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Accueil du site > Tribune Libre > Agir plutôt que réfléchir ou l’inverse ?

Agir plutôt que réfléchir ou l’inverse ?

Il y a deux sortes de gens : ceux qui agissent avant de réfléchir et ceux qui réfléchissent avant d’agir. Le problème des premiers, c’est qu’il font souvent des erreurs, le problème des deuxièmes, c’est qu’ils ne font parfois jamais rien. Mais est-il bien raisonnable de réduire les gens en deux catégories ?

Je vois fleurir un certain nombre d’articles suite aux récentes déclaration de la ministre de l’Economie sur l’idée "d’agir plus que de penser", déclarations qui s’inscrivent dans le droit fil de la doctrine sarkozienne d’ "agir plutôt que réfléchir". J’avoue n’avoir pas lu les auteurs incriminés dans le texte et je m’en tiens à une lecture médiatique de ces débats qui agitent la blogosphère. Ce débat m’intéresse particulièrement car cela fait quelques années que j’essaie de réfléchir aux problèmes que soulève l’action. En premier lieu, j’ai envie de dire cela : ce débat, il me semble, renvoie clairement aux spécificités culturelles du monde anglo-saxon et du monde francophone. Pour faire simple, la culture anglo-saxonne est très marquée par le pragmatisme et la culture francophone par l’académisme. Le pragmatisme valorise l’action, et ce qui la caractérise en dernier lieu, à savoir les critères d’efficacité quand l’académisme valorise le discours, lequel se caractérise avant tout par l’élaboration d’une pensée structurée et référée aux grandes catégories de la culture savante. Pour quiconque connaît bien les deux cultures, ses différences sont frappantes, l’Anglo-Saxon tendra à considérer que ce qui compte c’est de pouvoir agir sur les choses efficacement alors que le Français tendra à considèrer que ce qui compte avant tout c’est la production d’un beau discours et par là de belles idées sur les choses. Je parle de catégories culturelles dominantes, même s’il va de soi que bon nombre de Français s’inscrivent plutôt dans le pragmatisme que dans l’académisme, nos schémas restent néanmoins dominés par la prégnance du théorique sur le pratique.

En deuxième lieu, j’ai envie de dire ça : qu’en est-il exactement de ces deux choses : l’agir et le penser, comment s’articulent-elles ? Y a-t-il de l’agir sans pensée ? Y a-t-il de la pensée sans action ? Je crois que tout bon philosophe nous répondrait que la pensée est une modalité de l’action, à savoir l’action intellectuelle et que l’action implique le plus souvent des actes mentaux plus ou moins élaborés. Ensuite, il pourrait sans doute nous rappeler ce dicton de je ne sais plus qui : "Là où je suis je ne pense pas, là où je pense, je ne suis pas". Comme disait ce journaliste qui a fait un "deuxième tour de France". Quand je pédale, je ne réfléchis pas, par contre, quand je descends de vélo le soir et que j’écris mon vécu de la journée, je peux penser mon action". Je cite ses dires de mémoire, en gros c’est à peu près ça. Vous savez, on dit "j’ai la tête dans le guidon". On dit aussi, "les praticiens se rendent à un séminaire". En effet, il faut "sortir du monde de l’action pour pouvoir élaborer une pensée articulée sur celle-ci. C’est là tout l’intérêt des "traversées du désert" par exemple pour les politiques qui en profitent le plus souvent pour écrire un bouquin avant de revenir sur l’avant-scène. Les militaires, eux, profitent des "replis stratégiques" pour refaire le point sur la situation. Les sportifs en général mettent à profit les défaites pour revoir l’action (la leur et celle de leur adversaire) et analyser les causes de leur échec. A l’issue de ce bref exposé, on peut déduire que même s’il y a sans doute de la pensée dans l’action, nous y reviendrons, il semble se dessiner deux temps bien spécifique pour chacune de ces deux choses. Le temps de la préparation et du bilan dans les exemples cités, le temps de l’action elle-même où l’on essaie de mettre en oeuvre ce qu’on a prévu comme stratégie. Les différences culturelles évoquées plus haut renvoient à l’accent mis sur la valorisation d’une de ces sphères plutôt que l’autre.

Une de mes proches me dit depuis plus de dix ans qu’elle veut se mettre à l’informatique, nous finissons par nous retrouver devant un ordinateur pour une petite séance de formation. La première chose qu’elle me dit en voyant le clavier : "il faut que j’apprenne par coeur toutes les touches et que je prenne des leçons de dactylographie". Pour la mettre en confiance, je lui réponds que je n’ai jamais fait cela et que je ne connais pas les touches par coeur. Comme je sais qu’elle a fait de la musique, je lui dit également "pour apprendre la musique, tu peux commencer par apprendre le solfège, cela aura souvent pour effet de te dégoûter de la musique. Mais tu peux aussi faire comme les gitans et apprendre en jouant de l’instrument". L’exemple lui a parlé et à l’issue de la séance, elle a pu conclure qu’elle apprendrait en s’achetant un ordinateur et en pratiquant. Ca paraît trivial comme exemple, mais ça parle de notre problème. C’est sa représentation de l’action qui la bloque, pour elle, il faut d’abord maîtriser toute la théorie avant d’agir et moi je lui dis cela : "c’est en agissant que tu comprendras et ton alliée principal dans l’histoire, c’est l’erreur. C’est en faisant des erreurs qu’on apprend". La plupart d’entre nous apprennent l’informatique comme ça, mais ça vaut aussi pour le langage par exemple. L’enfant n’apprend pas à parler à l’école. Lorsqu’il va à l’école, il a déjà appris à parler par lui-même. Cet exemple est important, on n’apprend pas le langage par la théorie du langage, mais bien par la pratique de la parole. Les bons orateurs sont rarement ceux qui connaissent la théorie du langage et les théoriciens de la chose font souvent de piètres praticiens.

Arrivé à ce stade de mon exposé j’ai envie de citer un théoricien des sciences cognitives que j’affectionne particulièrement : [Francisco Varela|http://fr.wikipedia.org/wiki/Francisco_Varela]. Il dit en gros quelque chose comme ça : "toute connaissance est action et toute action est connaissance". C’est un biologiste et il a travaillé sur les notions d’autonomie du vivant, il décrit le processus de création de la forme chez les êtres vivants, ça s’appelle l’auto-poiëse. Par exemple une plante grimpante dans la jungle va reproduire l’aspect des larves de sa parasite sur ses feuilles et comme ça, le parasite va pondre plus loin parce qu’il pense qu’un de ses collègues est déjà passé. Cette action spécifique met en oeuvre une forte connaissance de son environnement chez cette plante. Vous allez me dire que ce n’est pas de la pensée, que c’est le monde végétal, etc . Cette objection ne nous intéresse pas, elle n’a pas de pertinence pour notre propos. Nous parlons bien de l’action d’un être vivant qui s’adapte de manière intelligente à son environnement. Pour faire ça, il faut un acte cognitif. Si on arrête de faire la coupure entre le monde humain et le reste, on commence à constater qu’il y a de l’intelligence partout. Ce qui nous distingue, c’est notre capacité à décrire les choses, à en parler, mais de dire que dès qu’il y a du vivant, il y a de l’intelligence, c’est un constat que peut faire tout bon observateur. Là vous pouvez voir qu’on revient fortement sur l’idée qu’il y a de la pensée dans l’action. Michel Serrault vient de mourir, c’était un acteur génial et ce qui caractérise son jeu nous dit-il, c’est sa capacité à improviser. "J’avais envie de jouer cette scène comme ça, je ne pouvais pas dire pourquoi je l’ai jouée et puis le réalisateur m’a expliqué pourquoi ça marchait". Là il dit quelque chose d’essentiel pour notre propos : dans l’action quelque chose l’informe qu’il faut agir comme ça, il appelle ça l’intuition. Au fond, il n’y a pas besoin de savoir explicitement et clairement pourquoi ; il sent et il agit. Bien sûr que de nombreuses choses l’ont informé et qu’il s’en sert pour déterminer son action, mais ça ne lui apparaît pas comme une théorie explicite. Au contraire, plus c’est théorisé et plus sa risque d’alourdir son acte. Il lui suffit d’avoir un "logiciel" hyper léger : "je sens, je mobilise mon vécu, mon expérience, je suis totalement présent à ce qui se passe et j’invente une réponse totalement nouvelle, innovante, inattendue" résultat : on se marre à tous les coups ou on est pris par l’émotion, son action d’acteur est hyper efficace. Quand il parle de Jean-Pierre Mocky, il dit : "c’est un génie, il ne sait pas à l’avance ce qu’il va faire, on est toujours surpris". C’est un acteur qui nous parle, autrement dit, un expert de l’action. J’ai été frappé par ses réflexions, il y a quelque chose de profondément vivant dans sa créativité, dans sa capacité à jouer en permanence avec l’erreur.

à suivre...

* [Pragmatisme|http://fr.wikipedia.org/wiki/Pragmatisme]
* [Académisme|http://fr.wikipedia.org/wiki/Acad%C3%A9misme]
* [Francisco Varela|http://en.wikipedia.org/wiki/Francisco_Varela|en]


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15 réactions à cet article    


  • La Taverne des Poètes 9 août 2007 09:33

    Et l’art d’enc...les mouches, c’est de l’action ou de la pensée ? smiley Les français sont plus forts en parole qu’en pensée et chez eux le verbe précède l’action quand cette dernière n’est pas tout simplement oubliée après les belles déclamations (cf : les lois inappliquées). Il y a des gens qui agissent en primaires, d’autres en secondaires. Ces deux sortes de gens pensent avant d’agir mais ce qui fait la différence c’est la somme de temps et de précautions prises dans le délai qui sépare la pensée (et le « dire ») de l’action. Le pur pragmatisme et le pur intellectualisme sont les plaies de l’action efficace. Il faut savoir faire le va-et-vient entre la théorie et la pratique. L’analyse et l’expérience sont toutes deux utiles. Tout est dans l’art de doser face à une situation spécifique.


    • Francis, agnotologue JL 9 août 2007 09:42

      Pas faux La Taverne, qui avez « dégainé » avant moi.

      @ l’auteur, vous écrivez : «  » Pour faire simple, la culture anglo-saxonne est très marquée par le pragmatisme et la culture francophone par l’académisme. «  »

      Et plus loin : «  » … il va de soi que bon nombre de Français s’inscrivent plutôt dans le pragmatisme que dans l’académisme, nos schémas restent néanmoins dominés par la prégnance du théorique sur le pratique".

      Pour ma part, au pragmatisme j’opposerais non pas l’académisme, mais le cartésianisme. Et je dirais que l’opportunisme est au pragmatisme ce que la ’pensée magique’ est au rationalisme. Si le pragmatisme et le cartésianisme se distinguent clairement l’un de l’autre, l’opportunisme et la pensée magique se rejoignent volontiers et conviennent bien aux puissants comme aux faibles. (aux esclavagistes comme à leurs victimes par exemple)


      • ZEN ZEN 9 août 2007 09:49

        Trés intéressant

        Comme vous le dites ou le suggérez,la théorie de l’action est complexe, à condition qu’on ne réduise pas l’action à l’agir , mais qu’on y inclue l’« habitus »(au sens de Bourdieu), les résultats inconscients des apprentissages, toutes les formes d’intuitions et de rapports au monde ,les engagements implicites ou explicites, une grande part de la pensée réactive ou engagée, les idéologies qui nous motivent ou nous retiennent...Bref, c’est toute la personnalité qui est action, même dans ses passivités , ses résistances(Freud nous a appris beaucoup là-dessus)...

        En philosophie, on remarque aussi que la pensée anglo-saxonne est à dominante pragmatique, depuis W.James, tandis que la pensée continentale européenne est plus théorique et spéculative.

        Réfléchir sur l’action est nécessaire, mais parfois inhibiteur, comme vous le montrez.Sans recul réflexif, l’action devient folle (notre système économique va à sa perte faute d’être réfléchi, donc rectifié), mais une certaine forme de spontanéité peut être tout à fait créatrice...Compliqué, l’être humain...

        Bien à vous


        • ZEN ZEN 9 août 2007 09:53

          « Il faut savoir faire le va-et-vient entre la théorie et la pratique »

          Bien vu. Même dans une Taverne, on peut avoir des idées claires... smiley



        • Boileau419 Boileau419 9 août 2007 10:32

          Préconiser l’action sans réflexion préalable, voilà la recette parfaite pour commettre les pires erreurs.

          Je suppose aussi que parmi les pensées pertubatrices à éliminer il y a aussi les scrupules moraux. Cette ministre fait l’apologie de l’infra-humain.

          De toutes façons, prétendre qu’on agit sans base théorique est un mensonge éhonté. A part le fonctionnement automatique des organes internes et des sens, tous nos actes ont une racine dans nos pensées. Tout ce que la ministre fait sort de la pensée néo-libérale « made in USA ». Inutile de nous raconter que ça sort de ses tripes ou d’ailleurs.

          Peut-être que madame la ministre, en voulant nos présenter sa politique comme de l’action brute, veut-elle se dédouaner d’avance des conséquences désastreuses qui s’ensuivront, à moins qu’elle ne veuille la soustraire à toute critique ?

          Après tout, la critique,c’est bien un exercice de la pensée,non ?


          • quen_tin 9 août 2007 12:14

            Premièrement, j’inviterai à se méfier des messages politiques du type « agir plutot que réfléchir », qui sont avant tout des messages partisans destinés à séduire et à stigmatiser le camp adverse.

            Ensuite, je trouve la métaphore de l’acteur (Michel Serrault en l’occurence) assez éloquente. Dans la vie, sommes nous des acteurs ? Vivre, est-ce jouer la comédie ?

            Et puis s’il est évident qu’au moment de jouer une scène, il vaut mieux éviter de théoriser son action, les bons acteurs ne portent-ils pas tous une reflexion poussée sur leur rôle, non pas au moment où ils le jouent, mais avant et après la scène ?

            Au niveau politiques, qu’aurions nous fait sans les grands théoriciens ? Sans le siècle des lumières ? La science par exemple est une affaire de réflexion et de théorisation où toute action (expérience) est mûrement réflechie. Regardons autour de nous : qu’y aurait-il sans cette réflexion ?

            Le moment de l’action se fait sans réflexion, oui. On apprend par l’action, certes. Mais pour autant doit-on tout le temps être en train d’agir ?


            • Aspiral Aspiral 9 août 2007 13:31

              C’est à mon avis le mot « ou » qui fait problème. J’ai justement mis hier à ce propos sur mon site un article trop long pour être repris ici. Il propose une manière de penser qui accepte les déterminismes. http://www.aspirale.be/dotclear/index.php/2007/08/08/49-liberte-et-determinismes


              • ndnm 9 août 2007 17:49

                vous etes plutot couteau ou plutot fourchette ? vous etes plutot roue ou plutot guidon ? chaussure gauche ou chaussure droite ? ...

                C’est quand même délirant qu’on puisse disserter sur la concurence entre deux choses complémentaires. l’action sans réflexion préalable porte un nom : l’imbécilité. la réflexion, pure, sans action : la philosophie.

                si on m’impose de choisir, je ne mettrai pas longtemps.

                Prétendre qu’on agit pas à cause de trop de reflexion... c’est simplement stupide et/ou mensonger. Lorsqu’on n’arrive pas à passer à l’action c’est : un manque de confiance en soi ou de courage (ce qui n’est pas très différent, au fond). une reflexion défaillante qui ne conduit qu’à un incessant besoin de réexamen de la chose. un choix délibéré par gout de l’oisiveté.

                En quoi l’imbécilité du peuple est elle préférable à une bonne dose de reflexion ? La réponse pour un politique est desepérément évidente... il préfère pouvoir décider sans contradiction ni critique de sa décision, surtout quand il la sait faible.


                • herbe herbe 9 août 2007 23:23

                  Le monde se réduit à deux catégories :

                  La première catégorie comprend ceux qui croient que le monde se réduit à deux catégories.

                  La deuxième catégorie comprend ceux qui ne le croient pas...

                   smiley


                  • ZEN ZEN 10 août 2007 09:03

                    @ Herbe

                     smiley smiley


                  • Francis, agnotologue JL 10 août 2007 09:10

                    @ herbe, pas d’accord : le monde se divise en trois catégories. Il y a ceux qui savent compter, et ceux qui ne savent pas ! smiley


                  • herbe herbe 10 août 2007 09:27

                     smiley smiley smiley


                  • taktak 13 août 2007 15:20

                    C’est rigolo cette reflexion qui vous agite.. et qui revient une fois de plus à doit on faire comme les anglo saxons ?

                    donc bon, il parait que les Français n’agissent pas ? cette idée ne seraient elle pas plutot répendue pour discrediter (et avec effet puisque le gnome a gagné)un peuple qui sait encore dire non à ses élites, et qui sait dire non car il lui arrive (arrivait ?) encore de penser... Non à la guerre en irak, non au référundum sur la corse, non au traité européen, non aucpe...etc.

                    Plus cartésiens et moins pragmatiques es français, j’en sais rien... Mais là n’est pas la question.

                    Pour Mme lagarde (et ses congènères) le danger et que si les gens réfléchissent à l’action du gouvernement ils vont les empécher d’agir. Car ils ne seront pas d’accord. Ils agitent alors le fameux « qu’est ce que vous voulez que je fasse de Sarkozy ? »

                    Mais quand on en ai a vouloir empécher les gens de réfléchir pour pouvoir agir, c’est qu’il y a sérieusement à réfléchir à ce qui se passe...


                    • philmouss philmouss 14 octobre 2007 03:08

                      Ensuite, je trouve la métaphore de l’acteur (Michel Serrault en l’occurence) assez éloquente. Dans la vie, sommes nous des acteurs ? Vivre, est-ce jouer la comédie ? de quentin

                      Sur cette question, pas mal de sociologues comme Goffman répondent par l’affirmative. Lire de cet auteur : La mise en scène de la vie quotidienne.

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