Après la peine légère requise contre le procureur de « l’affaire d’Outreau » : trois raisons de se défier de la justice
Ce n’est vraiment pas cher payé ! Jeudi 22 mai 2008, le représentant du ministère de la Justice, Léonard Bernard de la Gatinais, n’a demandé au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) que “le retrait des fonctions et (un) déplacement d’office” contre le procureur de Boulogne-sur-Mer, Lesigne. Non ! Ce n’est pas cher payé pour l’un des auteurs du naufrage judiciaire d’Outreau, le procureur qui a contribué à infliger une détention provisoire de un à trois ans à quatorze innocents, dont l’un est mort en prison !

La Cour d’appel de Paris avait en novembre 2005 annulé les jugements rendus en 2004 par la Cour d’assises de Saint-Omer (Pas-de-Calais). Cette erreur judiciaire, on le sait, a ruiné la vie des victimes et de leurs proches, tant familiale et professionnelle que sociale. C’est pourquoi la légèreté de la peine requise contre un des auteurs de ce désastre judiciaire, loin de contribuer à rétablir la confiance, fournit trois raisons supplémentaires de se défier de la justice française.
Première raison de défiance : l’absence de tout contrôle hiérarchique
Il est entendu que ce procureur n’est que l’un des 50 et quelques magistrats qui ont contribué à fabriquer l’erreur judiciaire d’Outreau, et qui devraient en répondre. Mais c’est précisément une première raison qui justifie la défiance qu’inspire désormais l’institution judiciaire : il n’y a donc pas un magistrat pour arrêter l’autre quand l’un d’eux est emporté par un délire éventuel !
Lors des audiences du CSM, le procureur accusé ne s’est pas privé de montrer que son supérieur hiérarchique, le procureur général de Douai, Jean-Amédée Lathoud, avait été régulièrement informé du dossier. Ce dernier a même convenu, embarrassé, le 21 mai 2008, en réponse à une question du président de séance, que « (leurs) fonctionnements institutionnels » souffraient « d’absence de méthodologie organisée ». Sans doute doit-on comprendre dans ce jargon abscons familier du milieu qui goûte l’euphémisme pour reconfigurer la réalité à sa convenance, que le parquet ne prend pas trop le temps de vérifier ce que fait l’échelon inférieur, du moins quand il s’agit de "pauvres bougres" ! Pour les VIP, c’est autre chose !
Le même procureur général adressera d’ailleurs, au terme du premier procès, une lettre de compliments dithyrambiques à son inférieur, qui a été lue devant le CSM : « Après de longues semaines de débats âpres et difficiles, écrit-il, la Cour d’assises (de Douai) vient de rendre son verdict. Vos réquisitions ont été suivies par le jury ; vous avez été entendu et écouté, grâce à votre compétence, votre engagement sans faille, votre lucidité et votre humanité. L’ensemble des magistrats du ministère public saluent votre courage. » Pour un égarement aussi délirant, le procureur général n’a-t-il pas lui aussi des comptes à rendre ?
Seconde raison de défiance : les préjugés des magistrats
Une seconde raison qui nourrit la défiance désormais envers l’institution judiciaire est donc le libre cours qu’elle peut laisser aux préjugés de ses magistrats, puisque aucun des filtres hiérarchiques, censés corriger un premier sentiment ou jugement, ne fonctionne. Le procureur avoue lui-même avoir « (été) persuadé que dans ce dossier on approchait des certitudes raisonnables ».
À quoi est due cette illusion ? Au cadre de référence d’un procureur qui projetait sur la réalité une représentation toute faite ! Ainsi reconnaît-il avoir eu des idées préconçues sur l’état moral des habitants de la région qu’il déduisait des "difficultés sociales d’un niveau très élevé” ; “la famille monoparentale, explique-t-il, est devenue une quasi-exclusivité dans les couches les plus pauvres”. Or, ces drames sociaux provoqueraient, selon lui, de graves affaires, “comme celle des frères Jourdain”, à la mesure de “la violence (qui règne) dans les rapports humains”. “Là-bas, prétend-il selon l’excellente journaliste du Monde, Pascale Robert-Diard (20.05.2008), on parle peu et les poings remplacent les mots”.
Il existerait un grand nombre de signalements d’agressions sexuelles intrafamiliales : Outreau appartenait « peut-être, malheureusement, concède-t-il, (à) une certaine routine » pour les magistrats. En somme, comme l’a clamé sans honte aucune récemment une publicité d’Ucar, un loueur de voitures - "Les pauvres sont dégueulasses : ils polluent ! " - il existe entre « être pauvre » et « être dégueulasse » une relation de cause à effet ! Sans doute comme entre « être magistrat » et « être honnête » ! Le problème est que la routine et le préjugé d’un magistrat peuvent conduire n’importe qui en prison.
Troisième raison de défiance : la cooptation d’une drôle d’élite
La troisième raison d’une défiance envers la justice est que le procureur Lesigne n’était pas un magistrat médiocre aux yeux de sa hiérarchie. Son dossier professionnel examiné par la CSM épingle sans doute quelques défauts, mais présentés comme ceux de l’une de ses qualités reconnues : la clarté : « (Il) veut que les choses soient claires, fût-ce au prix d’un certain gauchissement des déclarations des inculpés et des témoins, lui reproche un président de Cour d’assises (…) Cette simplification est souvent excessive et peut créer quelques surprises à l’audience. » On ne l’a vu que trop à Outreau !
Ceci dit, sa hiérarchie couvre le magistrat de compliments : « ardeur au travail », « rigueur de sa méthode », « perspicacité et esprit de synthèse ». Outreau n’est donc pas le produit de quelques tâcherons besogneux de l’institution judiciaire, mais celui de certains de ses brillants sujets. C’est bien tout le drame d’une institution judiciaire qui ne peut dire qu’un des siens parmi les meilleurs a « failli », sans devoir endosser une part de cette faillite elle aussi, puisque c’est elle-même qui l’a distingué.
Du coup on comprend que l’institution ait proposé une peine aussi légère envers le procureur Lesigne qui a une part de responsabilité dans les souffrances infligées gratuitement à 14 innocents et à leur famille. Ce n’est pas envers lui qu’elle se montre indulgente, mais envers elle-même, car elle est juge et partie ! Ce magistrat est « le prototype » de ce qu’elle peut produire de mieux, comme disait le président Mitterrand en parlant de son conseiller M. Prouteau compromis dans « L’affaire des Irlandais de Vincennes ». On se passerait volontiers de ces prototypes !
On ne peut manquer, en revanche, de rapprocher le cas du procureur Lesigne de celui d’un autre procureur distingué qui a été révoqué le 27 septembre 2007 par décret du président de la République après avis motivé du CSM. On se souvient que l’honorable magistrat, procureur de Bayonne, avait été, en février 2007, jugé coupable en appel, malgré ses dénégations, du vol d’une carte de crédit qui avait été débitée dans un bar à prostituées, en mai 2004, alors qu’il participait en Allemagne à un colloque… en tant qu’expert des « questions éthiques » auprès du Conseil de l’Europe. Lui aussi était bien noté par sa hiérarchie !
À en croire la peine demandée par le ministère public contre le procureur Lesigne, il est moins grave de ruiner par ses préjugés et sa routine la vie de 14 personnes que d’illustrer pittoresquement « les questions éthiques » par l’indignité de sa conduite ! « Souvenons-nous longtemps d’Outreau pour que cela ne se reproduise pas », aurait lancé, selon Libération (22.05.2008), le représentant de la Chancellerie. La peine qu’il a demandée contre l’un des auteurs du naufrage judiciaire d’Outreau, tend au contraire à en faire oublier la gravité au plus vite.
Paul Villach
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