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 En route pour Venise, j’étais sur un bateau avec 1400 jeunes slovènes. 1400 i-pod, 1400 i-phone, quelques milliers de bouteilles de vodka, de boissons énergisantes, et une petite fumée persistante, s’insérant dans la moindre cabine dans les bars et les salons où, le soir venu, 1400 corps inertes gisaient, bloquant passages et couloirs, ponts et restaurants, de la proue au garde – lancer et ses cordages gigantesques. Bref, pendant deux jours et deux nuits j’ai eu l’expérience unique de voyager avec des zombies juvéniles, qui regardaient sans voir, parlant à peine, me donnant l’impression que je me trouvais dans un bateau fantôme, que je voyageais en compagnie de Dracula, que j’étais le vigile, le gardien encore vivant d’une nef des pirates des Caraïbes sortie des limbes.

Je revenais d’un village grec, où son restaurant, bâti sur une presque ile, s’adosse sur les vestiges d’un cimetière romain. La cuisinière en chef, s’époumonait tous les jours à crier aux équipages des voiliers italiens qu’ils ne pouvaient pas lancer leurs cordages et attacher leur bateau sur des tombes. « C’est un lieu sacré », c’est « une dernière demeure », essayait-elle de leur dire. Eux, fatigués et hagards, ayant fait de la voile toute la journée regardaient à droite et à gauche à la recherche d’un panneau de signalisation inexistant, soulevaient les épaules et attachaient leur bateau sur les sarcophages : ce qui n’est pas explicitement interdit est permis. Excédée, la cuisinière - moderne Antigone -, se mettait à son piano, et jouait - à la perfection - quelques sonnâtes de Chopin pour apaiser « l’âme de ces patriciens qui rôde toujours par là ». « Ce ne sont que des touristes », disait-elle. « Des barbares. Ils ne comprennent rien. Ils visitent les temples égyptiens et s’étonnent qu’ils soient en si bon état. Ils ne savent même pas que Ptolémée les avait restaurés des milliers d’années après leur construction. Pour bien implanter sa dynastie grecque, il a vendu aux Egyptiens du spirituel, lui qui ne croyait qu’à la philosophie aux mathématiques ». 

A Venise, il y a les vivants et les zombies. Les premiers vendent aux seconds des pacotilles, du Murano made in China, des expresso à neuf euros l’unité, et les seconds, abasourdis, écrasés par la marche à pied, par le poids de l’histoire et des moisissures des palazio, s’exécutent avec des gestes lents et mécaniques, ne faisant pas d’histoires, bien heureux de trouver un siège ou un espace climatisé qu’ils louent au prix fort pour quelques instants. Les rôles restent inversés, tant sur le plan vestimentaire que sur la compréhension du monde. Au coup d’œil, on sait à Venise qui vous êtes, d’où venez-vous, et combien vous payez. Ici, si on est prêt à se déguiser en Casanova ou en Scaramouche c’est, comme Dario Fo, pour mieux se moquer du touriste en loques, du spectateur petit bourgeois, ou de « l’américano » déplacé. 

En mer Egée et en Adriatique se joue, inéluctablement, le theatro bufo. Entre les vanités de celui qui a le plus grand, le plus scintillant bateau (que les esclaves thaïlandais astiquent du matin au soir), entre le vacancier qui veut voir le plus grand nombre de pays en une seule croisière (au point de confondre le Pirée et Alexandrie), entre celui qui veut visiter le plus grand nombre de temples et de palazio en une journée au point d’accumuler les Titiens, les Caravages et l’enfer des Chapman de la collection Pinaud (puis y ajouter une couche avec les mosaïques de Torcello), et ceux qui veulent harponner la plus grande dorade (au point de partir à la recherche de restaurants qui voudraient bien les acheter), entre ceux qui veulent boire le plus grand nombre de bières (au point de ne plus trouver leur hôtel et dormir comme des sans logis au beau milieu du kalderim), et ceux qui s’adonnent au concours de ouzo (au point de ne plus pouvoir quitter la taverne et perdre leur bateau) entre les yeux hagards et les corps fatigues, pointent les peintures de Bruegel et les vers de Dante. 


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12 réactions à cet article    


  • Pierre de Vienne Pierre de Vienne 2 septembre 2010 11:40

    Jolie chronique méditerranéenne, entre le sublime et le marchand, la beauté et l’enfer.


    • Arunah Arunah 2 septembre 2010 12:58

      Beaucoup de vrai mais vous noircissez quand même un peu le trait...


      • JJ il muratore JJ il muratore 2 septembre 2010 14:24

        @Michel Koutouzis. Il semblerait que nous ayons fait le même voyage ?
        Bruegel a peint un étonnant Paradis et Dante a écrit un Enfer convaincant....
        Hélas l’Art Comptantpourrien, grâce à photoshop, peut mélanger et superposer le sublime et le vulgaire... c’est tout ce qui me reste de ce voyage et de la visite de la Dogana.


        • Nemo8 Harry Tuttle 2 septembre 2010 15:46

          Fini les vacances, bon retour chez les fous.
          Apparemment, vous en aviez déjà un avant-goût.

          Toujours un plaisir...


          • Halman Halman 5 septembre 2010 10:11

            Les fous de parisiens sont revenus de vacances.

            Cinglés, énervés, tassés, faisant des histoires et des scandales tous les jours dans les bus pour des détails insignifiants.

            Mais qu’ils y retournent en vacances, qu’ils nous fassent des vacances.

            Qu’est ce que c’était calme Paris au mois d’aout.


          • Lisa SION 2 Lisa SION 2 2 septembre 2010 23:14

            AAaaaaaaaallégorie, Aaaallez Gori AAaallllllllleeeeeeeeEEEz !

            Avec toutes ces drogues légales dans les mains, sous les pieds, et sous les yeux, " Venise, un bateau avec 1400 jeunes slovènes. 1400 i-pod, 1400 i-phone, quelques milliers de bouteilles de vodka, de boissons énergisantes, et une petite fumée persistante,..." notez bien que la dernière est en queue de peloton, c’est fait exprès, c’est la moins dangereuse, la plus naturelle, mais la plus interdite ! C’est à n’y rien comprendre.

            Les jeunes, on leur apporte un relais 3G à volonté, ils peuvent écouter au casque Bose des millions de morceaux de leur choix, ils visitent la ville la plus mythique du monde, il y a à boire à manger et des filles, des couchers de soleil sur l’Adriatique, un Bateau de plus de cent mètres et ils sont pas encre content, y fo ki fument du hakick !

            C’est à n’y rien comprendre !


            • celuiquichaussedu48 celuiquichaussedu48 2 septembre 2010 23:16

              La décadence ?


            • antonio 5 septembre 2010 10:03

              Que les touristes « de masse » soient des Barbares, il y a longtemps que je le pense...
              Il est d’autres touristes qui ne voient jamais le pays où ils sont : ceux qui vont dans des clubs-hôtels comme en Egypte (Club Marmara).
              Anecdote : je demande à un garçon de 10 ans où il est allé en vacances ; il me répond « En Egypte ». Aussitôt, tous mes « clignotants » s’allument : Champollion, les Pyramides, le Nil, les Felouques, Musée du Caire, Toutankhamon, cuisine égyptienne, etc... ( des clichés, je sais mais au moins un aperçu de l’histoire exceptionnelle de cette civilisation ).
              A part une excursion à Louxor (facturée en sus), l’enfant n’a rien vu de l’Egypte : énorme complexe hôtelier, nourriture internationale, piscine , activités sportives, « animations » internationales, tout comme « chez nous » quoi ! Ce qu’il a eu en plus et qu’il n’aurait pas eu en restant en France : le « plaisir » d’attraper la tourista comme la quasi-totalité des vacanciers de ce club.
              En fait, c’est une escroquerie : l’enfant est allé en Egypte mais c’est comme si il n’y était jamais allé mais lui croit qu’il a vu l’Egypte !
              Je n’arrive pas à comprendre que les gens puissent se faire « avoir ainsi » : qu’on aime le sauna, les bains bouillonnants, manger à toute heure, être animé « par des activités, pourquoi pas ? Je pense que ,à leur retour, cela leur permet de frimer : » Eh oui, je suis allé en Egypte !"
              En fait, ce qui me gêne le plus, c’est ma naïveté : je croyais jusqu’à présent que prendre des vacances à l’étranger, c’était , au moins, voir quelques aspects du pays !

              Quant à Venise ! rien que de voir cette ville bâtie sur l’eau me fait à chaque fois trembler tellement c’est extraordinaire.
              Donna Léon, une américaine installée à Venise depuis des années écrit des romans policiers dont l’action se situe uniquement à Venise ; avec son héros, le Commissaire Brunetti, on peut se promener dans la ville, aller dans des endroits où les touristes ne vont jamais et puis on a une évocation fréquente des délices culinaires de la Cité.C’est assez agréable. Ces romans ont été adaptés par la télévision allemande et c’est un allemand qui
              joue Brunetti, pas mal du tous d’ailleurs, mais son physique ne rappelle en rien le type méditerranéen et Venise dans ces télé-films n’apparaît plus que sous formes de clichés, de cartes postales...
              Juste quelques réflexions pour corroborer vos dires et merci pour votre article.


              • JJ il muratore JJ il muratore 5 septembre 2010 18:55

                antonio. Vous parlez du « type méditerranéen à Venise »... Cependant vous avez entendu parler du « blond vénitien » ?
                En tout cas les vénitiens n’ont jamais eu le type méditerranéen.
                Cordialement.


              • antonio 6 septembre 2010 08:01

                @ JJ il muratore
                Merci de me signaler cette bétise.


              • Halman Halman 5 septembre 2010 10:05

                En Alsace, la route de vins est bien plus populaire que la route des crêtes.

                Déjà il y a 20 ans, sur la route des crêtes, croisait on des files de touristes avec leurs baladeurs sur le crane, fonçant sans regarder le paysage, suivant des yeux point par point leur carte achetée à Colmar.

                Aujourd’hui je les imagine le nez sur leur gps, passant à coté des points de vue et des lacs et des vallées sans les voir.

                Ne remarquant pas les rapaces qui font du vol de pente à quelques mètres d’eux.

                Je les ai vus, descendre de leur 4*4, enfiler les chaussures de marche toutes neuves, les lunettes de soleil, le bob, sortir les cartes, le bâton de marche pour faire quoi ?

                Monter 50 mètres pour aller voir un vieux château restauré au ciment et au plâtre par des amateurs bénévoles du coin persuadés de faire une bonne action, persuadés de remettre en valeur leur patrimoine local.

                Surpris de nous trouver nous, des jeunes en basquettes et jeans qui avaient pris pendant deux heures les vieux chemins dans la forêt, évitant routes, relais pour touristes, colonies de vacances, club WWF qui ne deviennent que des lotissements pour touristes.

                Je les ai vu tourner et retourner boussoles et cartes pour chercher le nord, et identifier avec certitude le village d’Orbey comme étant Kaysersberg, après un quart d’heure de gamberge profonde.

                Prenant le double bang retentissant dans la vallée faite par un Mirage 50 belge qui passe le mur du son pour un coup de tonnerre de beau temps.

                Nous regardant mauvais parce qu’on se foutait d’eux.

                Et il y a des locaux pour préparer des sites et accueillir ce genre de touristes dénaturant totalement le site original et bien tranquille.


                • Halman Halman 5 septembre 2010 10:20

                  Quand je vois que même à Rocamadour j’en vois se mettre en mode grande randonnée, avec les godillots, les shorts, les grosses chaussettes, le bob, les lunettes de soleil, la veste à poche pour y mettre quoi à part le porte feuille et l’appareil photo, s’accrocher la gourde de randonnée et d’autres choses à la ceinture ?

                  Prenant des grand airs concentrés de grands randonneurs partant presque pour le Sahara.

                  Et qui prennent l’ascenseur pour ne pas descendre et monter le sentier tranquille bien frais sous les feuillages pendant un petit quart d’heure.

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