La philosophie de l’histoire
Il y a longtemps, j’ai lu LE BACHELIER. « De mon temps », du temps de ma jeunesse, c’était une lecture incontournable. Un peu comme Prévert et Vian qui n’étaient pas encore entrés dans les lectures scolaires.
Je ne sais pas si « de nos jours » LE BACHELIER est dans le programme du bac. Si des professeurs de première commencent d’en dégoûter des lycéens qui ne lisent que des SMS.
LE BACHELIER pourrait aussi figurer dans « Les classiques de la subversion ». Mais a-t-il été repris dans une version rapp ou une version slam ?
Deux passages du livre sont restés dans ma mémoire.
Le premier est d’une actualité brûlante. Chapitre 25 (Mazas) :
« Je sais ce que c'est que de songer à tuer un homme. J'en ai eu la pensée jadis, et je me rappelle les émotions qui me serraient le coeur et me glaçaient la peau du crâne, quand je me représentais la minute où je tirerais mon arme, ... où je viserais... où je ferais feu...
Puis j'ai lu des livres, j'ai réfléchi, et je ne crois plus aussi fort que jadis à l'efficacité du régicide.
C'est le mal social qu'il faudrait tuer. »
Voilà pour l’insurrection qui vient, pour la pratique de l’histoire. Le second est plus ironique : c’est une question de théorie qui y est abordée. C’est à la dernière page du chapitre 9 (La Maison Renoul) :
« Moi, dit une voix qui a l'air de sortir de dessous terre, je ferai la PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE. »
On cherche, on regarde.
C'est Championnet qui a parlé.
Championnet, penseur ! Avant la scène de la manifestation il n'était guère connu de nous que parce qu'il tournait ses souliers en marchant, mais il les tournait, c'est effrayant ! Il les tourne encore. Une paire de bottines neuves lui fait trois jours ; les bottines de ce jeune homme ont toujours l'air de vouloir s'en aller de droite, de gauche, comme si elles étaient dégoûtées de ses pieds...
Il veut faire la PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE.
Comment l'entend-il ? A-t-il une vue d'ensemble sur le déluge, sur les khalifes, sur Omar, sur les croisades, sur Louis-Philippe ?
« Citoyens, fait Renoul qui préside, personne ne dit rien ? Matoussaint, tu n'as pas d'observation à faire ?... Vingtras ?... Rock ?... On ne demande pas la parole ? »
Non, on se tortille sur ces chaises seulement ; on a l'air de chercher au fond de sa poche et de ne pas pouvoir atteindre son diable de tabac qu'on a dans le creux de la main... On se tortille beaucoup ; il y a de petites toux et un grand silence, troué de rires qui pétillent...
Championnet a perdu la tête ; il fait comme beaucoup de gens embarrassés qui regardent le bout de leurs souliers. Il ne peut pas voir le bout des siens, c'est impossible ! il attraperait un torticolis. Il a justement tourné énormément, ces jours-ci.
« Citoyen Championnet, reprend Renoul d'un air doctoral, c'est bien la philosophie de l'histoire que vous avez voulu dire, ce n'est pas l'histoire de la philosophie ?
—Non, non, c'est bien la philosophie de l'histoire, c'est assez clair !
—Sans doute, mais pourriez-vous indiquer au comité de rédaction (murmures flatteurs dans l'assemblée) comment vous prendrez la chose ! Montez sur ce tabouret. »
On a justement ciré le plancher. Championnet a l'air de patiner.
« Ôtez vos souliers !
—Oui, oui.
—Vous savez bien qu'il a été voté que non ! On ne peut pas aller contre un vote. »
Championnet se dirige de nouveau vers le tabouret. C'est difficile avec ses chaussures tournées !
« Qu'il parle assis !
—Non, non. À genoux !
—Assis, assis ! »
Mais il n'y a plus de chaises—on a caché sa chaise.
Championnet fut simple et grand.
Il s'accroupit à l'orientale et commença à nous expliquer, les jambes croisées, ce qu'il appelait la philosophie de l'histoire.
Il fut long, très long. Nous écoutâmes avec beaucoup de soin, mais personne n'y comprit goutte—et encore aujourd'hui, je ne suis pas bien sûr, pour mon compte, de savoir exactement ce que c'est que la philosophie de l'histoire. Je me la représente toujours sous la forme d'un homme assis en tailleur avec des bottines tournées. »
Voilà. J’ai cité le passage un extenso. Lorsque je l’ai lu, je tentais depuis quelques années d’assimiler la philosophie de l’histoire, justement, mais dans ses versions de Hegel, de Marx, de Cieszkowski…
Depuis, de temps en temps, j’aime bien imaginer Marx (ou Hegel) « sous la forme d'un homme assis en tailleur avec des bottines tournées. ». Carrément Harpo.
5 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON