Simone Weil : Attente de Dieu
Simone Weil (1909-1943) est une philosophe humaniste du XXème siècle. Diplômée de l’ENS et agrégée de philosophie, elle fait néanmoins l’expérience du travail à l’usine en travaillant notamment comme fraiseuse chez Renault, ou comme ouvrière à la chaîne aux Forges de Basse Indre. Toujours animée par cette volonté d’éprouver dans sa chair ses réflexions d’ordre théorique, elle s’engage dans la guerre d’Espagne sans pour autant renier son pacifisme… Ces expériences la marquent autant physiquement que moralement et expliquent en partie l’intensité particulière qui émane de ses écrits.
Simone Weil n’est pas une philosophe écrivant sur un réel désincarné et théorique, mais plutôt une philosophe du réel dans lequel le cartographe n’oublie pas qu’il fait partie de la carte…
Un de ses ouvrages majeurs est « L’enracinement » qui est un hymne vibrant à la liberté, cristallisant la valeur de l’Etre Humain par essence, et indépendamment de toute considération politique ou matérielle. Elle ose notamment parler de l’âme en des termes vifs et pertinents, elle à qui on ne peut reprocher d’ignorer les souffrances du corps et de développer une théorie mystique hors-sol.
L’œuvre de Simone Weil vient au contraire nous rappeler la dimension incarnée de toute spiritualité digne de ce nom. Juive par sa naissance, agnostique par sa pensée, elle se convertit selon ses propres mots à « l’amour du Christ » … Mystique, elle fera le choix de ne pas être baptisée et de ne pas rejoindre une religion organisée ; philosophe, elle développe des liens entre ses intuitions spirituelles, les pensées des grecs anciens, et l’amour christique… Peu importe le chemin, son but est la Vérité en tant qu’expérience transcendante… « Attente de Dieu » est un recueil de lettres qu’elle adresse au Père Joseph-Marie Perrin dans lequel elle lui livre des réflexions profondes sur sa spiritualité et pourquoi elle ne souhaite pas rejoindre l’Eglise institutionalisée…
Humaniste et universaliste, son travail nourrit autant l’âme par l’amour qui en émane, que l’esprit par la rigueur et la clarté de ses cheminements de pensée… Voici quelques extraits de la correspondance compilée dans « Attente de Dieu » … il y a là de quoi stimuler d’intenses méditations… (le pdf complet est disponible ici)
- Le malheur répandu sur la surface du globe terrestre m’obsède et m’accable au point d’annuler mes facultés et je ne puis les récupérer et me délivrer de cette obsession que si, moi-même, j’ai une large part de danger et de souffrance. C’est donc une condition pour que j’aie la capacité de travailler.
- S’il était concevable qu’on se damne en obéissant à Dieu et qu’on se sauve en lui désobéissant, je choisirais quand même l’obéissance.
- Je ne puis m’empêcher de continuer à me demander si, dans ces temps où une si grande partie de l’humanité est submergée de matérialisme, Dieu ne veut pas qu’il y ait des hommes et des femmes qui se soient donnés à lui et au Christ et qui pourtant demeurent hors de l’Église.
- Autrement dit il faut sentir la réalité et la présence de Dieu à travers toutes les choses extérieures sans exception, aussi clairement que, la main sent la consistance du papier à travers le porte-plume et la plume.
- Ce n’est pas mon affaire de penser à moi. Mon affaire est de penser à Dieu. C’est à Dieu à penser à moi.
- On n’a jamais rien dit ni écrit qui aille si loin que les paroles du diable au Christ dans saint Luc concernant les royaumes de ce monde : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui y est attachée, car elle m’a été abandonnée, à moi et à tout être à qui je veux en faire part. » Il en résulte que le social est irréductiblement le domaine du diable. La chair pousse à dire moi et le diable pousse à dire nous ; ou bien à dire, comme les dictateurs, je avec une signification collective. Et, conformément à sa mission propre, le diable fabrique une fausse imitation du divin, de l’ersatz de divin.
- Je sais bien qu’il est inévitable que l’Église soit aussi une chose sociale ; sans quoi elle n’existerait pas. Mais pour autant qu’elle est une chose sociale elle appartient au Prince de ce monde. C’est parce qu’elle est un organe de conservation et de transmission de la vérité qu’il y a là un extrême danger pour ceux qui sont comme moi vulnérables à l’excès aux influences sociales. Car ainsi ce qu’il y a de plus pur et ce qui souille le plus, étant semblables et confondus sous les mêmes mots, font un mélange presque indécomposable.
- Je ne regrettais pas les succès extérieurs, mais de ne pouvoir espérer aucun accès à ce royaume transcendant où les hommes authentiquement grands sont seuls à entrer et où habite la vérité. J’aimais mieux mourir que de vivre sans elle. Après des mois de ténèbres intérieures j’ai eu soudain et pour toujours la certitude que n’importe quel être humain, même si ces facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservée au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre. Il devient ainsi lui aussi un génie, même si faute de talent ce génie ne peut pas être visible à l’extérieur.
- L’incarnation du christianisme implique une solution harmonieuse du problème des relations entre individus et collectivité. Harmonie au sens pythagoricien ; juste équilibre des contraires. Cette solution est ce dont les hommes ont soif précisément aujourd’hui.
- La fonction propre de l’intelligence exige une liberté totale, impliquant le droit de tout nier, et aucune domination. Partout où elle usurpe un commandement, il y a un excès d’individualisme. Partout où elle est mal à l’aise, il y a une collectivité oppressive, ou plusieurs.
- Je n’ai besoin d’aucune espérance, d’aucune promesse pour croire que Dieu est riche en miséricorde. Je connais cette richesse avec la certitude de l’expérience, je l’ai touchée. Ce que j’en connais par contact dépasse tellement ma capacité de compréhension et de gratitude que même la promesse de félicités futures ne pourrait rien y ajouter pour moi ; de même que pour l’intelligence humaine l’addition de deux infinis n’est pas une addition.
- On sait alors que la joie est la douceur du contact avec l’amour de Dieu, que le malheur est la blessure de ce même contact quand il est douloureux, et que le contact lui-même importe seul, non pas la modalité. De même, si on revoit un être très cher après une longue absence, les mots qu’on échange avec lui n’importent pas, mais seulement le son de sa voix qui nous assure de sa présence. La connaissance de cette présence de Dieu ne console pas, n’ôte rien à l’affreuse amertume du malheur, ne guérit pas la mutilation de l’âme. Mais on sait d’une manière certaine que l’amour de Dieu pour nous est la substance même de cette amertume et de cette mutilation. Je voudrais, par gratitude, être capable d’en laisser le témoignage.
- À travers les voiles de la chair nous recevons d’en haut des pressentiments d’éternité suffisants pour effacer à ce sujet tous les doutes.
- Du moins si vraiment j’ai droit au nom de chrétienne, je sais par expérience que la vertu stoïcienne et la vertu chrétienne sont une seule et même vertu. La vertu stoïcienne authentique, qui est avant tout amour ; non pas la caricature qu’en ont faite quelques brutes romaines.
- Notre amour doit avoir la même étendue à travers tout l’espace, la même égalité dans toutes les portions de l’espace, que la lumière même du soleil. Le Christ nous a prescrit de parvenir à la perfection de notre Père céleste en imitant cette distribution indiscriminée de la lumière. Notre intelligence aussi doit avoir cette complète impartialité.
- Il faut seulement savoir que l’amour est une orientation et non pas un état d’âme. Si on l’ignore on tombe dans le désespoir dès la première atteinte du malheur.
- La vertu surnaturelle de justice consiste, si on est le supérieur dans le rapport inégal des forces, à se conduire exactement comme s’il y avait égalité. Exactement à tous égards, y compris les moindres détails d’accent et d’attitude, car un détail peut suffire à rejeter l’inférieur à l’état de matière qui dans cette occasion est naturellement le sien, comme le moindre choc congèle de l’eau restée liquide au-dessous de zéro degré. Cette vertu pour l’inférieur ainsi traité consiste à ne pas croire qu’il y ait vraiment égalité de forces, à reconnaître que la générosité de l’autre est la seule cause de ce traitement. C’est ce qu’on nomme reconnaissance.
- Celui qui traite en égaux ceux que le rapport des forces met loin au-dessous de lui leur fait véritablement don de la qualité d’êtres humains dont le sort les privait. Autant qu’il est possible à une créature, il reproduit à leur égard la générosité originelle du Créateur. Cette vertu est la vertu chrétienne par excellence. C’est celle aussi qu’expriment dans le Livre des Morts égyptien des paroles aussi sublimes que celles mêmes de l’Évangile : « Je n’ai fait pleurer personne. Je n’ai jamais rendu ma voix hautaine. Je n’ai jamais causé de peur à personne. Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. »
- Le vrai Dieu est le Dieu conçu comme tout-puissant, mais comme ne commandant pas partout où Il en a le pouvoir ; car Il ne se trouve que dans les cieux, ou bien ici-bas dans le secret.
- Il y a des moments où penser à Dieu nous sépare de Lui. La pudeur est la condition de l’union nuptiale.
- Les hommes croient mépriser le crime et méprisent en réalité la faiblesse du malheur. Un être en qui se combinent l’un et l’autre leur permet de s’abandonner au mépris du malheur sous le prétexte de mépriser le crime. Il est ainsi l’objet du plus grand mépris. Le mépris est le contraire de l’attention. Il y a exception seulement s’il s’agit d’un crime qui pour une raison quelconque ait du prestige, comme c’est souvent le cas du meurtre à cause de la puissance passagère qu’il implique, ou qui n’excite pas vivement chez ceux qui jugent la notion de culpabilité. Le vol est le crime le plus dépourvu de prestige et qui cause le plus d’indignation, parce que la propriété est l’attachement le plus général et le plus puissant. Cela apparaît même dans le Code pénal.
- Comme dit Eschyle : « Ce qui est divin est sans effort. » Il y a dans le salut une facilité plus difficile pour nous que tous les efforts.
- La recherche active est nuisible, non seulement à l’amour, mais aussi à l’intelligence dont les lois imitent celles de l’amour. Il faut simplement attendre que la solution d’un problème de géométrie, que le sens d’une -phrase latine ou grecque surgisse dans l’esprit. À plus forte raison, pour une vérité scientifique nouvelle, pour un beau vers. La recherche mène à l’erreur. Il en est ainsi pour toute espèce de bien véritable. L’homme ne doit pas faire autre chose qu’attendre le bien et écarter le mal. Il ne doit faire d’effort musculaire que pour n’être pas ébranlé par le mal. Dans le retournement qui constitue la condition humaine, la vertu authentique dans tous les domaines est chose négative, au moins en apparence. Mais cette attente du bien et de la vérité est quelque chose de plus intense que toute recherche.
- « L’amitié est une égalité faite d’harmonie », disaient les pythagoriciens. Il y a harmonie parce qu’il y a unité surnaturelle entre deux contraires qui sont la nécessité et la liberté, ces deux contraires que Dieu a combinés en créant le monde et les hommes. Il y a égalité parce qu’on désire la conservation de la faculté de libre consentement en soi-même et chez l’autre. Quand quelqu’un désire se subordonner un être humain ou accepte de se subordonner à lui, il n’y a pas trace d’amitié. Le Pylade de Racine n’est pas l’ami d’Oreste. Il n’y a pas d’amitié dans l’inégalité.
- Une amitié est souillée dès que la nécessité l’emporte, fût-ce pour un instant, sur le désir de conserver chez l’un et chez l’autre la faculté de libre consentement. Dans toutes les choses humaines, la nécessité est le principe de l’impureté. Toute amitié est impure s’il s’y trouve même à l’état de trace le désir de plaire ou le désir inverse. Dans une amitié parfaite ces deux désirs sont complètement absents. Les deux amis acceptent complètement d’être deux et non pas un, ils respectent la distance que met entre eux le fait d’être deux créatures distinctes. C’est avec Dieu seul que l’homme a le droit de désirer être directement uni.
- Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus. Car l’homme ne peut pas les trouver par ses propres forces, et s’il se met à leur recherche, il trouvera à la place des faux biens dont il ne saura pas discerner la fausseté.
- Le Christ aime qu’on lui préfère la vérité, car avant d’être le Christ, il est la vérité. Si on se détourne de lui pour aller vers la vérité, on ne fera pas un long chemin avant de retomber dans ses bras.
Source= https://unmultiple.wordpress.com/2020/02/03/simone-weil-attente-de-dieu/
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