Leur morale et la nôtre (1938) Léon Trotsky
Amoralisme marxiste et vérités éternelles
Le reproche le plus commun et le plus impressionnant que l'on adresse à l'"amoralisme" bolchevik emprunte sa force à la prétendue règle jésuitique du bolchevisme : la fin justifie les moyens.De là, aisément , la conclusion suivante : les trotskystes , comme les bolcheviks (ou marxistes), n'admettant pas les principes de la morale, il n' y a pas de différence essentielle entre trotskysme et stalinisme.Ce qu'il fallait démontrer.
Si nous devions prendre Mm . nos censeurs au sérieux, nous devrions tout d'abord leur demander quels sont leurs propres principes de morale.Question qui resterait sans réponse...Admettons que ni la fin personnelle ni la fin sociale ne puissent justifier les moyens.Il faudrait alors chercher d'autres critériums en dehors de la société telle que l'histoire l'a faite et des fins suscitées par son développement.Où ? Au ciel si ce n'est sur la terre.
Les prêtres ont depuis longtemps découvert dans la révélation divine les canons infaillibles de la morale.Les petits prêtres laïcs traitent des vérités éternelles de la morale sans indiquer leur référence première.Nous sommes en droit de conclure que si ces vérités sont éternelles, elles sont antérieures à l'apparition du pithécanthrope sur la terre et même à la formation du système solaire.Mais d'où viennent-elles donc ? La théorie de la morale éternelle ne peut se passer de Dieu.
Les moralistes du type anglo-saxon, dans la mesure où ils ne se contentent pas d'un utilitarisme rationaliste_de l'éthique du comptable bourgeois_ se présentent comme des disciples conscients ou inconscients du vicomte de Shaftesbury qui _au début du XVIIIe siècle _déduisait les jugements moraux d'un sens particulier ,le sens moral inné à l'homme.
Située au dessus des classes,la morale conduit inévitablement à l'admission d'une substance particulière,d'un sens moral absolu qui n'est que le timide pseudonyme philosophique de Dieu.La morale indépendante des "fins",c'est à dire de la société_qu'on la déduise des vérités éternelles ou de la "nature humaine"_n'est au bout du compte qu'un aspect de la "théologie naturelle".Les cieux demeurent la seule position fortifiée d'où l'on puisse combattre le matérialisme dialectique.
La classe dominante impose ses fins à la société et l'accoutume à considérer comme immoraux les moyens qui vont à l'encontre de ces fins ; telle est la mission essentielle de la morale officielle.Elle poursuit "le plus grand bonheur possible",non du plus grand nombre ,mais d'une minorité sans cesse décroissante.Un semblable régime,fondé sur la seule contrainte,ne durerait pas une semaine.Le ciment de l'éthique lui est indispensable.La fabrication de ce ciment incombe aux théoriciens et aux moralistes petits-bourgeois.Ils peuvent faire jouer toutes les couleurs de l'arc en ciel ;ils ne sont,tout compte fait, que les apôtres de l'esclavage et de la soumission.
Des "règles obligatoires de la morale".
L'homme qui ne veut ni retourner à Moïse ,au Christ ou à Mahomet,ni se contenter d'un arlequin éclectique doit reconnaître que la morale est le produit du développement social ;qu'elle n'a rien d'invariable ;qu'elle sert les intérêts de la société ;que ces intérêts sont contradictoires ;que la morale a,plus que toute autre forme d'idéologie,un caractère de classe.
N'y a t-il pas pourtant des règles élémentaires de morale élaborées par le développement de toute collectivité ? il y en a ,certes, mais leur efficience est très instable et limitée.Les normes "impératives pour tous" sont d'autant moins efficientes que la lutte des classes devient plus âpre.La guerre civile,forme culminante de la lutte des classes,abolit violemment tous les liens moraux entre les classes ennemies.
Placé dans des conditions "normales",l'homme "normal" observe le commandement : "Tu ne tueras point !" Mais s'il tue dans les circonstances exceptionnelles de la légitime défense, le jury l'acquitte.Si, au contraire,il tombe victime d'une agression ;l'agresseur sera tué par décision de justice.La nécessité d'une justice et de la légitime défense découle de l'antagonisme des intérêts.Pour ce qui est de l'Etat ,il se contente en temps de paix de légaliser les exécutions d'individus pour,en temps de guerre,transformer le "Tu ne tueras point" en un commandement diamétralement opposé.Les gouvernements les plus humains qui "détestent" la guerre en temps de paix font,en temps de guerre,de l'extermination d'une partie aussi grande que possible de l'humanité,le devoir de leurs armées.
Les règles "généralement reconnues" de la morale gardent le caractère algébrique,c'est à dire indéfini,qui leur est propre.Elles expriment seulement le fait que l'homme,dans son comportement individuel,est lié par certaines normes générales,puisqu'il appartient à la société.L' "impératif catégorique" de Kant est la plus haute généralisation de ces normes.Mais en dépit de la situation éminente que cet impératif occupe dans l'olympe philosophique,il n' a rien , absolument rien de catégorique,n'ayant rien de concret. C'est une forme sans contenu.
Interdépendance dialectique de la fin et des moyens.
Le moyen ne peut être justifié que par la fin.Mais la fin a aussi besoin de justification.Du point de vue du marxisme,qui exprime les intérêts historiques du prolétariat,la fin est justifiée si elle mène à l'accroissement du pouvoir de'homme sur la nature et à l'abolition du pouvoir de l'homme sur l'homme.
Serait-ce que pour atteindre cette fin tout est permis ? Nous demandera sarcastiquement le philistin, révélant qu'il n'a rien compris.Est permis , répondrons-nous, tout ce qui mène réellement à la libération des hommes.Cette fin ne pouvant être atteinte que par les voies révolutionnaires, la morale émancipatrice du prolétariat a nécessairement un caractère révolutionnaire ; de même qu'aux dogmes de la religion,elle s'oppose irréductiblement aux fétiches, quels qu'ils soient,de l'idéalisme ,ces gendarmes de la classe dominante.Elle déduit les règles de la conduite des lois du développement social,c'est à dire avant tout de la lutte des classes, qui est la loi des lois.
Le moraliste insiste encore :
Serait- ce que dans la lutte des classes contre le capitalisme tous les moyens sont permis ? Le mensonge,le faux, la trahison,l'assassinat "et caetera" ?
Nous lui répondons : ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent cohésion du prolétariat,lui insufflent dans l'âme une haine inextinguible de l'oppression,lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses suiveurs démocrates,le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique,augmentent son courage et son abnégation.
Il découle de là précisément que tous les moyens ne sont point permis.Quand nous disons que la fin justifie les moyens,il en résulte pour nous que la grande fin révolutionnaire repousse, d'entre ses moyens, les procédés et les méthodes indignes qui dressent une partie de la classe ouvrière contre les autres : ou qui tentent de faire le bonheur des masses sans leur propre concours ; ou qui diminuent la confiance des masses en elles mêmes et leur organisation en y substituant l'adoration des "chefs". Par dessus tout , irréductiblement, la morale révolutionnaire condamne la servilité à l'égard de la bourgeoisie et la hauteur à l'égard des travailleurs,c'est à dire un des traits les plus profonds de l a mentalité des pédants et des moralistes petits-bourgeois.
Ces critères ne disent pas ,cela va de soi,ce qui est permis ou inadmissible dans une situation donnée.Il ne saurait y avoir de pareilles réponses automatiques.Les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire.L'expérience vivante du mouvement, éclairée par la théorie,leur donne la juste réponse.
Le matérialisme dialectique ne sépare pas la fin des moyens.La fin se déduit tout naturellement du devenir historique.Les moyens sont subordonnés à la fin.La fin immédiate devient le moyen de la fin ultérieure...Ferdinand Lassalle fait dire dans son drame, "Franz von Sickingen", à l'un de ses personnages :
Ne montre pas seulement le but,
motre aussi le chemin,
Car le but et le chemin sont tellement unis
Que l'un change avec l'autre et se meut avec lui
Et qu'un nouveau chemin révèle un autre but.
Les vers de Lassalle sont forts imparfaits.Lassalle lui même, et c'est plus fâcheux encore, s'écarta dans sa politique pratique de la règle qu'il exprimait ainsi : on sait qu'il en arriva à des négociations occultes avec Bismarck.Mais l'interdépendance de la fin et des moyens est bien exprimée dans ces quatre vers.
Il faut semer un grain de froment pour obtenir un épi de froment.
Le terrorisme individuel est-il ou non admissible du point de vue de la "morale pure" ? Sous cette forme abstraite ,la question pour nous est tout à fait vaine.Les bourgeois conservateurs suisses décernent encore des éloges officielles au terroriste Guillaume Tell.Nos sympathies vont sans réserve aux terroristes irlandais,russes,polonais,hindous,combattant un joug politique et national.Kirov,satrape brutal,ne suscite en nous aucune compassion.Nous ne demeurons neutres à l'égard de celui qui l'a tué que parce que nous ignorons ses mobiles.Si nous apprenions que Nicolaiev a frappé inconsciemment dans le dessein de venger les ouvriers dont Kirov piétinait les droits,nos sympathies iraient sans réserve au terroriste.Mais ce qui décide à nos yeux ce n'est pas le mobile subjectif,c'est l'utilité objective.Tel moyen peut-il nous mener au but ? Pour le terrorisme individuel,la théorie et l'expérience attestent le contraire.Nous disons au terroriste : il n'est pas possible de remplacer les masses ;ton héroïsme ne trouverait à s'appliquer utilement qu'au sein d'un mouvement de masses.Dans les conditions d'une guerre civile,l'assassinat de certains oppresseurs cesse d'être du terrorisme individuel.Si un révolutionnaire faisait sauter le général Franco et son état-major,on doute que cet acte puisse susciter l'indignation morale,même chez les eunuques de la démocratie.En temps de guerre civile,un acte de ce genre serait politiquement utile. Ainsi dans la question la plus grave_celle de l'homicide_les règles morales absolues sont tout à fait inopérantes.Le jugement moral est conditionné,avec le jugement politique,par les nécessités intérieures de la lutte.
L'émancipation des ouvriers ne peut être l'oeuvre que des ouvriers eux même.
Il n' y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses,de faire passer des défaites pour des victoires,des amis pour des ennemis,d'acheter des chefs,de fabriquer des légendes,de monter des procès d'imposture,_de faire en un mot ce que font les staliniens.Ces moyens ne peuvent servir qu'à une fin : prolonger la domination d'une coterie déjà condamnée par l'histoire.Ils ne peuvent pas servir à l'émancipation des masses.Voilà pourquoi la IVe internationale soutient contre le stalinisme une lutte à mort.
Extrait d' Ecrits communistes" édition le temps des cerises.
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