Les migrations en Méditerranée sont, on le sait, un thème très souvent polémique et passionnel. C’est donc tout le mérite de cette Note d’Ipemed que d’aborder de manière rationnelle et objective un sujet qui, tout en relevant du « temps long » - la démographie est une science qui s’inscrit dans l’observation de phénomènes qui s’étalent sur la durée - est de plus en plus l’otage de l’actualité immédiate.
Cinq points fondamentaux
Les auteurs de ce document accessible sur le site d’Ipemed (
www.ipemed.coop) mettent en exergue cinq points fondamentaux :
1- La pression migratoire des pays du sud et de l’est de la Méditerranée (PSEM) est un facteur déclinant en raison d’un tassement de leur démographie.
2- L’offre de travail au Nord de la Méditerranée restera un puissant facteur d’immigration en provenance du Sud.
3- Les émigrés, quelle que soit leur provenance depuis les pays du pourtour sud-méditerranéen, sont le plus souvent considérés comme une ressource par leur pays d’origine.
4- La hausse du niveau d’éducation au Sud et la baisse des coûts de transport contribuent à favoriser les flux migratoires dans le bassin méditerranéen.
5- Les pays du sud et de l’est de la Méditerranée (PSEM) sont eux aussi confrontés à l’immigration et à la question de l’intégration
Ces cinq points sont largement explicités par les auteurs. A la lecture de la Note, on apprend ainsi que la croissance démographique des PSEM se tasse autour d’un taux de 1,5%. Par conséquent, la thèse d’une « grande migration » du Sud vers le Nord n’est pas pertinente. De fait, les pays concernés vont connaître au cours des prochaines années une stabilisation des arrivées de jeunes actifs sur le marché de l’emploi, conséquence directe de la baisse de la natalité dans les années 1980.
Philippe Fargues et Hervé Le Bras critiquent ainsi l’existence de deux fantasmes : d’une part, le risque de l’invasion de l’Europe par des populations du Sud (mis en avant par le discours de l’extrême-droite européenne) et, d’autre part, l’idée, véhiculée par les partis du centre et de la gauche, selon laquelle l’immigration en provenance des PSEM pourrait enrayer le vieillissement au Nord de la Méditerranée.
Bien plus que la pression démographique, c’est donc l’offre de travail au Nord qui continuera de jouer le rôle de moteur d’appel pour l’immigration du Sud. Le déficit d’une main d’oeuvre spécialisée que ne comblent plus les migrations européennes internes et la stabilisation des migrations interrégionales à l’intérieur de l’Europe expliquent pourquoi cet « effet pull"va être important malgré l’existence d’un chômage élevé au Nord de la Méditerranée. A cela s’ajoute l’appel d’air exercé par des secteurs en croissance qui font appel aux immigrants tels que les services à la personne, le commerce, l’hôtellerie, le tourisme, le bâtiment et les travaux publics.
L’un des mérites de cette note est d’aborder la question des politiques migratoires des pays d’origine. Comme le relèvent les deux experts, la grande majorité des PSEM mettent en place des politiques à destination de leurs émigrés. Considérant le migrant comme une ressource, pour ne pas dire une exportation, ces politiques s’appuient sur deux lignes : l’une économique qui vise à maximiser le bénéfice que le pays d’origine peut tirer de la diaspora (transferts d’épargne, investissements privés,…) et l’autre culturelle afin de maintenir le lien avec les descendants des émigrés (seconde et troisième générations) .Ils estiment que l’avenir de la migration ne doit pas être pensé en termes purement quantitatifs et qu’il devient de plus en plus important de tenir compte du capital humain des migrants.
Dans le même temps, rappellent Philippe Fargues et Hervé Le Bras, les PSEM sont tous devenus des terres d’immigration. L’ensemble du Maghreb est ainsi devenu une zone de transit où les immigrés, faute de pouvoir atteindre les rives de l’Europe, s’installent et s’insèrent, avec plus ou moins de difficultés et de risques, dans le marché local du travail. Cette pression oblige les gouvernements des pays du sud de la Méditerranée à faire évoluer leurs politiques d’immigration et à tenter de réserver les emplois à leurs propres ressortissants. A l’inverse, et contrairement à ce qui se passe en Europe, les PSEM – exception faite de la Turquie – ne considèrent pas l’intégration de ces migrants – le plus souvent subsahariens -comme une priorité.
Une réflexion sur la mobilité
Un autre intérêt de cette Note d’Ipemed est d’ébaucher une réflexion à propos de la question des mobilités en Méditerranée. A l’inverse d’un flux unique Sud-Nord, les deux experts estiment que lacirculation en Méditerranée est possible du fait du resserrement des liens entre les deux rives (binationalité, va et vient ou noria des travailleurs,…). Philippe Fargues et Hervé Le Bras rappellent au passage que les migrations non-qualifiées ont tendance à diminuer en Europe au profit de migrations ponctuelles, et de courte durée, de cadres.
« L’un des moyens, notent-ils, d’encourager un mouvement analogue entre les deux rives de la Méditerranée serait le développement de migrations qualifiantes. » Il s’agirait de mettre en place une « cogestion de la formation et du premier emploi par des accords bilatéraux entre un pays du Nord et un pays du Sud dans des domaines qualifiés où une pénurie existe au Nord. » Dès lors, « des écoles et des filières universitaires seraient ainsi co-gérées et les premiers emplois assurés au Nord notamment par le biais de stages de longue durée. »
Comment mesurer et comprendre les migrations en Méditerranée ?
Dans une annexe très complète, Philippe Fargues et Hervé Le Bras décrivent les principales difficultés liées à la compréhension et à la mesure du phénomène migratoire en Méditerranée. Difficulté de comptage des migrants, différences statistiques d’un pays à l’autre, évolution et faiblesse des migrations méditerranéennes à destination de l’Europe, divergences dans la définition même du migrant d’un Etat à l’autre, sont autant d’éléments abordés. A cela s’ajoute une description particulièrement intéressante du potentiel représenté au Sud de la Méditerranée par les jeunes adultes.
Contrairement à ceux des générations précédentes, notent les deux experts, ces derniers « ont peu, ou pas encore, d’enfants à charge, leur fécondité étant désormais de type européen. Mais grâce à la fécondité très élevée de la génération précédente, ils ont de nombreux frères et soeurs pour partager la charge des personnes âgées. »
Mais il s’agit là, insistent Philippe Fargues et Hervé Le Bras, d’une « situation exceptionnelle, qui ne durera qu’une génération, où les jeunes de 20-30 ans sont dégagés des charges qui pesaient sur les générations précédentes, tout en n’ayant pas à assumer celles qui attendent la génération suivante. La démographie leur donne une liberté de mouvement exceptionnelle. » Et de conclure que « les jeunes hommes des générations précédentes émigraient pour nourrir une famille restée au pays tandis que les jeunes d’aujourd’hui, hommes ou femmes, émigrent pour se réaliser eux-mêmes. La migration n’est pas tant l’expression d’une contrainte que d’une liberté. »
Les Auteurs
- Philippe Fargues, Directeur du Migration Policy Centre à l’Institut universitaire européen de Florence, en détachement de l’Institut national d’Etudes démographiques de Paris.
- Hervé Le Bras, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Directeur du laboratoire de démographie historique (CNRS-EHESS).