Souffrance au travail : quel remède ?
Les RDV de l’Agora reçoivent Dominique Huez, auteur de "Souffrir au travail" (éditions Privé).

Dominique Huez est médecin du travail. Il officie à la centrale nucléaire de Chinon depuis plus de trente ans et vient de publier Souffrir au travail (éditions Privés). Dans cet essai tranché, il s’attaque au malaise des travailleurs et aux maltraitances actives ou passives dont ils se disent victimes.
A l’aide des nombreux cas rencontrés tout au long de sa carrière (dont certains se sont tragiquement conclus par des suicides), Dominique Huez démontre que la question de la souffrance au travail a été minimisée au cours des dernières années et que les méthodes de management actuelles ne sont pas adaptées aux réalités du travail. Il dénonce un système qui fait primer le paraître sur l’effort réellement fourni. Un système qui détruit la notion de travail collectif au profit d’une individualisation croissante du salarié.
Sans préconiser de solution magique (il n’existe que des situations particulières), Dominique Huez tâche néanmoins de donner quelques pistes pour mieux appréhender ce phénomène et pour parvenir à faire du travail non plus une souffrance, mais un élément constructeur de sa santé.
Dominique Huez répond aux questions de Daniel Hoffman et d’Olivier Bailly pour les RDV de l’Agora
Agoravox : Qu’est-ce que la souffrance au travail ?
Dominique Huez : Dans les dossiers médicaux, la souffrance est l’état entre le bien-être et la pathologie. C’est un état qui malmène et qui envahit le travailleur. Dans les cas de souffrance psychique, on fait référence au dérapage d’une souffrance qui n’a plus d’issue. Une souffrance délétère peut donc potentiellement devenir maladive.
A : La souffrance est-elle consubstantielle au travail ?
DH : Oui et non. Il est toujours difficile de se divertir pour réaliser une tâche. Mais quand les difficultés sont subverties, on peut trouver un espace d’intérêt dans son travail.
A : Les mécanismes que vous décrivez sont-ils nouveaux ?
DH : La souffrance existe depuis longtemps, même si on ne savait pas la nommer il y a vingt-cinq ou trente ans. Mais il y a eu une profonde modification organisationnelle du travail et un changement dans les modalités de management. En ce qui concerne les atteintes corporelles, elles ont été repérées depuis longtemps, bien que leur nombre ait beaucoup augmenté.
A : Y a-t-il une catégorie socioprofessionnelle plus affectée qu’une autre par la souffrance au travail ?
DH : Contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas l’encadrement qui est le plus touché. La souffrance touche majoritairement les techniciens et les ouvriers. Évidemment, les cadres sont également victimes de maltraitance, mais le facteur de risque est deux à trois fois moindre que pour les employés des secteurs que j’ai cités.
A : L’âge est-il un facteur déterminant dans le rapport à la souffrance au travail ?
DH : Les modalités de résistance à l’adversité jouent effectivement avec la question de l’âge. Si l’hyperactivité professionnelle permet une certaine subversion de la souffrance, le travailleur doit nécessairement se préparer à un retournement, à un moment donné. Avec l’âge, on encaisse !
A : La question du sens du travail n’influence-t-elle pas la psychologie du salarié de manière déterminante ?
DH : On touche ici à un point essentiel : de nombreux mécanismes psychiques internes sont en effet à l’origine des maux au travail et du développement de psychopathologies. La perte du sens du travail est liée à deux facteurs principaux : la peur et la honte. Les personnes affectées sont amenées à « mal travailler », car elles exercent des tâches qu’elles réprouvent et qui sont contraires à leur domaine de compétence. Cela se traduit par un effondrement du sens professionnel – c’est ce qu’on appelle la « souffrance éthique » dans le vocabulaire médical. On retrouve surtout ce phénomène dans la fonction publique ou dans les entreprises à statut.
A : Que pensez-vous du rôle des cadres dans l’entreprise d’aujourd’hui ?
DH : Aujourd’hui, les cadres sont formés à ne pas prendre en compte ce qui fait la difficulté du travail. Au contraire, ils ne jugent que sur l’être dans son individualité et sur le paraître. On va droit dans le mur ! On attend des cadres qu’ils prennent en compte les difficultés réelles et l’aspect collectif du travail ainsi que la question du sens, sans quoi les travailleurs risquent de développer de plus en plus des pathologies de la solitude.
A : Une telle tendance est-elle à l’œuvre dans certaines entreprises ou ne s’agit-il que d’un vœu pieux de votre part ?
DH : Malheureusement, aucun élément ne permet de laisser penser qu’une orientation différente soit en marche. Certes, il y a eu l’accord européen sur le stress au travail en 2004 et, plus récemment, un « désordre » médiatique lié aux vagues de suicides dans de grandes entreprises, mais on n’a alors envisagé le problème que du côté de la gestion du stress, sans interroger en profondeur l’organisation du travail et ses mécanismes délétères.
A : Comment les salariés manifestent-ils cette souffrance ?
DH : Il y a souvent un dénigrement de la souffrance : le travailleur porte le poids d’une culpabilité et refuse d’assumer son malaise. On constate aussi une tendance à ramener cette souffrance dans la sphère de la vie privée et affective. La souffrance au travail n’émergera pas si le médecin n’explore pas la question. Depuis vingt ans, les choses ont progressé. Mais les médecins du travail tardent à faire évoluer leur pratique professionnelle, car, dans le quotidien, la question de l’organisation du travail reste taboue.
A : A cet égard, n’y a-t-il pas un problème lié au cadre organisationnel de la médecine du travail ?
DH : Il est clair que la question de la gouvernance se pose. On a aujourd’hui une répartition en trois catégories : les médecins du travail qui ne voient que l’aspect économique (environ 10 % de la profession), les experts autoproclamés et les professionnels. Ça ne peut pas durer comme ça.
A : Selon vous, la médecine du travail est donc une spécialité ?
DH : La médecine du travail n’est pas une sous-médecine. Son objectif est de répondre à une question simple : le travail aide-t-il à construire sa santé ou contribue-t-il à la perdre ?
A : Quels sont les critères de recrutement d’un médecin du travail ?
DH : Ce sont soit les services interentreprises, soit les services autonomes qui s’occupent du recrutement. Officiellement, ce sont les critères de compétence qui président au choix du médecin du travail. Mais en réalité, l’employeur cherche avant tout à acheter la paix sociale en matière de santé au travail. On ne reprochera jamais à un médecin du travail de ne rien faire, alors qu’on peut le critiquer fortement s’il décide d’agir !
A : Ne devrait-on pas alors créer un statut spécifique pour le médecin du travail ?
DH : Il ne faut pas confondre la question du statut de celle de la gouvernance. Les médecins du travail ont un statut puissant qui leur confère de l’indépendance. Mais le plus souvent, ils ont peur d’agir, étant eux-mêmes salariés de l’entreprise où ils officient.
A : Auriez-vous un conseil à donner à des salariés victimes de dépression ou d’autres traumatismes liés à leur travail ?
DH : D’abord savoir que la médicalisation n’est pas nécessaire à tout prix. L’important est de pouvoir se rendre compte des difficultés professionnelles, de comprendre en quoi ce que le travailleur fait le malmène. Quand on est au fond du trou, il faut pouvoir discuter avec son médecin de ses problèmes.
A : Vous relatez plusieurs cas de salariés qui se sont suicidés. Lors de leur suivi, aviez-vous eu l’intuition qu’ils pourraient commettre un tel acte ? Avez-vous alerté la direction pour la prévenir d’un risque potentiel ?
DH : Les personnes dont je parle dans mon livre faisaient partie des salariés les plus engagés dans leur activité. Il n’y avait donc pas d’éléments précurseurs du côté de leur travail, sauf à considérer que toutes les personnes en souffrance pourraient se suicider, ce qui est problématique puisque cela représente 25 à 30 % des salariés ! D’autre part, ces gens appartenaient tous à des collectifs de travail, regroupant des salariés extrêmement maltraités, où j’ai cru qu’un des membres pourrait se suicider. J’ai donc évidemment alerté.
A : Quelles sont les perspectives à long terme ?
DH : La situation peut encore se dégrader. Je ne travaille pas sur le secteur macroéconomique, c’est-à-dire à l’échelle de la France. Mais d’un point microéconomique, dans un service d’une entreprise donnée, lorsque les choses vont très mal, apparaissent des phénomènes de défense contre ce qui fait souffrance : une défense inconsciente, par un désengagement professionnel et une défense consciente, par le développement de psychopathologies très lourdes.
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Crédit image : le loup voyou
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