Adam Smith, père de l’économie moderne croyait en une « main invisible » (le lieu de rencontre d’égoïsmes rationnels) qui répartirait les revenus de façon juste et équitable pourvu que tout le monde « participe » de son mieux à la vie économique. Walras et Pareto prétendent démontrer que non seulement le marché est la forme la plus parfaite d’exercice de la liberté en économie, mais qu’il permet aussi la répartition la plus efficace des ressources et la meilleure satisfaction des consommateurs.
De la même manière en 1625 est écrit un texte fondateur de toutes les utopies de la liberté : le « De jure belli acpacis » de Grotius. Il proclame que l’homme ne doit pas obéir à une quelconque Loi divine, mais choisir les lois les mieux adaptées à son temps, organiser la comptabilité entre libéralisme économique et liberté politique, marché et démocratie, propriété privée et intérêt général.
Pourtant, dans les faits aujourd’hui le capitalisme n’a jamais autant été porteur de déséquilibre sur notre planète, à l’échelle des nations comme des individus. C’est un truisme de le rappeler, mais comme à aucune autre époque les pauvres ne sont devenus si pauvres, et les plus riches encore plus riches.
Comme lors d’une agonie, depuis quelques années maintenant, on sent que le capitalisme se démène pour trouver d’autres leviers d’action pour arriver à survivre.
Pour faire un très bref rappel historique de son évolution au 20ème siècle, c’est dans ses premières années qu’est né la véritable face du capitalisme, qui a exclut très vite l’homme du centre du débat, avec la production à la chaîne et l’organisation scientifique du travail échafaudé par Taylor (OST). Au départ, c’était l’offre de produit qui menait la danse, et le reste suivait par déduction. Par exemple, avec la Ford T, Henry Ford créa le 1er grand produit standardisé avec des modèles uniques en tout points, tous de couleur noire par exemple. Le problème en fait au départ était seulement de savoir produire. Il n’y avait pas de problème pour la demande, tout ce qu’on mettait sur le marché était acheté.
Les temps immédiats d’après guerre, avec des pays entier à reconstruire, ne posait pas non plus encore de problèmes au niveau de la demande…pratiquement tout ce qui était fabriqué était vendu.
C’est seulement dans les années 60 qu’on vit apparaître ce qu’on appelle le « marketing » ou « art » de mettre sur le marché des produits. C’est l’époque où l’on commençait à voir que produire n’était plus suffisant, il fallait aussi savoir vendre. D’où l’essor incroyable à cette époque de la publicité par exemple.
On commença alors à utiliser plusieurs leviers d’action : le premier fut le prix. En effet, entre 2 produits concurrents identiques, le consommateur préfèrera le moins cher. On retrouve ici les théories économiques de Smith et Ricardo. Cependant, le marché n’était pas encore pur et parfait comme dans la théorie. Le 2ème levier d’action pour faire qu’un produit soit acheté plutôt que son concurrent fut la publicité (promotion). En effet, la ménagère de moins de 50 ans aura tendance à acheter en priorité le produit dont elle a entendu parler. Le 3ème levier sera le produit lui-même. Pour cela, il faudra que le produit soit « positionné » pour plaire à une catégorie donnée de consommateurs. D’où la naissance de discipline comme le packaging ou le merchandising pour essayer (en vain !) de donner une âme au produit.
Le problème est que ces leviers ont tous aujourd’hui atteint leur paroxysme. D’où une profusion dans tous les médias, d’une publicité à outrance vantant tel mérite ou tel prix d’un produit par rapport aux autres. Nous sommes tous devenus, par ces effets de martèlement, de vrai « homo œconomicus », en nous coupant, s’il était encore possible de le faire, de notre véritable être spirituel, en privilégiant uniquement notre confort matériel.
C’était encore sans attendre l’arrivé d’Internet qui permit l’application de la théorie néo-classique d’un marché pratiquement pur et parfait. En effet se sont créés sur la toile des sites de ventes aux enchères (classiques ou inversés), de groupement de consommateurs, de marchands plus classiques…etc., sites qui font tendre les prix des produits à leur minimum puisque le consommateur potentiel à d’un clic de souris accès à tous les concurrents et à leurs offres par rapport à un produit sélectionné. Cela veut dire que pour être encore plus attirante, la sphère capitaliste devra encore trouver d’autres « leviers » pour faire émerger le concurrent le plus attractif avec le prix le plus bas. Pour nous ces leviers sont au moins au nombre de trois, que l’on commence seulement à percevoir depuis quelques années.
Le 1er est le facteur humain. Ce n’est pas intégralement un nouveau levier car il était utilisé déjà depuis longtemps en face des « machines ». L’homme, complètement aliéné, était considéré seulement comme un facteur de production. On pourrait se dire que de ce côté là les choses ont bien évolué et c’est vrai…les ouvriers sont moins nombreux et probablement mieux traités et avec plus de droits qu’à cette époque (entendu que nous ne parlons ici que des pays occidentaux). Cependant ce qu’on appelle aujourd’hui les « ressources humaines » a évolué dans une voie plus qu’incertaine. L’évidence est de dire, si l’on considère toujours le facteur prix comme essentiel dans notre économie aujourd’hui, que moins le personnel sera nombreux pour produire un produit ou un service, plus le prix sera bas. Tout est donc bon pour augmenter la productivité sans augmenter les salaires, et donc travailler à partir d’un minimum de personnel. Cette tendance s’est bien sur accélérée avec le recours au travail temporaire et précaire, pour fournir aux entreprises le « juste de main d’œuvre » nécessaire, et rien de plus. Malheureusement depuis quelques années, une autre tendance forte du monde du travail à été révélée : le harcèlement moral. En effet, pour ne pas avoir à payer le plus souvent des primes de licenciement, les services de ressources (véritablement) « inhumaines », souvent grâce à la collaboration de certains collègues « intéressés », forcent des salariés à partir d’eux-mêmes, souvent en les décourageant psychologiquement. Plusieurs techniques sont bien sûr utilisées : la mise au placard, les moqueries, le refus d’obéir…Bref les procédés sont nombreux et coûtent pourtant cher à la société et en l’occurrence à l’assurance maladie. On voit donc dans ce harcèlement moral l’un des derniers leviers de l’économie qui tend vers une déshumanisation totale du travail.
2ème levier, essayer de faire croire que l’économie va donner un sens aux choses matérielles. En effet, et c’est là aussi une tendance de fond, il y a une progression très forte des fondations d’entreprise (qui remplacent petit à petit les associations humanitaires, ou en tout cas qui les financent). Il y a là une continuité dans le paradigme sauveur/victime, les nations « riches » finançant la pauvreté du Sud. Or on comprend bien que seul un équilibre « partagé » pourrait solutionner durablement les choses, sans domination de pouvoir bien souvent assise sur l’argent. Ainsi on peut s’attendre dans la période qui s’annonce à avoir pour certains produits de véritables campagnes de pub à la sauce « humanitaire » pour nous faire croire qu’en consommant tel chose on va solutionner tel problème. Et en essayant par-là de redonner une certaine âme au produit ou au service, qui, le pauvre on le comprend, est à cours de recettes pour réussir à se faire vendre. Dernier coup d’échec de l’économie qui dans sa terrible agonie essaie de sauver sa peau ?
Le dernier élan de générosité « mondial » provenant des dégâts humains et matériels du tsunami en Asie a probablement ouvert la brèche. Les hommes, en quelques jours ont réussi, par un élan du cœur, à réunir plusieurs milliards d’Euros. On peut supposer que des néo-capitalistes vont voir là une manne financière à exploiter extrêmement importante. A n’en pas douter, la sphère « humanitaire » va être progressivement aussi happé par la sphère économique. Déjà les grandes associations caritatives dans leur fonctionnement et leur organisation ressemblent à s’y méprendre à de grands groupes industriels, avec des services marketing extrêmement pointus et développés pour aller toucher en profondeur l’ « âme humaine » des donateurs. Cette fois ci le néo-capitalisme à pour but de rentabiliser les sentiments humains, la compassion des uns envers les autres pour toujours plus de profits.
Un autre exemple récent est la multiplication de certaines « pétitions » sur Internet. Le mécanisme en est simple : il faut trouver un sujet digne d’intérêt à connotation humanitaire ou écologique (récemment une pétition est apparue qui annonçait la déforestation annoncée de la moitié de la forêt amazonienne par le gouvernement brésilien) puis la diffuser et surtout expliquer à chaque signataire de la faire suivre à une dizaine de correspondant au moins de leur carnet d’adresses électronique. Ensuite, il suffit de dire qu’à chaque 500 signatures, un exemplaire doit être renvoyé à l’email d’origine de la pétition pour pouvoir rassembler toutes ces « signatures », et commencer à faire pression. Et alors, diriez vous, c’est ici agir pour la bonne cause. Et bien non, détrompez-vous. Les initiateurs n’en ont que faire de la forêt amazonienne. Ce procédé permet à des sociétés de récolter en un temps record des milliers d’adresses e-mail qu’ils pourront revendre au prix fort pour faire la plupart du temps du spam, ou en tous les cas de la publicité non désirée. Ainsi, sous couvert de cause légitime, on peut comprendre comment « l’économique » prend le dessus sur tout. Ce type de « charity business » affiche des promesses de développements exponentiels. Les plus innocents d’entre nous, pour ne pas dire naïfs, s’y feront prendre, à coup sur.
Dernier exemple avec Microsoft en France qui essaie de gagner des parts de marché par l’intermédiaire de sa fondation. Celle ci crée dans des villes françaises des associations dénommées « Clique sur ta ville » pour soi-disant « lutter contre l’exclusion numérique ». Ce qui est intéressant, c’est qu’apparemment Microsoft entend par ce biais faire parler de lui le moins possible en passant par des personnes morales associatives. Les villes n’ont qu’à dire « oui » et auront droit à plusieurs postes informatiques gratuits, à des licences logicielles à ne pas savoir qu’en faire, à des scanners, imprimantes, appareils photos numériques…, et à des formations Microsoft pour les animateurs des associations locales. Eric Boustouller, Président Directeur Général de Microsoft France déclarait alors : « Il est aujourd’hui indéniable que les TIC jouent un rôle majeur dans la lutte contre l’exclusion et pour la réinsertion. Il était tout naturel que Microsoft France s’associe à cette démarche à travers le programme « clique sur ta ville » ».
Toujours dans la même entreprise, l’opération « Docteur Souris », cette fois ci lancée au niveau national, doit contribuer à l’amélioration de la qualité d’accueil aux enfants dans les hôpitaux, en fournissant aujourd’hui plus de 1000 ordinateurs portables wifi. Selon Microsoft, ce projet « aide les enfants et adolescents hospitalisés à rompre leur ennui et à communiquer avec l’extérieur grâce à l’informatique. » Rien à redire sur le papier, les résultats sont là. Pourtant, pouvons-nous vraiment croire les arguments philanthropiques de Microsoft, qui comme toute entreprise, doit pouvoir rendre des comptes à ses actionnaires, et nous faire croire qu’elle compatit à la souffrance humaine ?
Deux remarques. Premièrement, l’économie et le marketing confirment être, sous des aspects engageants, le cheval de Troie d’un contrôle qui pourrait devenir systématique. En seconde lieu, on pourrait avancer que les associations et les fondations, contre qui, pratiquement, aucun argument défensif ne tient, souvent parce que le côté « émotionnel » des choses prend vite le dessus, sont en train de devenir insidieusement aussi un alibi légitimant toutes les dérives de l’économie et du marketing.
Conséquence toute logique : le contrôle systématique pourrait bien être orchestré par une « sauce » humanitaire, contre personne, doté d’un cœur et de compassion, ne pourrait s’insurger, à moins d’en comprendre le mécanisme caché.
Enfin, le 3ème levier très prisé aujourd’hui pour être toujours plus compétitif, c’est la montée en puissance du « renseignement économique » ou encore « intelligence économique » dans les entreprises. Qu’en est-il exactement ? Cela consiste à obtenir l’information la plus fiable et pertinente possible sur un marché donné pour que les décideurs prennent la bonne décision au bon moment pour la bonne marche économique de l’entreprise. C’est le monde du renseignement étatique appliqué à la gestion de l’entreprise. Admettons à la limite (malgré la perversité du système) que les objectifs de survie de nos entreprises dans un monde hyper concurrentiel en passent par là. Ce sont les moyens pour y arriver qui peuvent paraître moins légitimes. En effet, ces cellules de « veilleurs » pourront, suivant leur degré d’éthique, piocher dans l’information blanche (l’information qui circule librement et qu’on trouve sans aucun problème, comme sur Internet, donc autorisé), l’information grise (qui se trouve être à la limite de la légalité, comme par exemple la fouille des poubelles d’une entreprise) ou l’information noire (information que l’on se procure au moyen de procédés cette fois ci complètement illégaux, comme par exemple le vol d’un ordinateur portable…). Il apparaît donc en filigrane que pour être toujours plus compétitif et pour afficher des tarifs toujours plus bas, il devient nécessaire parfois de se mettre « hors la loi ».
On voit donc bien que l’on s’achemine de plus en plus à la limite du possible dans le monde économique et de l’entreprise, à savoir du côté humain à la frontière entre santé mentale et maladie psychique (harcèlement moral), puis à la confusion marketing entre matériel et spirituel (âme et sens du produit), et du côté juridique, à la frontière entre le légal et l’illicite (Intelligence économique).
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Bonne lecture ;-)