Romain Huret : « Les Conservateurs américains se mobilisent »
Présentation de l’ouvrage réalisée par Olivier Bailly :
« La contestation conservatrice a encore de beaux jours devant elle », écrit Romain Huret
Moins de six mois avant les prochaines élections présidentielles américaines, cette conclusion est-elle de bon ou de mauvais augure ? George W. Bush est-il un accident de l’histoire américaine, une anomalie, ou ses racines plongent-elles profondément dans l’histoire américaine ?
C’est l’approche de ce livre qui examine les lieux, les voies et les motifs de la contestation conservatrice, vague conquérante née dans les années 60. Si l’on en croit Romain Huret, rien n’indique que cette vague retombera de sitôt. C’est un mouvement de fond bien ancré dans la société américaine.
Alors, les milliards de dollars dépensés pour la guerre d’Irak ont-ils ouvert les yeux des américains ? Le créationnisme est-il une mode passagère ? Le mouvement pro-life est-il sans lendemain ? Les armes à feu feront-elles un jour l’objet d’une interdiction ? Ou bien au contraire ces éléments réunis en faisceau reflètent-ils en profondeur l’état d’esprit d’une majorité d’Américains, majorité silencieuse et néo-conservatrice qu’étudie Romain Huret et les neuf chercheurs qu’il a dirigés dans cet ouvrage tout à la fois savant et accessible ?
Pour la première fois de leur histoire, les Etats-Unis tournent-ils définitivement la page de la ségrégation raciale, fondement du conservatisme, avec la candidature plus que probable du démocrate Barack Obama ? En face de lui, John Mc Cain représente-t-il la figure de la continuité conservatrice façon Reagan, Bush père
Autant de questions que les Européens, et particulièrement les Français, se posent. Doit-on rappeler que, soixante ans après la mise en application du plan Marshall, c’est plutôt l’amour vache entre la France et les Etats-Unis. Quant à 68, notre révolution est une partie de campagne à côté des combats menés outre-Atlantique. Car 68, aux Etats-Unis, c’est, en février, la mort de trois étudiants en Caroline du Sud lors des manifestations pour les droits civiques. C’est, en avril, suite à l’assassinat de Martin Luther King, une flambée d’émeutes qui éclatent dans plusieurs villes. 68, c’est l’assassinat de Robert Kennedy, ce sont les manifestations estudiantines contre la guerre du Vietnam et les revendications des radical women, les mouvements de libération des femmes.
Les conservateurs ne sont pas à la fête en ces années flower power, pourtant c’est à ce moment, alors qu’ils ne sont pas bienvenus dans les universités et que sur la société souffle un grand vent libéral (libéral aux Etats-Unis est le contraire de conservateur), que leurs troupes, majoritairement constituées des blancs, autrement dénommés WASP, fourbissent leurs armes.
Avec les élections de 64, ils ont trouvé leur chantre en Barry Goldwater, candidat malheureux contre Lyndon Johnson. Depuis ils ne cessent d’occuper le terrain, innovant en levant des fonds, en adressant des courriers personnalisés, en maillant très finement le territoire puis, plus tard, en utilisant à grande échelle le courrier électronique, en développant des églises, autant de virulentes tribunes locales ouvertement opposées au pouvoir central. Les conservateurs, pour paraphraser un ancien Premier ministre français, ce sont les Américains d’en bas.
Leur première grande victoire politique, c’est bien sûr l’élection de Ronald Reagan en 1980. Aujourd’hui le mur de Berlin est tombé et avec lui le communisme, mais le 11-Septembre fut un nouvel événement déclencheur.
Comme si, aux Etats-Unis, Il y avait toujours un ennemi à combattre ou une cause à défendre...
Les Conservateurs américains se mobilisent est un livre salutaire puisqu’il nous permet de décrypter les arcanes d’un mouvement politique dont on aurait tort de penser qu’il est folklorique, voire anecdotique. Au contraire, le conservatisme, le titre de ce livre l’indique assez, est contestataire, actif, mobilisateur et culturellement enraciné. Dans ce livre, les auteurs nous tracent le portrait d’une Amérique située à mille lieux des représentations dont nous sommes abreuvés quotidiennement.
Quelle est cette Amérique, au juste, que l’on croit si bien connaître ?
1. Romain Huret publie également La Fin de la pauvreté ? Les experts sociaux en guerre contre la pauvreté aux Etats-Unis (1945-1974) aux Editions de l’Ecole des hautes études en science sociale
Extrait de l’ouvrage :
Les Conservateurs américains se mobilisent. L’autre culture contestataire.
Dans les universités, les lycées, les usines, au cœur même de ces banlieues souvent présentées comme des lieux d’apathie politique, des formes inédites de contestation se mettent progressivement en place pour critiquer l’ordre établi par les libéraux (liberals 1).
Si le conservatisme américain présente des visages différents – des fondamentalistes religieux aux partisans du libre marché en passant par les libertariens, qui souhaitent une rupture brutale avec l’État –, un investissement militant sur le terrain relie bien souvent les courants conservateurs entre eux 2.
Car, et c’est un point essentiel, le combat ne s’est pas limité à une dénonciation de l’héritage des années 1960 et à une attaque en règle des représentations culturelles. Si les conservateurs ont écrit des milliers d’ouvrages contre la naïveté et la bêtise des libéraux, c’est sur le terrain politique que le combat a pris une forme intéressante.
Consciemment, ils ont inventé une pratique singulière de contestation, adaptée à leur style de vie, à leurs principes d’éducation et à leurs valeurs morales. Ces militants ont la politique chevillée au corps et, pour eux, celle-ci n’obéit en rien au rythme traditionnel de la vie politique américaine avec son calendrier électoral immuable. L’engagement politique fait partie de leur vie quotidienne, façonnant leurs relations sociales et leurs comportements.
Au début des années 1990, Kathy Rothschild fait ainsi le bilan de sa vie de militante et s’interroge sur l’influence de ses opinions politiques sur sa vie quotidienne : Je ne suis pas sortie avec des démocrates. Je ne suis même jamais sortie avec des gens de gauche (liberals). Pourquoi perdre son temps ? [...] J’aime tant la politique, et je me fais entendre. Quand je regarde le journal télévisé, je me dis : « Vous êtes des idiots ! Comment pouvez-vous dire des choses pareilles ? ! » Je ne m’arrête jamais de les combattre. Aucun homme de gauche n’aurait pu vivre avec moi 3.
Contrairement aux militants de gauche, pour qui l’entrée dans la vie active et dans la vie conjugale marque souvent la fin ou, en tout cas, l’affaiblissement du militantisme, celui des conservateurs ne s’estompe pas, car c’est précisément un modèle familial qu’ils défendent. Cet ouvrage présente la vie quotidienne de ces conservateurs anonymes pour montrer comment ils ont réussi à faire ressembler l’Amérique à leurs foyers ».
1. Aux États-Unis, le terme « libéral » (liberal) possède un sens très particulier et
2. Alan Brinkley, « The Problem of American Conservatism », American Historical
3. Rebecca Klatch, A Generation Divided. The New Left, the New Right and the 1960s,