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Je revenais d’un village grec, où son restaurant, bâti sur une presque ile, s’adosse sur les vestiges d’un cimetière romain. La cuisinière en chef, s’époumonait tous les jours à crier aux équipages des voiliers italiens qu’ils ne pouvaient pas lancer leurs cordages et attacher leur bateau sur des tombes. « C’est un lieu sacré », c’est « une dernière demeure », essayait-elle de leur dire. Eux, fatigués et hagards, ayant fait de la voile toute la journée regardaient à droite et à gauche à la recherche d’un panneau de signalisation inexistant, soulevaient les épaules et attachaient leur bateau sur les sarcophages : ce qui n’est pas explicitement interdit est permis. Excédée, la cuisinière - moderne Antigone -, se mettait à son piano, et jouait - à la perfection - quelques sonnâtes de Chopin pour apaiser « l’âme de ces patriciens qui rôde toujours par là ». « Ce ne sont que des touristes », disait-elle. « Des barbares. Ils ne comprennent rien. Ils visitent les temples égyptiens et s’étonnent qu’ils soient en si bon état. Ils ne savent même pas que Ptolémée les avait restaurés des milliers d’années après leur construction. Pour bien implanter sa dynastie grecque, il a vendu aux Egyptiens du spirituel, lui qui ne croyait qu’à la philosophie aux mathématiques ».
A Venise, il y a les vivants et les zombies. Les premiers vendent aux seconds des pacotilles, du Murano made in China, des expresso à neuf euros l’unité, et les seconds, abasourdis, écrasés par la marche à pied, par le poids de l’histoire et des moisissures des palazio, s’exécutent avec des gestes lents et mécaniques, ne faisant pas d’histoires, bien heureux de trouver un siège ou un espace climatisé qu’ils louent au prix fort pour quelques instants. Les rôles restent inversés, tant sur le plan vestimentaire que sur la compréhension du monde. Au coup d’œil, on sait à Venise qui vous êtes, d’où venez-vous, et combien vous payez. Ici, si on est prêt à se déguiser en Casanova ou en Scaramouche c’est, comme Dario Fo, pour mieux se moquer du touriste en loques, du spectateur petit bourgeois, ou de « l’américano » déplacé.
En mer Egée et en Adriatique se joue, inéluctablement, le theatro bufo. Entre les vanités de celui qui a le plus grand, le plus scintillant bateau (que les esclaves thaïlandais astiquent du matin au soir), entre le vacancier qui veut voir le plus grand nombre de pays en une seule croisière (au point de confondre le Pirée et Alexandrie), entre celui qui veut visiter le plus grand nombre de temples et de palazio en une journée au point d’accumuler les Titiens, les Caravages et l’enfer des Chapman de la collection Pinaud (puis y ajouter une couche avec les mosaïques de Torcello), et ceux qui veulent harponner la plus grande dorade (au point de partir à la recherche de restaurants qui voudraient bien les acheter), entre ceux qui veulent boire le plus grand nombre de bières (au point de ne plus trouver leur hôtel et dormir comme des sans logis au beau milieu du kalderim), et ceux qui s’adonnent au concours de ouzo (au point de ne plus pouvoir quitter la taverne et perdre leur bateau) entre les yeux hagards et les corps fatigues, pointent les peintures de Bruegel et les vers de Dante.
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