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Accueil du site > Tribune Libre > Aucun dirigeant n’est un superman universel

Aucun dirigeant n’est un superman universel

Paradoxalement, l’incertitude suppose la stabilité du management. Si un dirigeant a réussi dans une entreprise donnée, la seule conclusion à tirer est qu’il a réussi dans cette entreprise à ce moment donné : il n’y a pas de bon management dans l’absolu.

1. TOUTE SITUATION EST SPÉCIFIQUE

La réflexion sur le management est au cœur de nombre d’articles ou d’écrits. On y met le plus souvent en avant les aspects positifs ou négatifs de certaines attitudes managériales – ce qu’il faut ou ne pas faire – sans faire référence directe à l’entreprise qu’il s’agit de diriger.
Or mis à part un niveau zéro du management qui est effectivement un socle commun, je ne crois pas que l’on puisse réellement décrire quel est le bon mode de management indépendamment de la situation d’une entreprise donnée. 

Pourquoi ?

Tout d’abord pour une raison évidente, mais qui est souvent perdue de vue : on ne manage pas pour manager, on ne dirige pas pour diriger, ce ne sont que des moyens pour permettre à l’entreprise de créer durablement plus de valeur. Le point de départ ne doit pas donc être le mode de management, mais bien les conditions d’une création de valeur durable. Je précise que, par création de valeur, je ne parle pas d’enrichissement des seuls actionnaires et des dirigeants, mais bien de la valeur totale de l’entreprise. La notion de durabilité est aussi essentielle et inclut sa résilience face à l’incertitude(1). 

Or les conditions de création de la valeur sont très variables selon les entreprises et les secteurs dans lesquels elles se trouvent, ceci parce que chaque entreprise « a ses propres règles, ses propres contraintes.

Les logiques peuvent être multiples selon : 

Le degré d’innovation et l’horizon de prévisibilité du métier : plus le métier sera soumis à des lancements fréquents d’innovations, plus l’horizon du flou sera proche, et moins il sera alors pertinent de mettre en place une organisation visant le contrôle a priori. A l’inverse, plus l’activité sera mature, la compétition organisée, plus il sera nécessaire d’optimiser finement les coûts et les marges, et donc d’avoir une anticipation budgétaire très rigoureuse.

Le type de clientèle visée : plus les produits seront de type grand public, la concurrence multiple et composite, plus il faudra distinguer les activités commerciales et marketing. A l’inverse, si le marché visé est celui des grandes entreprises, il sera dangereux de séparer fortement le commercial et le marketing, chaque produit étant quasiment conçu pour un client donné.

Le poids des caractéristiques géographiques : plus les attentes des clients seront homogènes entre pays, les circuits de distribution similaires, plus l’organisation devra être globale avec un poids faible donné aux géographies. 

Ensuite, parce qu’il faut ajuster dynamiquement le niveau de précision au type de sujet traité. Si c’est une situation « téléphone/avion »(2), il faut investir en amont, prendre son temps, mener des études approfondies avant d’agir, et les organisations, les systèmes de pilotage doivent être construits en conséquence. Par contre, si c’est une situation « adresse/ voiture », inutile de surinvestir en amont : le mieux est de procéder par ajustements progressifs ; là, il faut des feed-back rapides, de la réactivité, de l’apprentissage.

Moins j’ai besoin d’être précis, plus je pourrai aller vite : identifier dans une situation donnée, le niveau de précision nécessaire est donc un préalable à la définition du biorythme.

Être un bon dirigeant, bien manager c’est savoir adapter son attitude à la situation : on ne manage pas dans l’absolu, et certains qui sont de très bons managers face à certaines situations, sont les pires dans d’autres.

Ainsi le management est un art de la contingence, c’est-à-dire de l’adéquation à une situation donnée.

2. ON NE PEUT PAS LÂCHER PRISE SANS STABILITÉ PERSONNELLE

Or cette adéquation à la situation ne peut pas s’acquérir en zappant d’une entreprise à une autre : tout est trop complexe, trop changeant, trop incertain.

Pour avoir une chance de réussir dans l’incertitude, le préalable est de commencer par faire le vide : être là sans a priori, observer attentivement, ne pas tout calculer et mathématiser(3). C’est à ces conditions que l’on pourra lâcher prise et faire confiance à son intuition : on ne pourra pas choisir la mer à l’issue d’un cheminement logique, car partir du futur est d’abord affaire d’imagination. Cette imagination se nourrit de faits et d’informations, car il ne s’agit pas de tirer sa mer à la loterie ou chez une cartomancienne. Mais ce n’est pas un raisonnement « logique » qui va permettre de passer de ces faits à la mer, ce sera un saut créatif.

Ceci suppose la stabilité du management et des actionnaires, et l’existence d’une expérience commune entre eux et avec le cœur de l’entreprise.

Pourquoi ? Parce que tout dirigeant, sans qu’il s’en rende nécessairement compte, est conditionné et influencé par son inconscient(4) : dès qu’il décide, une part majeure repose sur ce que l’on appelle son intuition, intuition qui est d’abord le travail de ses processus inconscients. Aussi, une bonne partie de son succès en tant que dirigeant provient-il de la bonne synchronicité entre deux inconscients : le sien et celui de l’entreprise. Si son expérience personnelle est en phase avec le métier de l’entreprise, s’il sent l’entreprise car il y a grandi, ses intuitions sont exactes et il fait les bons choix. Comme il se sent en confiance, il délègue et peut lâcher prise. Si un changement se profile, si une rupture est nécessaire, il les verra venir, saura transitoirement reprendre le manche et agira en profondeur dans l’entreprise pour reprogrammer ce qui doit l’être.

Si maintenant, auréolé de ses succès passés, il change d’entreprise et se retrouve à la tête d’un ensemble qu’il ne connaît plus et dont les logiques ne sont plus les siennes, il sera trompé par son inconscient et son intuition. Si, par exemple, il passe d’une industrie de processus lourds à un domaine où la technologie et le marketing sont essentiels, comment va-t-il faire ? Comme il doit prendre décision sur décision – il est venu pour cela et il a toujours su le faire –, il ne se rendra pas compte que son inconscient qui le conditionne, le trompe. Et comme il ne comprend pas comment l’entreprise réagit, comme ce qui se passe n’est pas ce qu’il attendait, il se crispe, délègue de moins en moins, contrôle de plus en plus et se réfugie dans des tableaux de chiffres. Rien ne va plus. Voilà ce manager qui a toujours réussi qui ne comprend pas pourquoi cela ne marche plus. Il est perdu, noyé dans un double inconscient qu’il ne perçoit pas.

Plus l’incertitude se développe, plus ce risque est important et réel. Aussi, contrairement à ce qui est souvent affirmé, je ne crois pas qu’un professionnel du management puisse réussir à la tête de n’importe quelle entreprise : manager n’est pas un métier que l’on peut transposer aisément d’un lieu à un autre, c’est le fruit d’une expérience et d’une interaction dans un lieu et un moment précis. On ne dirige pas dans l’absolu, car une entreprise n’est pas une abstraction mathématique, mais une réalité complexe tissée d’hommes, de succès et d’échecs. Je me souviens de ce dirigeant d’un des grands groupes français les plus performants qui m’a dit un jour : « Après vingt ans passés dans ce groupe, je suis convaincu que je peux le diriger. Je suis aussi convaincu que c’est le seul groupe que je peux diriger. » Trop rare leçon de lucidité et d’humilité !

Plus les dirigeants changeront souvent d’entreprises, et les actionnaires seront volatils, plus les uns comme les autres voudront se protéger par des prévisions et des chiffres : ne pouvant comprendre en profondeur ce qui fait l’entreprise et ses marchés, n’ayant pas un accès personnel à son histoire, il leur sera difficile d’imaginer le futur et de lâcher prise. Dirigeants comme actionnaires croiront se protéger dans des tableaux et des certitudes, alors qu’ils ne sont que source d’erreurs et d’incompréhension, des lignes Maginot mentales. Quand ils verront que le futur n’est pas comme ce qui avait été prévu, souvent ils se réfugieront dans le court terme, coupant les ressources et les moyens qui auraient permis à l’entreprise de réussir.

Ainsi paradoxalement, l’incertitude suppose la stabilité du management : la vie est faite d’ordre et de désordre, de yin et de yang. Être stable pour pouvoir lâcher prise, lâcher prise pour se diriger et diriger. Être fort pour aimer l’incertitude, s’appuyer sur l’incertitude pour se renforcer.

(voir ma vidéo « Pour un management durable  »)

 
(1) Voir mes articles sur le management durable

(2) Voir « Situation adresse ou téléphone ?  »

(3) Voir mes articles sur les dangers de la mathématisation du monde

(4) Voir mes articles sur le rôle de l’inconscient dans le management


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17 réactions à cet article    


  • LE CHAT LE CHAT 9 juin 2010 11:50

    ça se saurait ! quoique Supertalonetteman a sauvé le système financier et l’Euro tout seul avec ses petit bras musclés ! smiley


    • Robert Branche Robert Branche 9 juin 2010 11:57

      Toute règle a son exception smiley


    • Vilain petit canard Vilain petit canard 9 juin 2010 11:57

      C’est bien vu, mais malheureusement, nous sommes en train d’aller exactement dans la direction opposée :

      - une caste de dirigeants professionnels consanguins qui se surveillent, non, pardon, se soutiennent les uns les autres, et qui se repassent les postes, en passant de la banque aux transports, etc...
      - la victoire des grosses structures sur les petites, qui, elles, sont méprisées et jamais prises en compte, alors qu’elles sont le tissu de la nation
      - la délirante mise en chiffre de toute activité en bas de la pyramide hiérarchique (les fameux « indicateurs »), pour que les « top managers » aient de la « visibilité » sur « l’activité » de leur structure : du coup, on mélange les moutons et les carottes, les torchons et les serviettes, et on dit n’importe quoi pour rentrer dans ces indicateurs
      - les réductions comptables de postes : on vire 10% des effectifs, pourquoi ? Parce que. On ne remplace un fonctionnaire partant la retraite sur deux, pourquoi sur deux ? Parce que. Et ce sera partout, même dans les secteurs où on manque de bras.
      - la réduction du management intermédiaire à la collecte de ces mêmes « indicateurs », et même sa réduction tout court.

      Tout ceci ne s’arrêtera que quand tout aura explosé. Et c’est assez déprimant, je viens d’y passer ma matinée, c’est même très déprimant.


      • Robert Branche Robert Branche 9 juin 2010 12:00

        Il ne faut jamais désespéré, le pire n’est pas certain.

        Je suis moi-même conseil auprès de dirigeants d’entreprises et promeus ces idées : mon livre sorti il y a 2 semaines a été reconnu par Philippe Escande dans les Echos (voir http://robert.branche.free.fr/Echos.jpg), je tiens demain soir une conférence avec plus de cent participants...
        Donc je fais tout pour que l’on ne soit pas obligé d’attendre une explosion pour que cela change !

      • Vilain petit canard Vilain petit canard 9 juin 2010 18:12

        Soyez-en remercié, cher Robert. je viens d’ailleurs de recommander votre blog à mes confrères en infortune (cadres locaux, dits « de proximité »)... Si vous passez en Vendée, faites-moi signe !


      • Robert Branche Robert Branche 9 juin 2010 22:52

        Merci ! Je ne manquerai de faire signe si les chemins de l’incertitude m’emmène vers la Vendée smiley


      • ZEN ZEN 9 juin 2010 12:25

        Diriger dans l’incertitude ?
        Les Chinois, qui n’ont pas oublié Tchouang-tseu ,sont passés maïtres dans ce domaine, semble-t-il
        Pour un capitalisme zen ?
        Oxymore...


        • Robert Branche Robert Branche 9 juin 2010 12:30

          Il est vrai que les chinois sont des adeptes de la stabilité, et que nous avons à apprendre des traditions asiatiques (notamment Sun Tsé).

          Mais symétriquement, ils ont à apprendre de nous une capacité à se projeter dans le futur et à sentir ce qui peut attirer les évolutions, ce que j’appelle les mers (en m’appuyant sur la métaphore des fleuves qui sont attirés par leur mer).
          Nous avons à nous « hybrider » pour enrichir nos vues respectives

        • perlseb 9 juin 2010 16:13

          Non seulement les dirigeants ne sont pas des supermans, mais ils sont tous des dictateurs en puissance.

          La direction n’est pas une fonction, c’est de la spoliation. Il faut supprimer les dirigeants et non pas chercher à les rendre meilleurs. Pour l’autogestion en entreprise, la démocratie, la vraie.

          Je rajouterai qu’avec des variations de plus en plus imprévisibles et rapides de paramètres extrêmement importants pour la gestion d’une entreprise (cours des monnaie, des matières premières, solvabilité des acteurs, variation des taux), les dirigeants sont simplement des charlatans. Affirmer que l’on peut diriger quelque chose quand tout varie très vite et dans tous les sens, c’est être extrêmement prétentieux. De grosses entreprises (voire des états tout entier) vont à nouveau tomber et les dirigeants ne seront d’aucune utilité, comme ils l’ont toujours prouvé. Par contre, on ne remettra jamais en cause les salaires et primes qu’ils se seront octroyés avant la chute de leur édifice, preuve qu’ils ne prennent aucun risque à jouer les charlatans.

          Prenez un petit producteur laitier : peut-il faire des projections et s’endetter pour se moderniser par rapport au prix du lait actuel ? Non, évidemment. Tous les dirigeants en sont au même niveau d’incertitude : aucune projection possible, donc une direction parfaitement inutile.


          • Robert Branche Robert Branche 9 juin 2010 16:44

            Je suis d’accord avec vous que, compte-tenu de l’incertitude, le rôle d’un dirigeant est de moins en moins de décider, mais de mettre en place des hommes, une organisation et une culture capable de décider rapidement et efficacement. Son rôle change donc de nature : voir là-dessus ma video « Pour un management adapté à l’incertitude ».

            Son autre responsabilité est de faire émerger un projet commun et fédérateur, de façon à ce que l’entreprise ne se désagrège pas : si chacun saisit dans son coin la vague qui se présente, l’entreprise va éclater. Par ailleurs, aucun individu seul ne peut trouver la solution ou agir : le collectif est nécessaire.
            Pour faire émerger ce projet, ma recommandation est de partir d’une « mer » visée, c’est-à-dire de relier la stratégie de l’entreprise à un point stable qui sous-tend le fonction de l’humanité ou du monde (comme L’Oréal avec la beauté, Danone avec la santé, ou Air Liquide avec les gaz industriels). Il faut ensuite relier les actions immédiates, individuelles comme collectives, à cette mer.
            Il y a donc bien la nécessité d’un dirigeant pour faire avancer les projets collectifs que ce soit d’ailleurs une entreprise ou un pays, mais plus des dirigeants autocratiques...

          • perlseb 9 juin 2010 23:48

            La complexification est un peu trop souvent perçue comme un progrès. Dans notre société, quand quelque chose ne marche pas bien, on a tendance à vouloir rajouter une couche de complexité plus qu’à vouloir étudier la cause du mauvais fonctionnement.

            Si nous traversons une période d’incertitude, je pense qu’il faut s’attaquer à la cause de l’incertitude (spéculation, objectif unique du court-terme, fortunes démesurées de certains oligarques,...). Maintenant, on préfèrera rajouter une couche et apprendre à profiter de (ou, plus simplement, vivre avec) cette incertitude plutôt que de la combattre. C’est le point de vue normal dans un système qui ne fait que se compliquer sans jamais chercher à analyser les causes.

            J’ai pratiqué des métiers aussi ineptes que complexes (sans aucun rapport avec mon diplôme d’ingénieur) et qui, au final, étaient parfaitement improductifs (même si j’étais correctement rémunéré). Si les improductifs de la complexité sont de plus en plus nombreux et bien rémunérés (c’est complexe !), il faudra demander toujours et encore plus aux producteurs réels.

            Les indicateurs économiques nous montreront que l’on progressera toujours, mais avec une qualité de vie objective qui va diminuer fortement. C’est ce que génère l’improductivité de la complexité artificielle. Peut-être que la vraie source de complexification artificielle est le chômage, mais attaquons nous aux causes du chômage. La solution n’est pas de créer des emplois improductifs et complexes à la fois pour occuper les diplômés dont la société, telle qu’elle est, ne sait que faire.


          • Robert Branche Robert Branche 10 juin 2010 00:22

            Je pense que vous faites une erreur de raisonnement : l’incertitude n’est pas causée par nos actes ou n’est pas le témoin d’un manque de connaissance. Elle est le moteur de notre monde. C’est ce que j’explique dans la 1ère partie de mon livre.

            Sur ce thème, vous pouvez déjà aller voir ce que j’ai écrit sur mon blog (voir tous les articles liés à l’incertitude) et une vidéo « L’incertitude, un moteur du monde »

          • leypanou 9 juin 2010 18:21

            @lauteur :

            excellent article mais vous êtes complètement en dehors de la mentalité générale en France où on considère qu’une petite caste d’« élites » est capable de travailler dans n’importe quoi. Des comparaisons ont été faites entre la France et l’Allemagne sur le nombre moyen du temps passé d’un directeur dans une entreprise pour arriver au sommet : avantage très net à l’Allemagne. Autre différence notable, les hauts postes sont presque exclusivement occupés par les « bons » diplômés. C’est toute une mentalité qui n’est pas prête de changer, surtout avec la cooptation et les chasseurs de tête -une catégorie de personnes à qui on donne plus d’importance/utilité/compétence que nécessaire. Cela ne veut pas dire pour autant que n’avoir travaillé que pour une entreprise et arriver au sommet n’a que des avantages.

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