Noam Chomsky : une vérité qui dérange ?
Un RDV de l’Agora spécial Noam Chomsky.
Dans son dernier livre - L’Ivresse de la force. Entretiens avec David Barsamian (Fayard) -, Noam Chomsky revient sur les événements récents de la politique étrangère des États-Unis.
Il démontre comment l’occupation de l’Irak, la guerre en Afghanistan ou les menaces contre l’Iran ne sont que le prolongement d’une longue tradition d’hégémonie militaire et politique. Considéré comme principale source d’insécurité dans le monde, l’État américain est décrit par Chomsky comme le bras armé des grands entrepreneurs américains, sourd aux aspirations de sa propre population, que les grands médias maintiennent dans l’ignorance des agissements du pouvoir.
Cependant, il ne faudrait surtout pas confondre ses positions avec du « complotisme » primaire, que l’intellectuel rejette farouchement. Ainsi, faits historiques et coupures de presse à l’appui, Noam Chomsky fait la preuve que les États-Unis ne sont nullement sous l’emprise d’un quelconque « lobby juif », d’ailleurs mal défini, mais qu’à l’inverse Israël n’est que le pion de la superpuissance sur l’échiquier du Moyen-Orient. De même, il met en garde contre l’obsession des différentes théories sur le 11-Septembre, qui occultent notamment le danger de plus grande envergure que constitue la probabilité grandissante d’un conflit nucléaire mondial.
C’est avec ce style clair et pédagogique qui le caractérise que l’auteur américain poursuit son entreprise de décryptage et d’éducation populaire à destination du public de son pays. Cette traduction française nous permet de capter un message, qui, de fait, nous concerne aussi.
(Présentation rédigée par Deor)
En marge de cette parution, Les RDV de l’Agora présentent une interview de Noam Chomsky et de Ilan Pappé proposée (et réalisée par email) par Frank Barat.
Frank Barat : Merci d’avoir accepté cet entretien. J’aimerais, tout d’abord connaître les sujets sur lesquels vous travaillez et dont vous souhaiteriez nous parler.
Ilan Pappé : Je termine actuellement plusieurs livres. Le premier traite de manière concise de l’histoire de l’occupation israélienne en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, un autre évoque la minorité palestinienne en Israël et enfin je termine un ouvrage édité comparant la situation en Palestine à celle de l’Afrique du Sud.
Noam Chomsky : Divers articles, débats, etc. Je n’ai pas suffisamment de temps en ce moment pour mener d’autres projets majeurs.
FB : Un deputé britannique a récemment déclaré, à propos d’Israël, avoir ressenti un changement notable au cours de ces cinq dernières années. Aujourd’hui, les députés britanniques soutiennent des EDM (Early Day Motions*) condamnant plus que jamais Israël et ce même député précise qu’il est désormais possible d’émettre des critiques à l’égard d’Israël y compris lorsqu’on s’exprime sur les campus aux États-Unis. De même, ces dernières semaines, John Dugard, enquêteur indépendant sur le conflit israélo-palestinien auprès du Conseil des droits de l’homme pour les Nations unies, a déclaré que “la terreur palestinienne était le résultat inévitable de l’occupation”, le Parlement européen a adopté une résolution exposant “la politique d’isolement de la Bande de Gaza en tant qu’échec tant sur le plan politique qu’humanitaire”. Enfin les Nations unies et l’Union européenne ont condamné Israël pour son usage excessif et disproportionné de la force dans la Bande de Gaza. Peut-on interpréter cela comme un changement d’attitude envers Israël ?
*Les Early Day Motions : motions dont la discussion est renvoyée à un jour prochain. Elles sont généralement déposées par les députés « de base », qui n’ont que peu de chances de voir leurs autres motions discutées. Presque jamais débattues, elles permettent cependant d’attirer l’attention sur un sujet et de mesurer le soutien obtenu au nombre de signatures recueillies.
Ilan Pappé : Ces deux exemples indiquent un changement de l’opinion publique et de la société civile. Malgré cela, le problème reste le même depuis soixante ans : ces élans et ces énergies ne se concrétisent pas et n’ont pas vocation à être traduites, dans un future proche, en politiques réelles sur le terrain. Et le seul moyen de soutenir la transition d’un appui de la base vers des politiques concrètes est de développer l’idée de sanctions et de boycott. Ceci peut donner une orientation claire et une direction à prendre pour les nombreux militants et les organisations non-gouvernementales qui ont montré leur solidarité à la cause palestinienne pendant toutes ces années.
Noam Chomsky : un changement très clair est apparu ces dernières années, sur les campus américains et dans les autres auditoires également. Il n’y a pas si longtemps, une protection policière faisait partie de tout débat critique à l’égard d’Israël, les réunions étaient interrompues, les assemblées très hostiles et injurieuses. C’est tout à fait différent aujourd’hui à quelques rares exceptions près. Les apologistes de la violence israélienne tendent souvent à être davantage sur la défensive plutôt qu’arrogants ou autoritaires. Mais la liberté de critique envers Israël est très réduite parce que les faits élémentaires sont systématiquement occultés. Ceci est particulièrement vrai dans le rôle décisif que les États-Unis prennent en tant qu’obstacle aux options diplomatiques, à miner la démocratie et à soutenir de manière indéfectible le programme israélien visant à saborder l’éventualité d’un possible règlement politique. Mais présenter les États-Unis comme un ”intermédiaire légitime”, quelque part incapable de poursuivre ses objectifs bienveillants est tout à fait révélateur et pas seulement dans ce domaine.
FB : Le terme apartheid est de plus en plus utilisé par les Organisations non-gouvernementales pour décrire les actions israéliennes envers les Palestiniens (à Gaza, les TPO, mais aussi en Israël même). La situation en Palestine et Israël est-elle comparable à l’apartheid en Afrique du Sud ?
Ilan Pappé : Il existe des points communs, mais également des différences. L’histoire coloniale porte en elle de nombreux chapitres communs et certains aspects de l’apartheid se retrouvent dans la politique qu’Israël mène contre sa propre minorité palestinienne et contre ceux des territoires occupés. Certains aspects de l’occupation sont, malgré tout, pires que la réalité de l’apartheid sud-africaine et certains autres aspects dans le quotidien des citoyens palestiniens en Israël ne sont absolument pas comparables à ce que fut l’apartheid. Le point de comparaison essentiel est pour moi l’inspiration politique. Le mouvement anti-apartheid, l’ANC, les réseaux solidaires construits au fil des années en Occident, devraient inspirer une campagne pro-palestinienne plus précise et plus efficace. C’est pour cela que l’histoire de la lutte anti-apartheid doit être apprise plutôt que de s’appesantir à comparer le sionisme avec l’apartheid.
Noam Chomsky : Il ne peut y avoir de vraie réponse à cette question. Il existe des similarités et des différences. En Israël même, il y a de réelles discriminations, mais on est très loin de l’apartheid en Afrique du Sud. Dans les Territoires occupés, l’histoire est tout autre. En 1997, j’ai prononcé un discours d’ouverture à l’université Ben Gourion dans le cadre de l’anniversaire de la guerre de 1967. J’ai lu un paragraphe lié à l’histoire de l’Afrique du Sud. Aucun commentaire n’a été nécessaire.
En y regardant de plus près, la situation dans les Territoires occupés diffère de l’apartheid à de nombreux égards. Sur certains aspects, l’apartheid sud-africain fut beaucoup plus vicieux que ce qui se pratique en Israël et, sur d’autres, on pourrait dire l’inverse. Pour prendre un exemple, l’Afrique du Sud blanche existait par le travail noir. La grande majorité de la population ne pouvait être exclue. À un moment donné, Israël reposait sur une main-d’œuvre palestinienne bon marché et corvéable à merci, mais ils ont été remplacés depuis longtemps par des petites mains venues d’Asie, d’Europe de l’Est et d’ailleurs.
Les Israéliens seraient soulagés si les Palestiniens disparaissaient. Et on peut dire que les politiques qui prennent forme, suivent de près les recommandations de Moshe Dayan pendant la guerre de 1967 : les Palestiniens “continueront de vivre comme des chiens et ceux à qui ça ne plaît pas, peuvent partir”. D’autres recommandations encore pires ont été émises par certains humanistes américains de gauche grandement reconnus. Michael Walzer, par exemple, de l’Institute of Advanced Studies à Princeton et rédacteur du journal démocrate socialiste Dissent, a émis l’idée voilà 35 ans, que les Palestiniens étant des “marginaux de la nation”, on devrait leur “donner les moyens” de partir. Il parlait des citoyens palestiniens en Israël et c’est une idée largement reprise encore récemment par l’ultra-nationaliste Avigdor Lieberman et relayée aujourd’hui parmi les principaux courants d’opinion en Israël.
Je mettrais de côté les vrais fanatiques comme le professeur de droit d’Harvard, Alan Dershowitz qui déclare qu’Israël ne tue jamais de civils, mais seulement des terroristes ce qui reviendrait à dire que “terroriste” signifie “tué par Israël” ; et qu’Israël devrait avoir pour objectif un ratio de 1 000 pour zéro ce qui sous-entend “exterminer les brutes”. Ceci est lourd de sens lorsqu’on sait que ceux qui défendent de telles idées sont largement respectés dans les cercles les plus éclairés aux États-Unis et même en Occident. On peut imaginer ce que seraient les réactions si de tels propos étaient tenus à l’égard des Juifs.
Pour revenir à la question, il n’y a pas de réponse claire à apporter sur une possible analogie.
FB : Israël a annoncé récemment le boycott de la conférence des Nations unies sur les droits de l’homme à Durban “parce qu’il serait impossible d’empêcher cette conférence de devenir un festival d’attaques anti-israéliennes” et a également annulé une réunion avec des officiels costaricains sous le prétexte que ce pays reconnaît formellement l’État palestinien. Le fait qu’Israël refuse toute forme de critique à son encontre pourrait-il se retourner contre elle ?
Ilan Pappé : On peut espérer que ce retournement de situation se produise un jour. Mais tout est lié à un équilibre des pouvoirs sur un plan global et sur un plan régional, pas uniquement aux excès israéliens. Les deux points, c’est-à-dire l’équilibre des pouvoirs et l’intransigeance israélienne pourraient être liés dans le futur. Si un changement apparaissait dans la politique menée par les États-Unis ou si son rôle hégémonique dans la région venait à changer alors l’attitude inflexible d’Israël pourrait conduire certains pays à adopter une position plus critique envers Israël et accentuer la pression sur l’État juif afin qu’il cesse sa politique d’occupation et de dépossession de la Palestine.
Noam Chomsky : On peut s’accorder ou pas de ces décisions, mais elles n’impliquent absolument pas “un refus de quelque critique que ce soit envers sa politique”. Je doute que ces décisions-là puissent jouer contre Israël ou même avoir le moindre écho.
FB : Comment Israël pourrait-elle trouver un accord avec une organisation qui refuse de reconnaître son existence et dont le fondement même repose sur l’idée de destruction de l’État juif ? Si le Hamas souhaite vraiment cet accord, pourquoi ne reconnaît-il pas Israël ?
Ilan Pappé : La paix se règle entre ennemis, pas entre amoureux. Le résultat final du processus de paix peut être une reconnaissance politique islamique sur la place des Juifs en Palestine et au Moyen-Orient en général, soit dans un État propre soit dans un État “partagé”. L’OLP a entamé des négociations sans changer ses idées ce qui n’est pas si différent lorsqu’on parle de l’attitude à l’égard d’Israël. Donc la solution réside dans l’élaboration d’un texte, d’une solution et d’une structure politique qui intègrent un ensemble et qui permettent à toutes les nationalités, ethnies, religions et ideologies de cohabiter.
Noam Chomsky : Pour le Hamas, reconnaître Israël, ce serait comme si le Kadima reconnaissait la Palestine ou si le Parti démocrate aux États-Unis reconnaissait l’Angleterre. On peut se demander si un gouvernement dirigé par le Hamas doit reconnaître Israël ou si un gouvernement mené par le Kadima ou le Parti démocrate doit reconnaître la Palestine. Jusqu’ici tous ont refusé de le faire, bien que le Hamas ait au moins appelé à la possibilité d’une solution à deux États, comme le long processus international s’accorde à le faire alors que le Kadima et le Parti démocrate refusent d’aller aussi loin, restant sur une position de rejet que les États-Unis et Israël affichent de manière isolée depuis plus de trente ans. Mais pour ce qui est des mots, lorsque le Premier ministre Olmert déclare devant le Congrès américain, qu’il croit “à notre droit éternel et historique sur la totalité de cette terre” et qu’il y reçoit une ovation, il fait sans aucun doute référence non seulement à la Palestine du Jourdain jusqu’à la mer, mais également à l’autre rive du Jourdain, fief historique du Likoud, une revendication qui n’a jamais été officiellement abandonnée, à ce que je sache. Pour ce qui est du Hamas, je pense qu’ils devraient renoncer à cette partie de leurs revendications et passer de l’idée d’une solution à deux États à l’idée de reconnaissance mutuelle. Il faut quand même garder à l’esprit que ses positions restent plus ouvertes que celles d’Israël et des États-Unis.
FB : Ces derniers mois, Israël a accentué ses attaques sur Gaza et évoque la possibilité d’une attaque terrestre imminente, il y a aussi une forte présomption sur son implication dans l’assassinat du leader du Hezbollah, Mughniyeh et appelle à de plus fortes sanctions (y compris militaires) contre l’Iran. Pensez-vous que les velléités guerrières d’Israël puissent la mener à sa propre perte ?
Ilan Pappé : Oui je pense que l’agressivité se fait plus forte et Israël se montre de plus en plus hostile non seulement à l’encontre de la Palestine, mais aussi à l’encontre du monde arabe et de l’islam. L’équilibre militaire du pouvoir aujourd’hui réside dans la présence d’Israël, mais cela peut changer à tout moment en particulier si les États-Unis réduisaient leur soutien.
Noam Chomsky : J’ai écrit il y a quelques dizaines d’années que ceux qui se proclament “défenseurs d’Israël” sont en réalité les défenseurs de sa dégénérescence et probable auto-destruction. Je crois également depuis longtemps que le choix très clair d’Israël de renforcer sa politique sécuritaire et ce, depuis le refus de paix global proposé par le président Sadat en 1971 pourrait très bien mener Israël à sa perte.
FB : Que faudrait-il pour que les États-Unis retirent leur soutien inconditionnel à Israël ?
Ilan Pappé : Hors de ses frontières, un effondrement de sa politique au Moyen-Orient, en particulier à travers l’échec de l’un de ses alliés. Ou bien, mais c’est moins probable, la montée d’un contre-pouvoir européen.
Sur son territoire, une crise économique majeure et le succès des forces de coalition actuelles qui travaillent au sein de la société civile pourraient provoquer ce changement.
Noam Chomsky : Pour répondre à cette question, il faut connaître les sources de ce soutien. Le secteur industriel aux États-Unis, qui dessine les contours de la politique à mener, paraît tout à fait satisfait de la situation actuelle. L’un des indicateurs est le flux d’investissement en Israël d’Intel, Hewlett Packard, Microsoft et d’autres leaders de l’industrie high-tech. Les relations militaires et de renseignements restent très fortes. Depuis 1967, les intellectuels vivent une histoire d’amour avec Israël pour des raisons qui sont d’abord propres aux États-Unis selon moi. Cela affecte lourdement l’image qui est donnée des événements dans les médias et les journaux américains. Les Palestiniens sont faibles, dispersés, isolés et n’apportent rien en matière de concentration des pouvoirs aux États-Unis. Une large majorité des Américains soutiennent le consensus international d’une solution à deux États et appellent même à une égalité de l’aide entre Israël et la Palestine. Sur ce point et dans bien d’autres domaines, les deux principaux partis sont en décalage avec la population. 95 % des Américains pensent que leur gouvernement devrait davantage prêter attention à l’opinion de la population, un avis rejeté parmi les élites (parfois de manière très claire, d’autres fois de manière plus discrète). La prochaine étape plus impartiale serait une “promotion démocratique” au sein même des États-Unis. Au-delà de ce point, il faudrait que certains événements mènent à une nouvelle répartition des intérêts parmi les élites.
FB : www.counterpunch.org a publié récemment un débat très intéressant comparant les solutions à 1 ou 2 États. Ceci est parti d’un article de Michael Neumann établissant “la solution à 1 État comme une illusion” suivi d’autres articles d’Assaf Kfoury titré “Un ou deux États ? - Un débat stérile fondé sur de fausses alternatives” ou de Jonathan Cook “Un ou deux États, non, le problème est le sionisme”. Quelle est votre opinion sur ce point et pensez-vous que les faits sur le terrain (colonies, déviations de routes...) provoqués par Israël puissent encore laisser une place à une solution à 2 États ?
Ilan Pappé : Les événements sur le terrain ont condamné la solution à 2 États depuis bien longtemps. Les faits ont démontré qu’Israël n’a et n’aura jamais la volonté de laisser naître un État palestinien autre qu’un État apatride fait de deux bantoustans en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza sous un total contrôle israélien.
Il existe déjà un État et le défi est d’en changer sa nature et son régime. Que le nouveau régime et la base constitutionnelle soient bi-nationaux ou démocratiques voire les deux n’est pas si élémentaire à cet égard. Tout contexte politique qui pourrait remplacer la conjoncture raciste est la bienvenue. Et une telle situation devrait également permettre le retour des réfugiés et l’installation définitive des émigrés les plus récents.
Noam Chomsky : Il faut faire la distinction entre propositions et plaidoyers. On peut proposer que chacun doive vivre en paix. Cela devient un plaidoyer lorsqu’on dessine un schéma précis allant d’un point A à un point B. À mon sens, une solution à un seul État n’a pas grand sens, elle en a avec deux États. On a pu défendre une telle thèse de 1967 jusqu’au milieu des années 70 et c’est ce que j’ai fait, à travers de nombreux écrits, conférences et dans un livre. Les réactions, dans une grande majorité, n’ont été que fureur. Après que l’idée de droits nationaux pour les Palestiniens ait fait son chemin au milieu des années 70, il est devenu possible de prôner le bi-nationalisme (et je continue de le faire), mais seulement par le biais d’un accord à 2 États en accord avec le consensus international. Cette résultante, probablement la meilleure envisageable à court terme, est quasiment parvenue à son terme lors des négociations de Taba en janvier 2001 et selon les participants, aurait pu être atteinte si ces négociations n’avaient été interrompues par le Premier ministre israélien, Barak. Cela fut le moment depuis trente ans où les deux États “réjectionnistes” (États-Unis et Israël) ont brièvement mais sérieusement considéré s’aligner sur le consensus international et l’instant où un accord diplomatique a semblé pouvoir voir le jour. Beaucoup de choses ont changé depuis 2001, mais je ne vois aucune raison de croire que les conditions de l’époque ne puissent exister aujourd’hui.
Il est intéressant et je dirais même édifiant de voir que les propositions d’une solution à 1 seul État soient communément admises aujourd’hui contrairement à l’époque où sa revendication était réalisable et ne débouchait que sur des condamnations. Aujourd’hui de telles propositions sont publiées dans le New York Times, le New York Review of Books et ailleurs. On en conclura qu’elles sont acceptables aujourd’hui parce qu’irréalisables - elles restent des propositions au lieu de revendications. En pratique, les propositions apportent de l’eau au moulin du rejet américano-israélien et sapent progressivement l’unique solution bi-nationale .
Il y a deux options pour les Palestiniens aujourd’hui. L’une est l’abandon de l’attitude réjectionniste américano-israélienne et un accord reprenant les lignes de ce qui fut évoqué à Taba. L’autre possibilité est la continuation des politiques actuelles qui mène inexorablement à l’intégration de ce que souhaite Israël : au minimum, le Grand Jérusalem, les zones qu’incluent le mur de séparation (ou d’annexion désormais), la Vallée du Jourdain et les colonies de Ma’aleh Adumin et Ariel (ainsi que les liens entre ces deux colonies). Le reste (État palestinien) se verra découpé en cantons ingouvernables, par de vastes infrastructures, des centaines de points de contrôles et autres dispositifs qui condamneront les Palestiniens à continuer à vivre comme des chiens.
Il y a ceux qui pensent que les Palestiniens devraient tout bonnement laisser Israël prendre le contrôle total de la Cisjordanie et poursuivre leur mouvement de revendication de droits civils et une lutte anti-apartheid. Mais c’est une illusion. Ils vont maintenir les politiques actuelles et refuseront de céder la moindre responsabilité aux Palestiniens disséminés dans la région qu’ils souhaitent voir intégrée au territoire israélien.
FB : Au cours de mon récent voyage en Israël/Palestine, j’ai pu noter de manière évidente (en parlant avec les gens sur place, en lisant la presse ou en regardant la télévision) qu’il existe un point qui semble grandement effrayer Israël : un boycott. Êtes-vous en faveur de ce type d’action et pensez-vous qu’il puisse avoir un effet ?
Ilan Pappé : J’y suis tout à fait favorable et je crois que ça pourrait avoir des conséquences notables sur le terrain.
Noam Chomsky : Les boycotts ont parfois du sens. Pour exemple, de telles actions contre l’Afrique du Sud ont été efficaces même si l’administration Reagan s’est dédouanée des sanctions en déclarant l’ANC de Nelson Mandela comme organisation terroriste (en 1988). Les actions furent efficaces parce qu’un travail de terrain a été opéré en termes d’éducation et d’activisme. Avant d’être mis en place, ce boycott a reçu un soutien conséquent aux États-Unis via les parties politiques, les métiers et même le secteur industriel. Rien de tout cela n’a été fait de près ou de loin dans le cas qui nous intéresse. De ce fait, tous les appels au boycott se retournent inévitablement contre les Palestiniens qui subissent des politiques toujours plus dures et plus brutales.
Les boycotts, s’ils sont clairement formulés, ont parfois du sens : le boycott des fabricants d’armes qui fournissent Israël ou de Caterpillar Corporation qui livrent des équipements pour la destruction de la Palestine. Ces opérations sont totalement illégales et les boycotts pourraient trouver un écho auprès de l’opinion publique.
Les boycotts sélectifs peuvent aussi avoir un effet sur des États beaucoup plus violents et cruels qu’Israël, comme les États-Unis. Évidemment, sans le soutien massif et sa participation, Israël ne pourrait pas poursuivre sa politique expansionniste illégale et ses autres crimes. Il n’y a pas d’appel au boycott contre les États-Unis, pas par principe, mais à cause du pouvoir de cette nation – des faits qui soulèvent d’évidentes interrogations relatives à la légitimité morale d’actions menées contre ses clients.
FB : De retour d’Israël et de Palestine, il y a quelques semaines, le directeur de l’ICAHD (Comité israélien contre les destructions de maisons palestiniennes) au Royaume-Uni a déclaré qu’après Annapolis “pas un pas n’avait été fait (…) au regard de la ’judaïsation’ du pays, j’ai un sentiment de dégoût et de colère”. Pensez-vous que la résistance palestinienne (presque toujours pacifique jusqu’ici à l’exception du Hamas) pourrait revenir à une lutte armée et engendrer une troisième Intifada encore plus violente ?
Ilan Pappé : Il est difficile de répondre à cette éventualité, en théorie c’est une possibilité, la question est de savoir si les résultats seraient différents des deux premiers soulèvements, mon sentiment est que c’est fort peu probable.
Noam Chomsky : Mon avis a toujours été que les leaders palestiniens ont toujours fait le cadeau à Israël et à ses soutiens aux Etats-Unis de recourir à la violence et d’appeler à la révolution – en dehors du fait, au-delà des considérations tactiques, que le recours à la violence porte en lui une très lourde charge en termes d’arguments. Rien n’est plus utile aujourd’hui à Israël et aux faucons américains que l’utilisation de roquettes Qassam qui les autorisent à pousser des cris d’effroi concernant le droit d’accroître le taux de mortalité à l’infini (toute victime étant classée comme terroriste). J’ai également le même avis que certains de mes amis (comme Edward Said et Eqbal Ahmad) qui ont été en contact avec les leaders palestiniens : une opposition non-violente aurait eu des perspectives considérables dans l’optique d’un succès. Et j’y crois toujours, c’est même la seule perspective possible.
FB : Sur quels sujets les ONG et associations caritatives travaillant pour la justice en Palestine devraient se concentrer dans les prochains mois ?
Ilan Pappé : Ils savent ce qu’ils doivent faire et je n’ai pas de réels conseils à leur donner. Je crois qu’ils nous donnent des lignes directrices par leurs appels au boycott et de telles initiatives comme celles-là peuvent être très utiles. Mais le plus important serait qu’ils poursuivent leur combat pour la réconciliation et l’unité du peuple palestinien.
Noam Chomsky : L’urgence au quotidien est la lutte contre les violations inacceptables des droits de l’homme les plus élémentaires et les implantations illégales soutenues par les États-Unis ainsi que les projets de développement voués à miner tout accord politique. Au-delà, il faut essayer d’établir la base d’un combat réussi menant à un accord prenant en compte les demandes légitimes des différentes parties – c’est un travail difficile, contraignant, qui réclame dialogue et organisation, mais qui est la base d’une avancée en termes de justice et de paix. J’ai déjà exposé ce que cela comporte, par exemple commencer par une promotion efficace de la démocratie dans la superpuissance au pouvoir.
(© Frank Barat – June 2008. Traduction de l’anglais : [email protected])
Cette interview de Noam Chomsky par Frank Barat (ainsi qu’une autre, réalisée en 2007) sera publiée en octobre. Tous les détails ici.
En outre, Frank Barat vient de mettre en ligne un blog à propos de ses expériences à Naplouse durant l’été 2008. Ce blog est principalement constitué de témoignages vidéos de Palestiniens, mais aussi d’internationaux. Le sujet en est "vivre sous l’occupation".
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