Après les attentats, la laïcité comme instrument de guerre
Triste France. La laïcité, dont nous sommes tous fiers, est en train de devenir insidieusement un point de crispation et de division majeur à l’image du second amendement états-unien. Sa sacralisation par quelques-uns hypothèque sérieusement son héritage et notre capacité à faire société.
La première conception de la laïcité, historique, est le fruit de compromis. En 1905, la religion catholique était certes concernée au premier chef par la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais la place de l’Islam était aussi débattue. L’Empire comptait plusieurs dizaines de millions de sujets musulmans et plus de quatre millions de Français musulmans (puisque l’Algérie était départementalisée). Cette conception prônait la liberté de conscience, de croyance. Cette laïcité permet à toutes les sacralités - auxquelles aucun de nous n’échappe, y compris les non-croyants - de cohabiter en métropole. Le non-dit de cette période était bien sûr le fait que les sujets nationaux colonisés n’étaient pas des citoyens et que leur statut dépendait de leur religion. La laïcité n’avait pas lieu d’être sur certains territoires sous tutelle française, puisque les élites musulmanes étaient largement mises à contribution pour y faire régner l’ordre colonial. La cinquième République actait la fin de l’Empire ; la France devenait un Etat Nation en 1962 en faisant de tous ses nationaux des citoyens. La reconstruction nationale invisibilisait pourtant l’immigration de travail jusqu’au mitan des années 1970.
La seconde conception, plus récente, est plus idéologisée, fermée, et participe à une vision réductrice et défensive de la République. Cette conception est dominante aujourd’hui, y compris au sein de la gauche (avec le Printemps républicain). Les plus modérées tendent à reléguer les pratiques religieuses dans la sphère privée. Il est peu de dire qu’en France, un des pays les plus sécularisés au monde, la religiosité n’est plus du tout comprise, y compris et surtout par nos élites. Pour eux, croire ne nécessite plus de pratiquer (nous l’avons vu avec la gestion des funérailles pendant le confinement). Ce laïcisme abrite aussi des tendances religiophobes, voire islamophobes. Elle reprend en boucle toute la sémantique de l’extrême droite autour de l’islamisme, l’islamogauchisme, l’indigénisme etc.. Ces discours tournent en boucle dans les grands médias (en particulier les chaines d’infos en continu) à coup de pseudo expertises, et de clashs soigneusement mis en scène par l’industrie du clic. Le modèle économique du journalisme s’accommode parfaitement des raccourcis, des exagérations, des amalgames et des dérapages semi-contrôlés. A-t-on vu un prédicateur salafiste à la télé ? Non, bien sûr (et heureusement), mais les entrepreneurs de haine propulsés éditorialistes sont bien visibles, eux. Ils sont bien les idiots utiles des terroristes puisqu’ils divisent la société française en propageant l’idée qu’une guerre civile est inévitable (voir le discours d’Eric Zemmour à la convention de la droite). Or ces discours, qui ont de nombreux relais politiques, y compris en Macronie, sont performatifs, donc extrêmement dangereux.
Si l’on suit la première acception, le droit au blasphème est la conséquence logique de cette reconnaissance d’une pluralité de sacrés portée par la laïcité. Il en résulte qu’elle n’est viable que si les différentes composantes de la société se respectent. Or le respect des différences ne peut pas rentrer dans le champ législatif (pour cela, il y a un joli mot un peu oublié dans notre triptyque républicain : la fraternité). Las, le respect des croyances et pratiques religieuses qui ne sont pas les nôtres (dans la mesure où elles ne troublent pas l’ordre public) est en passe de devenir un gros mot, une « lâcheté », un « déni de l’islamisme ». Au point d’ailleurs, que le droit à blasphémer semble se commuer en devoir de blasphémer, porté par un Charlie Hebdo qui (hélas !) s’est complètement perdu. Au nom de quoi ? De la liberté d’expression ? Si choquer les convictions religieuses de millions de croyants devient ce symbole-là, pourquoi interdire par exemple l’expression d’opinions racistes qui choquent tout autant ? L’extrême-droite en France aimerait suivre cette logique. Elle envie les suprématistes blancs américains qui, eux, disposent de garanties constitutionnelles pour porter une parole abjecte. Le point imlportant est le suivant : la liberté d’expression étant à ce point nécessaire à toute société démocratique, nous ne nous en sortirons pas par la législation, mais par la tempérance et l’équilibre des principes humanistes qui nous gouvernent implicitement (Lire ici la polémique suscitée par Adl El Malik concernant les caricatures de Charlie Hebdo en 2015.
Je me permets une courte parenthèse personnelle. Ce qui est arrivé à Samuel Paty aurait pu m’arriver. Comme lui, je suis historien et j’ai enseigné 25 ans en REP. Toutefois, je ne comprends pas sa démarche pédagogique en montrant des caricatures, dont il savait qu’elle allait choquer certains de ces élèves. Je ne le juge pas, car je ne sais rien de son dispositif et de ses objectifs d’enseignement. Cependant, j’estime que parler de liberté d’expression à travers les caricatures ne nécessite pas de montrer les plus polémiques. Car pour que la pensée advienne, il faut créer de la distanciation. Pas toujours facile. Je reconnais moi-même avoir commis des maladresses dans l’enseignement de la colonisation, par exemple. Certaines images sont dangereuses, car elles provoquent la sidération et empêchent la pensée critique. La caricature est une vieille tradition française, mais elle a ceci de particulier : pour la comprendre, il faut en connaitre le contexte d’utilisation et les codes culturels qui la sous-tendent. Elle est donc extrêmement dangereuse à manipuler sur un plan pédagogique. D’autre part, pour moi, la liberté d’expression n’est pas vraiment le sujet. Seule la liberté de penser importe et doit être enseignée, pour échapper à son formatage (par les industries de captation de l’attention) et son envers, les délires complotistes. Il existe un ensemble de dispositifs pédagogiques (comme les ateliers philo) qui incitent les élèves à porter une parole libre à travers l’écoute de points de vue différents. Le dissensus est alors extrêmement important et doit être accueilli comme tel par les enseignants. A ce stade, je me félicite de l’orientation des programmes de 2015 en EMC sur les dilemmes moraux. Va-t-on bientôt remplacer l’Enseignement moral et civique par du catéchisme républicain ?
A en croire la presse (y compris de gauche), l’enseignement des valeurs de la République est en lambeaux. Ces discours sont complètement hors-sol, écrits trop rapidement par des journalistes qui se contentent de lire les essayistes à la mode. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les premiers concernés, les élèves, les profs (lire ici ) et de lire les travaux de sociologues sur ces questions (ici et là). Non, la liberté d’enseigner les sujets sensibles n’est pas remise en cause par les élèves. Non, l’école n’est pas gangréné par le séparatisme religieux (elle est gangrénée en revanche par le séparatisme éducatif des plus privilégiés). Non, il n’y a pas d’autocensure parmi les profs (sauf ceux qui se sentent mal à l’aise sur certains sujets). Les incidents, il y en a peu et ils sont vite résolus par le dialogue.
Comment en est-on arrivé là ? Cette nouvelle conception de la laïcité s’est construite progressivement dans l’espace public à partir des premières polémiques sur le voile dans les années 1980. Ces polémiques, alimentées par l’extrême droite, témoignent de la prise de conscience de la place de l’Islam dans la société française. A la fin des années 1970, les Français musulmans sont sortis de leurs bidonvilles, leurs enfants sont allés à l’école de la République, et face au racisme (qui, à l’époque, rappelons-le, était beaucoup plus virulent qu’aujourd’hui), ils sont sortis du bois (marche des Beurs en 1983). Progressivement au cours des années 1990 et 2000, la très grande majorité s’est intégrée au point d’être aujourd’hui invisible. Nous avons tous autour de nous, sauf à vivre dans une bulle sociologique (un séparatisme gaulois ?), des voisins, des collègues, des copains, voire parfois des conjoints, dont le seul nom nous rappelle qu’ils sont de souche musulmane. Dans les zones de relégation sociale (mais pas que), un certain nombre ont fini, par effet miroir, à retourner le stigmate, en revendiquant de façon visible et bravache leur identité de Français ET de musulman. Le voile en est une de ces expressions. Ces signes religieux ostentatoires ne sont aucunement un signe de radicalité religieuse, mais plutôt une réaction identitaire face aux stigmatisations. Parmi eux cependant, une infime proportion (mais croissante) a commencé à promouvoir un islam déculturé (le Salafisme) en rupture avec l’islam de leurs parents[1]. Cette radicalisation religieuse est autant un séparatisme islamique que républicain (les dérives sectaires posent toujours des problèmes). La plupart sont quiétistes, c’est-à-dire opposés à toute revendication politique et redoutent plus que tout le terrorisme islamique - qui se réclame du salafisme - car ils sont les premiers à prendre les coups.
A parler à tort et à travers d’ « islamisme », l’on ne sait plus de quoi on parle, tant il est vrai qu’il existe différentes sortes d’islamismes dans le monde (lire De quoi le Djihadisme est-il le nom ? ). Comme le dit Olivier Roy, il n’y a pas de religion modérée, il n’y a que des croyants modérés. Une religion, par définition, met la loi de Dieu au-dessus de celle des hommes. Cependant, les institutions religieuses sont obligées de composer avec la politique, c’est-à-dire la loi des hommes. Il n’est que de regarder comment les partis islamistes en Tunisie, en Egypte, en Iran, en Turquie se sont laissés happés par le politique, malgré leur discours religieux. La France est à ce titre particulièrement embarrassée de ne pas avoir d’organisation suffisamment représentative et fédératrice des cultes musulmans (le gouvernement souhaite ainsi mieux les contrôler dans le jeu institutionnel). Les pratiquants, eux, font comme tout le monde, en France comme ailleurs : ils bricolent leur place dans la société au prix de renoncements, de contradictions et parfois de luttes qui s’inscrivent dans un cadre légal… ou pas. Au passage et au vu de l’information dont nous disposons dans l’affaire de Conflans, le père d’élève Brahim C., loin d’avoir énoncé une fatwa (comme l’a affirmé mensongèrement Darmanin), a joué d’abord le jeu institutionnel en se plaignant auprès du Principal. Puis, il a jeté alors son fiel sur les réseaux sociaux. En faisant abstraction du caractère religieux de l’affaire, qui oserait prétendre que cette séquence lamentable de bashing est le propre d’islamistes ? Des enseignants, comme les personnes publiques, sont victimes chaque jour de ce type de comportements haineux sur les réseaux sociaux. Le salafisme et le terrorisme islamique sont certes liés, mais ce n’est pas un rapport de cause à effet univoque. Ils restent deux menaces distinctes. La radicalisation religieuse est loin de recouper la radicalisation violente. A tout confondre, on joue le jeu des terroristes qui tente de reconstituer l’Ouma en mettant les musulmans entre le marteau et l’enclume. Il ne leur est pas possible d’inventer une communauté musulmane (complètement fantasmé). Par la performativité de certains discours ressassés ad nauseam, nous pouvons, hélas, créer cette néo-ethnie avec le temps. Après tout, les Américains ont bien réussi à faire des afro-descendants des Noirs…
L’islamisme est devenu l’ennemi à abattre, comme le communisme il y a soixante ans. Visiblement, nous n’avons rien appris de la guerre froide : face à une menace réelle, nous avons passé notre temps à nous inventer de faux ennemis[2]. En Macronie, tous les coups semblent désormais permis pour asphyxier la droite parlementaire et le RN, en occupant le terrain du « séparatisme », en vue d’un deuxième tour face à Marine Le Pen. La guerre déclarée à l’islamisme est du pain béni pour les quelques loups solitaires assoiffés de sang et désireux de donner du sens à leur mort (faute de pouvoir en donner à leur misérable existence)[3]. C’est ainsi que le tueur de Conflans a politisé son acte infâme : « De Abdullah, le serviteur d’Allah, à Marcon [sic], le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad, calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment… ». No comment. L’engrenage de la violence est bien là. La lutte contre le terrorisme doit être menée d’une main ferme mais à bas bruit, avec du renseignement, des actions de police ultra-ciblés et peu médiatisés. Je n’emploie pas à dessein le mot « guerre » car le faire suppose que la société entière se mobilise et partant, nous savons qu’elle se divisera. C’est le pari des terroristes qui connaissent intuitivement nos faiblesses. Avec un discours martial, nous nous retrouvons dans l’allégorie de la mouche et de l’éléphant dans un magasin de porcelaine. Après chaque épisode terroriste, nous avons toujours plus à craindre de nos propres réactions que des attentats eux-mêmes (Lire Attentats terroristes : sommes-nous les artisans de notre propre défaite ?). Je souhaite ardemment que les Français, les politiques et les journalistes relèvent la tête et ne sombrent pas dans une panique morale mortifère. Après cette décapitation atroce, allons-nous perdre la tête à notre tour ?
[1] Roy Olivier, La sainte ignorance : Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.
[2] Ma thèse de doctorat traitait de cette question en colonie. Voie aussi Keese Alexander, « A culture of panic : “communist” scapegoats and decolonization in french west Africa and french Polynesia (1945–1957) », French Colonial History 9 (1), 2008, pp. 131‑145. En ligne : <https://doi.org/10.1353/fch.0.0007> ;.
[3] Roy Olivier, Le djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016.
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