Agora morbide, théocratie hybride

Depuis l’antiquité grecque, la démocratie est censée s’articuler sur trois composantes. La sphère du privé (Oikos), la sphère citoyenne (Agora) et la sphère publique et administrative (Ecclesia), que l’on peut aussi définir comme l’expression explicite du pouvoir. Lorsque cette triple articulation n’existe pas, le processus démocratique n’existe pas non plus. Un pouvoir totalitaire ou tyrannique s’empare des trois composantes, intervenant sur la sphère du privé et supprimant celle de l’expression citoyenne.
L’Agora n’est pas seulement un lieu d’échange d’idées, mais aussi de produits. Si ce dernier aspect survit dans les marchés populaires, celui de l’échange non mercantile n’existe pratiquement plus, même si, pendant les campagnes électorales, les partis et les candidats s’y promènent pour distribuer leurs tracts. Le mot Agora reste pourtant synonyme du mot marché, pendant que ce dernier a muté dans la sphère du pouvoir, déterminant un espace où l’on ne manipule plus que des mystérieux « produits financiers ». Aujourd’hui les états et la finance ont transfiguré la notion même du terme marché (espace citoyen de communication et d’échange) en monopolisant l’action politique et l’identifiant au concept immuable de fatalité. Ils pulvérisent de la sorte une des trois articulations formant la démocratie. Cette mutation n’est pas la seule - loin de là -, indiquant un glissement progressif qui dénature la notion même de démocratie.
Les gouvernants ont aussi investi, singeant les pouvoirs autoritaires ou théocratiques, la sphère du privé. Ce que l’on nomme aujourd’hui réformes de société, appartenant très clairement à celle-ci (concept de la famille, us et coutumes particuliers, style de vie, préférences sexuelles, relation avec la mort et le sacré, jeux, interdiction ou taxation de la consommation de certaines substances ou habitudes, etc.) sont le produit de deux dérives, elles aussi spécifiques aux régimes totalitaires. La première s’appuie sur un non dit des pouvoirs et qui pourrait se définir comme la certitude que les citoyens sont des enfants immatures auxquels il faut procurer le bien malgré eux. Dans ce cas, le monopole de la violence propre à l’Etat est remplacé par des monopoles de la santé, de l’hygiène, de la sécurité, la consommation, etc., mis en place par des experts qui octroient le bien être malgré - et souvent contre - l’avis des intéressés. L’Agora ne jouant plus son rôle, les groupes de pression, loin de l’arène citoyenne, se connectent directement au pouvoir pour imposer leur point de vue en lui donnant un aspect universel. Celui-ci-ci tue la différence, l’ostracisant ou l’intégrant, au choix…
La deuxième dérive est la conséquence de la première : les décisions importantes pour la cité sont soit prises secrètement, soit leur responsabilité est diluée dans un dédale décisionnel à l’abri de la vindicte citoyenne (et parfois juridique).
Si le pouvoir investit à ce point les espaces de l’Oikos et de l’Agora c’est qu’il a quasiment abandonné celui de l’Ecclesia. Celle-ci est le domaine exclusif de la politique. Cependant, pour se préserver de la soi-disant immaturité citoyenne, le gouvernant, protégé d’une armure d’irresponsabilité institutionnelle complexe, passe désormais son temps non plus à faire de la politique, c’est-à-dire à anticiper le futur mais à communiquer, c’est-à-dire à vendre et à gérer ce qu’il impose à - selon lui - des enfants gâtés.
La politique, tout comme la démocratie, ne sont pas les coquilles vides du formel. Elles sont un processus, une dynamique, le résultat d’une vision du futur confrontée l’évaluation du passé. Pour les transformer en éléments statiques, les gouvernants actuels ont travesti la démocratie en institution formelle, et la politique en fatalité immuable.
Crois et ne cherche surtout pas nous disaient les églises. Les démocraties européennes déclinent à l’infini : toutes les opinions se valent mais le marché dicte sa loi. Sommes-nous si loin d’un pouvoir théocratique ? Ainsi, les vecteurs propres à la démocratie comme le progrès, la réaction, la conservation, la révolution, la radicalité, s’éclipsent au nom d’une bonne ou mauvaise voie, dépendant exclusivement de l’appréciation de cette technostructure de clercs - experts, eux mêmes imbus d’une religion qui n’ose pas dire pas son nom.
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