Affaire Depardieu : la culture devenue folle
Le triste spectacle donné par l'affaire Depardieu est devenu une crise de la culture elle-même. Car tandis que les acteurs culturels prétendent toujours nous donner l'occasion de prises de conscience et d'un enrichissement intérieur, ils nous montrent par leurs outrances qu'en réalité eux-mêmes se comportent d'une façon aussi médiocre que les philistins, comme si en réalité la culture n'était sans effet sur eux. Par leur médiocrité même, ils montrent que si la culture est souvent un mirage ou un mensonge, elle est aussi une illusion qui comporte une part de vérité, car elle véhicule aussi des promesses de liberté parfaitement légitimes, mais que les acteurs culturels ont pour la plupart oubliées
L'affaire Depardieu doit être pour nous l'occasion de réfléchir plus sérieusement sur le rôle de la culture dans notre société. On pourrait croire en effet que la culture est le moyen et l'occasion d'élargir sa conscience du monde et des hommes, de nuancer ses propres opinions et de découvrir des réalités nouvelles. Classiquement on admet que l'acquisition d'une culture est pour l'individu une sorte de conversion, à la fois un décentrement de soi et un retour sur soi vers plus de lucidité et d'ouverture.
Les débats actuels, les tribunes et contre tribunes, le rétro pédalage de certains acteurs culturels pour qui voir leur signature aux côtés de celle d'un réprouvé politique serait une sorte de souillure, sont un triste spectacle dont la culture dans son ensemble ne sortira pas indemne. Nous avons atteint un point de non-retour au-delà duquel il sera impossible de ne pas remettre en question la place de la culture elle-même dans notre société et notre imaginaire collectif. La "religion de la culture" que raillait déjà Dubuffet s'effondre petit à petit tandis que le public s'aperçoit de plus en plus que ses anciennes idoles peuvent être aussi médiocres que d'autres, voire pires.
Ainsi, la vérité se révèle finalement assez cruelle. Les gens de culture dont on imagine qu'ils pourraient être les premiers à bénéficier des bienfaits de leur art en termes de progrès humain s'avèrent finalement aussi lamentables, aussi pauvres spirituellement, voire intellectuellement, que le peuple des ignorants dont ils cherchent l'admiration et que parfois en même temps ils méprisent. Bafouant la présomption d'innocence, la tempête communicationnelle autour de l'affaire Depardieu est un symptôme de plus d'une société malade de ses contradictions, de ses mythologies et donc de sa culture.
Aujourd'hui la crise culturelle a atteint un paroxysme dans bien des domaines de sorte qu'on peut véritablement dire que la culture est devenue folle. Cette pathologie culturelle se manifeste particulièrement dans la facilité avec laquelle le monde culturel accepte les idéologies les plus absurdes ou les plus funestes, tout en cultivant un art subtil de la contradiction d'avance légitimée par les conceptions d'une vérité liquide caricaturée.
Les occasions ne manquent pas pour illustrer ce désarroi et cette désorientation idéologique et culturelle des élites. On soutient avec enthousiasme les querelles identitaires les plus absurdes tout en raillant l'idée même d'identité européenne. On exige pour le cinéma le protectionnisme économique que permet la préférence nationale tout en criant au danger fasciste à qui prétend l'étendre à tous les domaines de la production. On interdit de stigmatiser, mais on stigmatise systématiquement et sans nuances ceux que l'on accuse de le faire.
Le monde de la culture est devenu le relais d'une propagande officielle simpliste. On n'hésite pas à produire une argumentation binaire, entre les bons et les méchants, mais on entend aussi les mêmes ne pas hésiter à répondre que "c'est plus compliqué que ça" ou encore "avez-vous des chiffres ?", ce qui permet alors de critiquer les arguments déclarés maintenant simplistes qu'on n'a pourtant pas hésité à employer soi-même. La rhétorique facile est bien une modalité du mensonge et donc de la trahison de l'idéal de la culture.
Bien entendu, on ne peut attendre de ces élites qu'elles fassent l'effort de se conformer au moins un peu aux valeurs qu'elles prétendent défendre dans leurs œuvres ou leurs spectacles.
Calfeutrées dans les beaux quartiers bien gardés, elles critiquent sans vergogne les Français qui prétendent se protéger ou se défendre. On critique le racisme, mais on emploie pour ses livraisons des précaires immigrés traités comme des esclaves.
À l'occasion de l'affaire Depardieu, victime expiatoire un peu facile, on dénonce une culture du viol censée véhiculée par le cinéma tout en oubliant que le cinéma a aussi fait beaucoup pour l'émancipation des femmes. On stigmatise la domination masculine alors même que les témoignages culturels depuis des siècles sont nombreux à montrer que les femmes, du moins en Occident, ont souvent occupé une place centrale dans la culture et même dans la société. On oublie l'émancipation des femmes au XXe siècle et on ignore superbement le mépris des femmes propres à d'autres cultures. Certains mouvements féministes stigmatisent une culture du viol imaginaire et en même temps se montrent parfaitement indifférents à l'égard des viols commis à Cologne le 31 décembre 2016.
Les prises de position des artistes et leurs régressions deviennent à leur tour un spectacle qui mobilise les commentaires. Mais ils sont souvent incapables de faire la part des choses, tout en critiquant le manque de nuances des autres. Ce conformisme moutonnier explique la grande facilité avec laquelle le monde de la culture dans son ensemble accepte si facilement les théories les plus saugrenues comme le wokisme ou la "cancel culture".
Jean Grenier dénonçait déjà en 1938 la pusillanimité des intellectuels dont le conformisme s'expliquait souvent par la peur de l'exclusion du groupe ou la fascination pour les hochets du pouvoir. Dans Le Figaro, en 2000, Jean-François Revel expliquait ce conformisme en soulignant que la plupart des intellectuels n'aiment pas la vérité.
Les acteurs de la culture, notamment les comédiens, parlent souvent de l'intérêt de leur œuvre ou de leur prestation en employant un vocabulaire pédagogique ou initiatique. Tel film permet de prendre conscience de ceci ou de cela, tel autre ouvre l'esprit sur de l'insoupçonné, un autre encore bouleversera les préjugés. Il est courant d'entendre certains spectateurs proclamer qu'ils sont sortis bouleversés d'une séance de cinéma, de théâtre, ou encore qu'ils n'ont pas pu lâcher tel roman qu'ils ont lu d'une traite.
Or, les développements de l'affaire Depardieu, après bien d'autres en réalité, montrent que les acteurs de la culture n'ont pas été changés par elle, que la culture n'a pas le moindre effet sur ce qu'ils sont, que les prises de conscience au demeurant fort hypothétiques ne les concernent pas, eux, les professionnels, mais qu'elles ne concernent que le public, à vrai dire assez bête pour être un peu bovaryste au lieu de simplement reconnaître qu'il est simplement dans une relation marchande du divertissement, avec tous les mirages, les illusions et la mythologie qui vont avec.
La prétention de la culture à contribuer au progrès humain est le plus souvent un mirage et un mensonge. Le triste spectacle actuel n'en est qu'une manifestation parmi d'autres. Mais elle est aussi une illusion, tout en comportant une part de vérité : nulle prise de conscience de la relativité de ses propres opinions n'est possible sans la culture, qui est plus que l'éducation, plus que le savoir, plus que l'expertise professionnelle. Elle comporte bien la promesse d'une meilleure compréhension du monde et des hommes, elle peut être, comme elle l'a longtemps été, un instrument de l'institution de l'humanité et en ce sens elle reste irremplaçable. Même si les pitoyables exemples contemporains peuvent nous le faire parfois oublier.
Fabrice Guého
Agrégé de philosophie
Auteur de Mirages, Mensonges, Culture(s) tome 1, et Illusions et Promesses, Culture(s) tome 2, L'Harmattan éd. 2022.
https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=43045
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