FIGAROVOX/GRAND
ENTRETIEN - Michel Onfray réagit à l’éviction d’Eric Zemmour
d’I-télé. Le philosophe considère qu’en France, la controverse
a été remplacée par un discours uniforme et snob qui étouffe le
mouvement des idées
Propos
recueillis par
Alexandre
Devecchio @Alex_devecch
Michel
ONFRAY : Je
ne sais pas, car si c’est le cas, seules quelques personnes le savent
vraiment… Mais je me souviens que le porte-parole de l’Elysée a
affirmé de quoi nourrir cette idée. Je ne sais ce qui a motivé
cette chaîne à agir ainsi, mais elle est en phase avec ce que le
gouvernement a souhaité.
En
diabolisant Eric Zemmour, le gouvernement cherche-t-il à faire
oublier son bilan ?
La
gauche qui est au pouvoir depuis 1983 n’est plus de gauche parce
qu’elle s’est convertie au libéralisme et que, dans le libéralisme,
ce sont les marchés qui font la loi, pas les politiques - qui se
contentent de l’accompagner et de le favoriser plus ou moins… Le
bilan, c’est celui du libéralisme, donc celui de Mitterrand après
83, de Chirac pendant deux mandats, de Sarkozy pendant un
quinquennat, de Hollande depuis son accès au pouvoir. Si ces gens-là
veulent se distinguer, il faut qu’ils le fassent sur d’autres sujets
que l’économie libérale, les fameux sujets de société bien
clivants : mariage homosexuel, procréation médicalement assistée,
vote des immigrés, théorie du genre sous prétexte de féminisme,
euthanasie ou soins palliatifs, dépénalisation du cannabis, vote
des étrangers, etc.
Zemmour
est une excellente aubaine pour la gauche : il suffit d’en faire
l’homme de droite par excellence, le représentant du « bloc
réactionnaire » comme le martèle Cambadélis, (ancien trotskyste,
condamné par la justice, mais néanmoins patron du PS…) le
spécimen du penseur d’extrême-droite, pour se trouver un bouc
émissaire qu’on égorge en famille, en chantant ses propres louanges
pour une si belle occasion. « Nous sommes donc bien de gauche, nous,
puisqu’il est de droite, lui ! » vocifèrent-ils en aiguisant le
couteau.
Ce
que la gauche veut faire oublier c’est moins son bilan que son
appartenance, avec la droite libérale, au club de ceux qui font le
monde comme il est. Autrement dit : au club de ceux qui nourrissent le
Front National qui ne vit que des souffrances générées par le
marché. Il y a donc intérêt pour eux tous, droite libérale et
gauche libérale, à se retrouver comme un seul homme pour égorger
la victime émissaire qui dit que le FN progresse avec un quart de
siècle de la politique de ces gens-là.
En
France, on ne polémique plus : on assassine, on méprise, on tue, on
détruit, on calomnie, on attaque, on souille, on insinue…
Que
révèle cette polémique sur l’Etat du débat en France ?
Qu’il
est mort… En France, on ne polémique plus : on assassine, on
méprise, on tue, on détruit, on calomnie, on attaque, on souille,
on insinue… C’est la méthode que je dirai du Raoul ! Rappelez vous
Raoul/ Blier dans Les Tontons Flingueurs : « Mais moi, les dingues, je
les soigne. Je vais lui faire une ordonnance, et une sévère… Je
vais lui montrer qui c’est Raoul. Aux quatre coins de Paris qu’on va
le retrouver, éparpillé par petits bouts, façon Puzzle. Moi, quand
on m’en fait trop, je correctionne plus : je dynamite, je disperse, je
ventile ! ». Eric Zemmour se trouve donc éparpillé façon puzzle aux
quatre coins de Paris. Mais Paris n’est pas la France.
Certains
ont été jusqu’à parler de « dictature ». Sommes-nous en train de
basculer vers une forme de totalitarisme intellectuel ?
Nous
y sommes, c’est évident ! Plus question de craindre le basculement,
nous avons déjà basculé. Seules les idées politiquement correctes
sont admises dans ce qui se présente comme un débat mais qui n’est
qu’un salon mondain où l’on invite le marginal qui ne pense pas
comme soi pour montrer sa grandeur d’âme, sa libéralité, sa
tolérance. Mais dès que l’invité prend plus de place que prévu,
qu’on ne parle plus que de lui, comme avec Zemmour, alors on disperse
façon puzzle : on montre sa véritable nature. Inviter en bout de
table, pour le dîner de con, oui, mais pas question que l’invité
retourne la situation et montre à toute la tablée que le con ça
n’est pas lui… Or rien n’est plus violent qu’un con démasqué
après qu’il eût échoué à présenter l’autre comme ce qu’il finit
par incarner dans sa superbe !
Qu’une
frange de donneurs de leçons qui ne brillent pas par leur goût de
la justice et de la justesse me traite de réactionnaire ne m’émeut
pas. Je serais plutôt ému si elle disait du bien de moi !
Vos
positions sur la théorie du genre à l’école avaient dérouté une
certaine gauche. Vous le « libertaire » ne craignez-vous pas d’être
définitivement classé dans la catégorie des « réactionnaires » ?
Depuis
la réception sous forme de cabale de mon livre sur Freud, Le
crépuscule d’une idole, j’ai vu la bêtise au front de taureau de
très près : j’ai alors compris que la partition n’est pas entre
droite et gauche, mais entre ceux qui ont le sens de la justice et de
la justesse, des faits et de la vérité, de l’histoire et de
l’esprit critique, et ceux qui ne l’ont pas. La gauche et la droite
sont pareillement contaminés par l’esprit de bêtise. Mais la gauche
et la droite portent également en leur sein une égale partie de
gens lucides et libres. Ce sont ceux-là qui m’importent. Qu’une
frange de donneurs de leçons qui ne brillent pas par leur goût de
la justice et de la justesse me traite de réactionnaire ne m’émeut
pas. Je serais plutôt ému si elle disait du bien de moi ! Etre
libertaire, c’est s’affranchir des catégories de droite et de gauche
quand il y a à juger et statuer sur ce qui est adéquat - pour le
dire dans un mot de Spinoza que Deleuze aimait beaucoup.
Mes
points communs avec Zemmour sont ceux qu’il a avec Mélenchon
Sur
le plan intellectuel, quels sont vos points communs et vos
différences avec Eric Zemmour ?
Mes
points communs avec Zemmour sont ceux qu’il a avec Mélenchon qui,
saluons-le d’ailleurs sur ce sujet, réprouve qu’on traite Eric
Zemmour de la sorte ! Les voici : refus du libéralisme comme horizon
indépassable, refus de l’Europe telle quelle fonctionne comme
instrument de la machine libérale, critique de l’euro comme rouage
de cette machine, confusion des partis de gouvernement dans une même
condamnation parce que porteurs du projet libéral, souci du peuple
et de son génie propre, condamnation des technostructures qui
abolissent la souveraineté populaire, sens et goût de l’histoire.
Précisons
que cette pensée est aussi celle de l’aile gauche du PS, de l’aile
gauche de l’UMP ( très silencieuse il est vrai…), de
l’extrême-gauche, de Dupont-Aignan et… de Marine Le Pen, autrement
dit, de beaucoup de français qui ne sont pas pour autant des
vichystes ou des fascistes…
En
revanche, je ne suis d’accord avec lui sur la critique de Mai 68 qui
a été un mouvement nécessaire - même dans ses excès. La France
d’avant Mai n’est pas désirable pour moi, car je ne suis pas
réactionnaire, au sens étymologique, c’est à dire nostalgique d’un
ordre ancien que j’aimerais revoir, en l’occurrence le gaullisme qui
n’est grand que par de Gaulle mais si petit par les gaullistes
non-historiques.
Je
suis clairement féministe et je crois même que le féminisme est
tué par ceux qui s’en réclament en portant des revendications
minoritaires pour la grande majorité des femmes qui ne sont pas des
lectrices de la presse bobo.
Je
ne suis pas pour autant un dévot de ce que l’après Mai a rendu
possible. Mai 68 fut donc nécessaire, mais pas suffisant. Il lui
manque d’avoir porté des valeurs alternatives. Pour ma part, mes
livres travaillent à en proposer. Mon refus de l’abolition des
sexes, comme y invite la théorie du genre, n’est pas motivée par un
désir de restaurer le patriarcat - ce que souhaiterait Eric Zemmour.
Je suis clairement féministe et je crois même que le féminisme est
tué par ceux qui s’en réclament en portant des revendications
minoritaires pour la grande majorité des femmes qui ne sont pas des
lectrices de la presse bobo. Je suis pour l’avortement, pour la
contraception et ne croit pas que l’avortement constitue un génocide
français, via la démographie.
Je
ne souscris pas à sa méfiance à l’endroit de toute immigration : le
problème n’est pas l’immigration, mais l’islam quand il se fait
politique et sort du cadre intime. Certes, il concerne des immigrés,
mais aussi des français convertis ou non. Je suis athée et n’ai pas
pour modèle une France catholique célébrant le travail, la famille
et la patrie. Je crois qu’il faudrait encore baisser le temps de
travail pour mieux le partager (logique décroissante), que toute
famille est là où des gens s’aiment (logique post-catholique
homophile) et que la patrie est amour d’une terre qui n’exige pas les
racines mais l’envie de faire communauté ( logique d’immigré : ma
famille est venue du Danemark avec les invasions Viking il y a mille
ans…).
N’y
a-t-il pas un paradoxe à critiquer le libéralisme économique tout
en revendiquant votre libertarisme sur le plan social. Les deux ne
sont-ils pas liés ?
L’étymologie
de Littré nous apprend du paradoxe qu’il définit ce qui est à côté
de l’opinion. Or l’opinion est faite par l’idéologie des médias de
masse. Dès lors, en effet, il semble y avoir un paradoxe à se dire
antilibéral et libertaire. Mais un paradoxe aux seuls yeux des
victimes de l’opinion. Car l’opinion dominante dans les médias fait
du marché libre l’horizon économique indépassable dans la
configuration mondialisée qui est la nôtre. De même, elle fait la
plupart du temps du libertaire uniquement un bobo qui veut l’amour
libre, la légalisation du pétard, l’énergie renouvelable, le pain
bio, le vélo dans les villes. Parfois, elle en fait aussi un casseur
de vitrines cagoulé…
Or
la tradition de socialisme libertaire que je revendique s’enracine
dans une pensée qui, de la Commune à LIP en passant par les
communautés anarchistes de la Guerre d’Espagne, a été mutilée,
ravagée, moquée par les tenants de l’idéologie dominante marxiste
ou néo marxiste. Ma référence libertaire est autogestionnaire,
mutuelliste, coopérative, elle renvoie à Proudhon s’il faut un nom
- l’inventeur du mot anarchiste.
Elle
triomphe actuellement à bas bruit dans l’organisation alternative du
capitalisme qui peut être dit libertaire : production, diffusion,
distribution, organisation en réseau, loin des villes, des médias
et de la visibilité organisée par les tenants du libéralisme. Elle
suppose ce que le même Proudhon appelait « un anarchisme positif »
loin de la récrimination et tout entier dans la construction. Je
n’ai pas créé par hasard une université populaire à Caen en 2002
et une université populaire du goût ensuite ! Je crois à
l’éducation populaire - donc au débat. A l’UP de Caen, par exemple,
j’ai souhaité qu’une psychanalyste enseigne la psychanalyse pour que
chacun puisse se faire son idée. Je ne pense pas que les freudiens
en feront autant !
Je
ne crois plus à un programme commun de la gauche antilibérale
auquel j’ai jadis souscris. Dans la configuration qui est la nôtre,
l’abstention va faire la loi jusqu’à ce qu’une violence donne voix
et forme à ce désespoir. Mais laquelle ?
La
convergence, voire la complicité intellectuelle, que l’on observe
entre la gauche antilibérale et certains conservateurs tout aussi
hostiles au libre-échangisme mondialisé peut-elle déboucher, selon
vous, sur une alternative politique ?
Non
car la communauté de vue entre tous les antilibéraux sur la
critique du libéralisme ( Mélenchon & Le Pen par exemple) ne
suffit pas à faire un programme commun de gouvernement. La
communauté de vue sur ce à quoi on s’oppose n’a jamais suffit à
faire quoi que ce soit pour. Cette convergence des contre peut faire
tomber un gouvernement, mais elle en saurait en faire émerger un sur
une ligne commune : ceux qui sont d’accord sur leurs refus ne sont
d’accord en rien en matière de propositions.
Par
exemple : l’extrême gauche communie dans l’islamo-gauchisme et
l’abolition des frontières, alors que Marine Le Pen met en garde
contre l’Islam et veut le retour des frontières, pendant que
Mélenchon et le Front de Gauche font de l’immigration une chance
pour la France - ce que le patronat pense également, puisqu’il se
félicite de la fin des frontières et de l’arrivée massive sur le
marché du travail d’un sous-prolétariat prêt à tout pour
travailler et consommer !
Cette
galaxie d’anti n’est capable que de négativité : faire tomber un
gouvernement, mettre des gens dans la rue, exciter les résistances
violentes au capitalisme marchand, surfer sur les vagues
ressentimenteuses. Mais rien qui soit positif, hélas !
Si
la gauche non libérale était capable d’union, ce serait déjà
beaucoup. Mais j’ai cessé de croire à cette illusion. Trop d’egos
en jeu. Je ne crois plus à un programme commun de la gauche
antilibérale auquel j’ai jadis souscris. Dans la configuration qui
est la nôtre, l’abstention va faire la loi jusqu’à ce qu’une
violence donne voix et forme à ce désespoir. Mais laquelle ?