde et qu’on n’en sortira pas".
Dans la description clinique d’une fillette éventrée avec ses intestins dans la bouche, Pagan ne cède à aucune facilité. Pas même celle d’évoquer "l’assourdissant silence de Dieu".
Pour lui, puisqu’on ne peut changer le monde, il faut être attentif aux mots qui le décrivent. D’où une rigueur stylistique extrême, élégance des désespérés, conçue comme dernier bastion du respect de soi et du lecteur.
C’est donc de la littérature.
Bref, M. le juge, Pagan mérite la mort, comme tout le monde, mais je vous demande de lui accorder le sursis.
- Morceaux choisis :
- "C’est notre propre douleur, au fond, qui nous protège le mieux contre les pièges et les tentations de la vie, contre nos lâches ambitions de bonheur, nos tristes et déraisonnables envies de durer. Durer, d’ailleurs, c’est seulement la viande qui le veut, l’âme il y a bien longtemps déjà qu’elle a décroché, qu’elle a dévalé en pente douce, sur la pointe des pieds, le mince chemin de la vie, qu’elle s’est perdue de trop de souffrance et d’amertume, de trop de clairvoyance, surtout.
Mon âme, je l’ai paumée à force de trop de morts, de nuits blanches et de café. Elle en a eu assez de ce que je lui faisais voir. Elle est partie de son côté et moi du mien. Je ne peux pas lui en vouloir. C’était pas une vie pour elle, dans le fond. C’est infiniment plus vulnérable et fragile qu’on le croit, une âme. C’est seulement quand on ne l’a plus qu’on se rend compte. Quand il n’y a plus rien à faire que verser dans le fossé et attendre qu’on ferme".
- "Le ciel était bleu et immense, et étincelant comme un bol de porcelaine renversé et les balises de l’héliport étaient encore allumées, mais on n’allait pas tarder à les éteindre. Il avait quitté la morgue à pied. Il avait traversé la salle d’entrée, seul, et sans que personne ne l’appelât. Il était presque huit heures et les bagnoles commençaient à rouler pare-chocs contre pare-chocs sur le périphérique proche. Il faisait froid et clair et on y voyait loin, mais pas jusqu’où Schneider était parti".
- "Je me rappelle la petite fille. Elle vient souvent hanter mes nuits (…). En refermant sur elle cette bâche si légère, j’ai éprouvé malgré moi un sentiment de souffrance et d’amertume presque intolérable. De toute mon existence, je garderai la conviction intime que si, à cet instant, j’avais pu ressentir tant de douleur impuissante, une telle intensité de chagrin et de désolation, c’était bien là une preuve qu’il s’en était fallu de bien peu que je fusse quelqu’un de fréquentable et pour qui même j’aurais pu éprouver affection et respect".
- "Ce qui fait notre propre malheur, c’est sûr, c’est les petits bonheurs qu’on aurait aimé se passer, ces petites douceurs… L’odeur du jasmin, la mer au crépuscule. C’est de là que vient tout le mal. Il faudrait n’avoir jamais connu d’espoir. C’est comme ça que ça aurait pu être peut être tenable. Pas d’espoir pour soi-même, je veux dire. Les autres, ils ont le droit d’essayer."
- "Chaque homme est muré dans sa nuit. On avait beau se faire des signes, de chaque côté des voies, le train n’en passait pas moins inexorablement avec son cortège de morts et de vivants effarés".
- "C’était comme ça, joué d’avance et d’avance perdu. Alors, le grand ciel bleu sombre, la mer immense, le soleil écrasant… Vous pensez… Certains soirs, on se souvient bien des sourires, des promesses, mais à quoi ça vous mène ? Même ces maisons aux façades blanches, aveuglantes dans le plein midi, crayeuses, abruptes comme des falaises… C’est bien tout fini, allez…"
- Epilogue :
Bon, les 48 heures de garde à vue sont écoulées. Le café est froid et il ne reste qu’une Craven A dans le paquet chiffonné. Ce Pagan, on va le relâcher, parce que finalement, il est plus noir que nous. Pour ceux qui veulent ses aveux complets, lire :
http://www.cairn.info/revue-mouvements-2001-3-page-82.htm
Pour voir l’ensemble de son casier judiciaire :
http://www.payot-rivages.fr/asp/auteur.asp?id=100
Nous, on repart en patrouille. C’est pas parce qu’on a rencontré une lueur que ce n’est pas toujours la nuit.
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