A la croisée des chemins
La crise des gilets jaunes donne un signal mais un signal désolant : les corps intermédiaires ( à savoir les syndicats, les élus - il faut faire la différence entre les élus de proximité et les professionnels de la politique - et même mais dans une beaucoup moindre mesure les associations) sont disqualifiés pour porter les revendications populaires.
La France est un des pays d’Europe où le taux de syndicalisation est le plus bas, ce qui ajoute à la non-représentativité des organisations qui ont vocation de représenter les travailleurs.
Pourtant les organisations syndicales travaillent, leurs services d’études sortent parfois des contributions qui ne manquent pas d’intérêt mais hélas pour eux ! rien n’y fait, ils sont actuellement incapables de rassembler au-delà du carré de leurs militants les plus fidèles. En un mot, ils ne prêchent que des convaincus et peinent à mobiliser au-delà de ce noyau.
Mélenchon se targuait de pouvoir réunir plus de un million de personnes, en septembre 2017 au début du quinquennat de Macron, sur des revendications de bon sens et qui font d’ailleurs partie de ce qui émerge des réunions de gilets jaunes sur les ronds points ou ailleurs ; il a lamentablement échoué, n’ayant sans doute pas perçu la désaffection d’une majorité de citoyens pour ce qui s’apparentait peut-être à de grotesques jeux de pouvoir.
Georges Sorel souvent dénoncé, à tort selon moi, comme un des pères tutélaires du fascisme ( dont on n’oubliera pas qu’il fut à l’origine un mouvement d’organisation du prolétariat par un socialiste en rupture de ban, Mussolini ) a théorisé les questions de violence dans l’action revendicative.
La première violence étant, selon lui, celle qu’exercent les forces de pouvoir pour résister aux forces de changement.
Pour Sorel la violence du peuple est légitime quand elle s’exerce contre les forces de maintien d’un ordre inique.
Le contexte du début du siècle passé était évidemment essentiellement différent de celui de la période contemporaine.
Les conquêtes ouvrières dans l’unité et derrière les organisations syndicales ont grandement fait avancer la situation des citoyens mais c’est justement la volonté de retour en arrière, de revenir sur les conquêtes sociales chèrement acquises dans le passé qui suscite la colère de ceux qui à tort ou à raison s’estiment des ou de futurs laissés-pour-compte.
Ce qui est plus étonnant mais s’explique par un lourd passé de trahisons, c’est la volonté du mouvement des gilets jaunes de refuser de s’inscrire dans les structures existantes pour faire progresser leurs demandes.
Depuis des dizaines d’années le grignotage insidieux de certains droits sociaux, les agressions contre le service de santé confronté à la nécessité de la rentabilité comptable qui entraîne des fermetures d’unités dont la vocation de salubrité publique est en quelque sorte niée, la concentration d’activités qui se traduit par la désertification de zones entières, l’abandon à la lèpre du temps de nombreux centres-villes où les commerces fermés ajoutent à la désolation ambiante, la multiplication des zones commerciales où le consommateur est invité à se laisser achalander mais est par ailleurs dissuadé par manque d’espaces dédiés de s’inscrire dans des activités de la vie collective, l'absence de réelle politique de transport...sont autant de vecteurs du mal-être d'une partie de la population.
Pour un grand nombre de familles, la promenade du Week-end se limite maintenant aux galeries du Centre commercial le plus proche à l’exclusion de toute autre manifestation plus digne d’intérêt.
Pourquoi les corps intermédiaires dont la vocation est pourtant de porter les interrogations du peuple sont-ils à ce point délégitimés, je n’ai pas de réponse. J’ose pourtant une interprétation : depuis des décennies les gouvernements ont acheté la soumission des citoyens sous l’alibi d’œuvrer en leur intérêt ; l’accès au minimum de bien-être reste et même devient impossible pour un nombre significatif tandis qu’une minorité s’enrichit honteusement (ce qui ne pouvait pas manquer de nourrir des frustrations qui ont choisi le mouvement des gilets jaunes pour s’exprimer).
En l’occurrence je ne puis que constater l’état du dialogue social qui semble en voie d’extinction, faute d’écoute d’un côté et de personnes encore crédibles de l’autre.
Se trouvant devant un phénomène qu’ils n’avaient pas prévu ( Mélenchon prétend qu’il avait senti le vent de cette révolte se lever et l’avait évoqué dans un ouvrage que je n’ai pas lu donc je suis bien obligé de lui faire crédit ), les gouvernants ont d’abord essayé de décrédibiliser le mouvement le réduisant à quasi rien.
Ensuite, embouchant les trompettes de la propagande aidés par les médias mainstream ( qui appartiennent à des personnalités partageant les mêmes intérêts de sauvegarde de leurs privilèges d’argent ), les gouvernants se sont mis à criminaliser les effets en les dramatisant ( les fondements de la république menacés par un porte-palette ou un mini-bull détruisant la porte d’un ministère ! ) plutôt qu’à chercher à remédier aux causes.
La multiplication des fausses nouvelles tant d’un côté que de l’autre ( mais c’est tout de même plus grave du côté de ceux qui maîtrisent les outils de la communication ) n’est jamais que le sous-produit de cet aveuglement à ne pas vouloir nommer les choses ou à les mal nommer.
Les chaînes d’info, certaines avec force mauvaise foi, ont mis la focale sur les scènes de violence parce que c’est à la fois plus vendeur ( rentable ) mais devrait de surcroît susciter de manière complètement biaisée la peur chez le citoyen « raisonnable ».
Au résultat des dernières enquêtes d’opinion on ne peut pas dire que le stratagème porte des fruits étincelants.
Bref, au départ de scènes de cassage et de semblants de guérilla très localisés donc nécessairement fort marginaux, on a presque voulu faire croire ( et les étrangers l’ont cru qui ont pour beaucoup annulé leur séjour ) que Paris était à feu et à sang. C’était l’effet loupe voulu par les reportages diffusés : on ne me fera pas croire que ce matraquage est totalement innocent.
Les gilets jaunes sont sans que cela soit dit de manière explicite réduit à l’image des casseurs qui s’impose dans les esprits.
On imagine bien qu’ayant conditionné les esprits et attendri les cœurs sur les victimes collatérales de certains excès le fameux débat initialement piloté par Chantal Jouanno ( avant que des indiscrétions savamment distillées ne déballent le niveau astronomique de son salaire qui est une insulte à ceux dont elle était censée sonder les intentions et les rapporter fidèlement ) ait très peu de chances d’aboutir à une vision sans ambages de la France dans tous ces aspects et sous toutes ses coutures.
Il est bon de garder présent à l’esprit le souvenir des cahiers de doléances sous l’ancien régime dont Tocqueville ( 1805-1859 ) a fait une analyse fouillée. Il s'est convaincu que la révolution de 1789 s’inscrivait déjà dans les revendications de ce qu’il était convenu d’appeler le peuple à l’époque, à savoir au minimum les lettrés, ceux qui étaient capables de rédiger une missive.
Je ne résiste pas au plaisir de vous citer le philosophe par un extrait de ses œuvres complètes …
« Je lis attentivement les cahiers…
Je vois qu’ici on demande le changement d’une loi, là d’un usage et j’en tiens note.
Je continue jusqu’au bout cet immense travail et, quand je parviens à réunir ensemble tous ces vœux particuliers, je m’aperçois avec une sorte de terreur que ce qu’on réclame est l’abolition simultané e et systématique de toutes les lois et de tous les usages ayant cours dans le pays ; je vois sur le champ qu’il va s’agir de la plus VASTE et plus DANGEREUSE RÉVOLUTION qui ait jamais paru dans le monde »
Alors fausse bonne idée de la part d’un gouvernement aux abois ?
Il doit espérer en son for intérieur qu’ayant ouvert la porte personne ne se précipitera pour rentrer et étaler l’étendue de ces revendications auxquelles il lui est impossible de répondre sans mettre en péril les institutions de la Cinquième république.
On passera sur l’étrange philosophie de Luc Ferry appelant à l’usage par les policiers de leurs armes, ce qui est tout à fait inhabituel de la part de quelqu’un qui a eu une fonction politique officielle ( aux côtés de Nicolas Sarkozy). Cette attitude témoigne de la perplexité de ce monsieur devant des événements qu’il ne comprend pas et dont il voudrait s’affranchir une fois pour toutes.
Si on est charitable, on peut mettre cet abus de langage sur le compte de la fatigue intellectuelle que ses nombreuses fonctions font peser sur son intellect.
Jean-François Kahn dans une récente chronique s’inquiétait d’une situation qui pourrait nous conduire au fascisme. Si risque il y a, il est plutôt du côté du pouvoir où les tendances autoritaires se renforcent et qui pourraient vouloir à tout prix reprendre le contrôle de la situation en faisant table rase de ces écueils qui se mettent sur sa route.
Le néo-libéralisme sait, quand il y va de son intérêt, s’affranchir de toute valeur démocratique et il n’hésite pas à instrumentaliser les forces de police pour assurer sa pérennité.
La réussite du mouvement est dans l’impact qu’il saura garder sur l’opinion et les gouvernants feront tout pour que jamais le mouvement n’atteigne la masse critique qui engendrera d’irréversibles changements.
20 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON