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Accueil du site > Culture & Loisirs > Extraits d’ouvrages > Le silence selon Emile Cioran

Le silence selon Emile Cioran

Emile Cioran, né en Roumanie en 1911, a quitté sa terre natale pour la France en 1939 après des études de philosophie à l’université de Bucarest. Il obtient sa licence en 1932 après avoir complété une thèse sur Bergson. Son premier livre publié en France en 1949 sera le Précis de décomposition, connaissance de soi et du monde par la voie du gouffre, à la manière d’un Michaux ou d’un Blanchot.

Pour Cioran, la mission première d’un livre est de tout remettre en cause. Pour y parvenir, il privilégie l’aphorisme plutôt que les grands systèmes de pensée. Dans le monde où nous vivons "métro, boulot, dodo", la conscience se doit d’être provocante : à l’égal d’un Nietzsche et d’un Dostoïevski, sa conscience lui pèse comme une fatalité. Sa vie durant, Cioran sera écartelé entre la tentation de la foi et les rémanences du doute.

Ecrire était pour lui une libération, même s’il déplorait que l’on écrivît trop et sans suffisamment de raisons. Car, à l’instar du Russe Léon Chestov, il pensait qu’il faut situer le mal-être de l’homme au cœur de toute réflexion. Ce qui le préoccupait le plus était la quasi-impossibilité de l’être... à être. C’est probablement ce qui nous rend son œuvre si proche, si intime.

Voilà un philosophe qui n’a pas craint de prendre en compte "les misères du moi" et de considérer comme urgents l’analyse et le traitement du désespoir. "Le développement de la technique - disait-il lors d’un entretien avec Luis Jorge Jalfen - laisse croire que tout est possible et qu’à chaque fois de nouvelles choses sont possibles. C’est là que réside l’un des périls : la fabrication d’illusions, d’utopies de supériorité. Il s’agit de l’utopie des spécialistes, qui n’est rien de plus que la rêverie moderne de la domination du monde à partir d’éléments techniques".

Le silence, la solitude lui furent toujours nécessaires. "La catastrophe, pour l’homme, vient du fait qu’il ne peut rester seul. Dans un lointain passé, les gens demeuraient beaucoup plus en contact avec eux-mêmes, pendant des jours et des mois, mais à présent ce n’est plus possible. C’est pour cela que l’on peut dire que la catastrophe s’est produite, ce qui veut dire que nous vivons catastrophiquement", prophétisait-il.

Et il ajoutait : "La science est l’escamotage de la sagesse au nom de la connaissance du monde. Pourquoi cette frénésie de nouveauté ; de nouveauté dans le domaine de la pensée, de la poésie, en tout ? Toujours et encore la nouveauté. C’est ridicule. Je crois que l’idée la plus simple, la plus directe, mais la plus difficile, est celle de vivre avec ses propres contradictions".

Insomniaque comme Nietzsche, il sut transformer ses insomnies en un formidable moyen d’introspection. Aussi écoutons-le se taire et nous instruire sur le silence, lui qui se reprochait d’avoir trop dit et trop écrit :

Trois heures de conversation, j’ai perdu trois heures de silence.
La douceur de vivre a disparu avec l’avènement du bruit. Le monde aurait dû finir il y a cinquante ans ; ou, beaucoup mieux, il y a cinquante siècles.
Silence presque total. Ah ! Si tous ces gens persévéraient indéfiniment dans leur sommeil ! Ou si l’homme redevenait l’animal muet qu’il fut !
J’entends les cloches de Saint-Sulpice, je crois. Emotion soudaine. Irruption du passé dans une époque sinistre comme la nôtre. C’est tout de même un autre bruit que celui des voitures.
Rentrer en soi, y entendre ce silence aussi vieux que l’être, plus ancien même - le silence antérieur au temps.
On m’a raconté l’histoire d’une femme, sourde depuis trente ans, qui vient de recouvrer l’ouïe à la suite d’une opération et qui, atterrée par le bruit, a demandé qu’on lui redonne sa surdité...
Veille de Pâques. Paris se vide. Ce silence si inhabituel comme en plein été. Que les gens avant l’ère industrielle devaient être heureux ! Mais non. Ils ignoraient complètement leur bonheur, comme nous ignorons le nôtre. Il nous suffirait d’imaginer dans le détail l’an 2000 pour que nous ayons par contraste la sensation d’être encore au Paradis.
Si la plus grande satisfaction qu’on puisse atteindre dérive de l’entretien avec soi dans la solitude, la forme suprême de "réalisation" est la vie érémitique.
Si seulement on avait le courage de ne pas avoir d’opinions sur quoi que ce soit ! Ou alors en émettre une devrait constituer un acte aussi important que prier. Se mettre en état d’oraison pour oser avoir une opinion ! C’est à cette seule condition que "la parole" pourrait acquérir quelque dignité ou reconquérir son ancien statut, si tant est qu’elle en eût un jamais dont elle pût être fière.
Pourquoi tout silence est-il sacré ? Parce que la parole est, sauf dans des moments exceptionnels, une profanation.
La seule chose qui élève l’homme au-dessus de l’animal est la parole ; et c’est elle aussi qui le met souvent au-dessous.
Je crois la parole récente, je me figure mal un dialogue qui remonte au-delà de dix mille ans. Je me figure encore plus mal qu’il puisse y en avoir un, je ne dis pas dans dix mille ans, dans mille ans seulement.
Je crois aux vertus du silence, je ne m’attribue quelque réalité que lorsque je me tais, et je parle, je parle, et nous parlons tous. Le vrai contact entre deux êtres, et entre les êtres en général, ne s’établit que par la présence muette, par non-communication apparente, comme l’est toute communion véritable, par l’échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure.
J’ai combattu toutes mes passions et j’ai essayé de rester encore écrivain. Mais c’est là une chose quasi impossible, un écrivain n’étant tel que dans la mesure où il sauvegarde et cultive ses passions, où il les excite même et les exagère. On écrit avec ses impuretés, ses conflits non résolus, ses défauts, ses ressentiments, ses restes... adamiques. On n’est écrivain que parce que l’on n’a pas vaincu le vieil homme, que dis-je ? L’écrivain, c’est le triomphe du vieil homme, des vieilles tares de l’humanité ; c’est l’homme avant la Rédemption. (...) C’est l’humanité tarée dans son essence qui constitue la matière de toute son œuvre. On ne crée qu’à partir de la Chute.
Tout ce que l’homme fait, il ne le fait que parce qu’il a cessé d’être ange.
Tout acte en tant qu’acte n’est possible que parce que nous avons rompu avec le Paradis.
Tout créateur s’insurge contre la tentation de l’angélisme.
Par tempérament je suis bavard, et tout ce que je puis avoir de bon, je le dois au silence.
Il est 1 heure du matin. Ce silence extraordinaire justifierait à lui seul l’adhésion à une forme quelconque d’espoir.
Le saint a raison de dire que le silence nous rapproche de Dieu. C’est quand tout se tait en nous que nous sommes à même de Le percevoir. Lui, c’est-à-dire quelqu’un ou quelque chose qui ne résiste pas à l’analyse, mais qui remplit néanmoins notre silence.
Le silence va plus loin que la prière, puisqu’il n’est jamais plus profond que dans l’impossibilité de prier.
Tout silence dont on est conscient, qu’on cultive ou qu’on espère se ramène à une possibilité d’expérience mystique.

CAHIERS 1957-1972


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15 réactions à cet article    


  • Jason Jason 15 avril 2008 13:16

    Merci pour cet aperçu qui peut nous faire connaître un philosophe très attachant. Il rame vigoureusement à contre-courant de notre monde lequel reste porté par une logorrhée ambiante qu’on appelle pompeusement de la communication. Quant à ses sorties sur Dieu, cela ne me convient pas. Ce qui se passe ici-bas me donnant déjà beaucoup à faire.

    Cordialement.


    • Jason Jason 15 avril 2008 21:32

      Correstion à mon post de 13h16.

      N’ayant pas lu un seul texte de cet auteur, j’ai été intrigué par les extraits que vous en présentez. Ici et là, il y a des idées séduisantes sur le silence. Mais en fait, son nihilisme et son admiration de Hitler me font froid dans le dos.

      Une petite présentation d’un personnage si sulfureux aurait été nécessaire.

      Comme lecteur de cet article je me sens pris au piège et je voudrais bien enlever mon post précédent.

      Non, vous abusez les lecteurs avec cette présentation tronquée ! Qu’espérez-vous vraiment ? Et qu’est-ce qui vous motive ?


    • Dalziel 16 avril 2008 00:50

       me font froid dans le dos.

      Une petite laine, peut-être... ? La saison le permet...


    • Sandro Ferretti SANDRO 15 avril 2008 13:34

      Bel article sur un auteur noir et brillant, que j’ai découvert via "de l’inconvénient d’étre né" et "la tentation d’exister".

      Je ne connaissais pas ces passages sur les vertus du silence, qui pouraient avantageusement inspirer un autre descendant de l’empire austro-hongrois...

      Et pour finir dans la méme tonalité ascétique, cette belle phrase d’Alfred de Vigny, dans "la mort du loup" :

      "Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse".

       


      • Grasyop 15 avril 2008 15:59

        Vous auriez pu mentionner le fascisme et l’antisémitisme de Cioran, son admiration pour Hitler (selon lui l’homme politique le plus sympathique de son temps), ou plus concrètement son approbation de la Nuit des longs couteaux ! (Wikipédia anglophone)

        « Pour Cioran, la mission première d’un livre est de tout remettre en cause. Pour y parvenir, il privilégie l’aphorisme plutôt que les grands systèmes de pensée. »

        Quelle qu’ait été la manière de penser de Cioran, quand on voit où ça l’amène, on peut légitimement se dire que ce n’est sans doute pas la bonne !


        • Grasyop 15 avril 2008 20:04

          Vous feriez mieux de le garder, le silence.

          L’article parle de Cioran. Il commence par nous en donner des éléments biographiques, puis nous parle de sa pensée. Et pas une pensée mathématique, non, une pensée sur l’humain ! Alors pour juger de cette pensée, il est tout de même intéressant de voir à quoi elle le mène en pratique.


        • Mjolnir Mjolnir 16 avril 2008 11:22

          Oh un nostalgique du troisième reich et des camps d’extermination...

          Plus de 60 ans après, certains n’ont toujours pas compris. Triste humanité.


        • mars 16 avril 2008 00:08

          Cioran, je me trompe peut-être,

          il s’est suicidé ou la DGSE la tué ?

          Allons, y a du neuf dans l’vieux, mais en 2008, à défaut de revisiter les anciens, pas Hegel siouplè, plutôt Platon ou Aristote.

          Et puis, kicé, d’autres qui écrivent lisiblement.


          • Armelle Barguillet Hauteloire Armelle Barguillet Hauteloire 16 avril 2008 10:12

            Je ne pensais pas qu’un article sur le silence, qui n’avait d’autre objectif que de distraire le lecteur, pourrait déboucher sur des considérations d’ordre politique. Par principe, je m’attache davantage à l’oeuvre qu’à l’homme. Comme Proust l’a si bien expliqué dans son " Contre Sainte-Beuve", l’artiste n’a qu’un intérêt relatif. Ce qui compte, c’est ce qu’il a écrit, édifié, peint, car c’est l’oeuvre qui passera à la postérité, pas l’homme. Ce n’est pas l’homme qui explique l’oeuvre, pour la bonne raison qu’une oeuvre valable dépasse de beaucoup son auteur, mais l’oeuvre qui explique l’homme et prouve qu’il y a en lui quelque chose qui est plus que lui-même. Je déplore que dans notre pays le moindre propos soit récupéré dans un esprit polémique et politique et toujours entaché de suspicion. Qu’on ne puisse pas considérer qu’un article n’a été proposé que dans un esprit de partage, sans arrière pensée.


            • Mjolnir Mjolnir 16 avril 2008 11:15

              Difficile quand de faire abstraction des positions de l’auteur quand elles sont aussi radicales et contestables même si ce sujet (le silence) n’a aucun rapport avec ses opinions politiques... Un petit mot sur ses positions, qui en sont pas des détails, dans sa présentation aurait été bienvenue et plus honnête.


            • jack mandon jack mandon 16 avril 2008 15:36

              Je trouve Cioran enraciné dans un univers de claustration et de peur, il me rappelle Céline en moins drôle.
              Sa pensée subtile et délicate a vu le jour dans la décomposition de ses affects, dans un dialogue avec la mort.

              Sans doute la sincérité du philosophe devant le néant de la vie.


              • jetudie jetudie 17 avril 2008 14:09

                à tous ceux qui veulent absolument contrôler leur pensée en etant informé des positions politiques du brillant "Cioran", sachez que vous ne le méritez pas ! On ne juge pas un auteur objectivement comme vous le faites, on ne le traite pas tel un macchabée....

                Allez travailler les moelles épinières objectives ! Fonctionnez et possédez, vous n’êtes pas faits pour lire....

                On peut faire semblant d’être intelligent mais on ne peut pas faire semblant d’avoir de l’esprit.... ;)

                 


                • jetudie jetudie 17 avril 2008 14:17

                  "Nous ne devrions écrire des livres que pour y dire des choses qu’on n’oserait confier à personne" !

                  La subtilité, la poésie fout le camp et les paradoxes avec.....

                  Pour ceux que cela inspire encore.....


                • denis 25 juillet 2008 18:17

                  Le passé de Cioran :

                  - il a fait une partie de ses études en allemagne dans les années 30 et vivait dans une famille d’accueil pro-Hitler. C’est l’époque où il a effectivement applaudi au thèse nationale socialistes mais il n’a jamais adhéré au parti nazi.

                  - Ce qu’il a dit à des juifs (en substance j’ai pas la citation) : ils sont le peuple le plus intelligent de tous, ... ce qui posait problème pour leur place dans la nation.

                  - il a très vite pris le parti des opprimés dés qu’il a pris conscience de l’extermination.

                  En clair, il n’a jamais agit en théoricien ou activiste du nazisme, plutot en sympathisant politique ce qui n’est pas la même faute. Ceux qui veulent juger peuvent, mais pensez à considérer le contexte historique.

                  Et lisez "Histoire et utopie" pour vous convaincre qu’il y a dans la vie de cet homme plusieurs hommes.


                  • reconstituant 27 septembre 2008 19:41

                    Cioran a effectivement dit, bien avant que ne se passât le pire que Hitler était l’homme politique qu’il admirait le plus au monde. Il a aussi tenu des propose antisémites dans la transfiguration de la Roumanie.
                    Il s’ est repenti de ce second point, car le premier était une opinion de l’époque, certes pas officiellement. Mais nous ne sommes pas sa conscience.
                    Je voulais dire que Cioran a écrit Sur les cimes du désespoir, son premier livre, vers ses 21-22ans et qu’il faisait état d’une vision dévastatrice d’un monde dévasté, hors toute considération politique. Vision qui a peut-être évolué, mais qui parle bien de ce qu’il a été et de ce qu’il est resté. Indépendante de tous les reproches qu’on peut lui faire. Aussi son meilleur livre roumain selon lui, "Des larmes et des Saints" n’a rien à voir avec le contexte politique de l’époque. Beaucoup d’intellectuels jeunes ont trempé dans le mouvement fasciste, ce qui ne les exonère pas de leur erreur qui ne nous appartient peut-être pas de juger. Cioran l’extrémiste en désespoir n’y a pas fait exception.
                    Son oeuvre ne se résume pas à cela, même s’il ya cela et que d’une manière ou d’une autre, on ne sait s’il n’a pas cherché dans son oeuvre française à ne pas en rester sur cette note.
                    Rien n’est plus intéressant (pardonnez cette exagération) que celui qui a fauté et qui en revient. Il peut nous apprendre.
                    L’expression politique de sa pensée a évolué pour se teinter de noir et abandonner et dénoncer tout fanatisme. Cioran finissant par revenir même de la désillusion.
                    C’est l’homme désespéré, l’expérience de l’insomnie qui me retient le plus dans son oeuvre. Sans ignorer le reste.

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