Aux prises avec le basculement des transcendances induit par les années 60...
« Dans les années 60, les hommes sont allés sur la Lune. Ils ont libéré leur sexualité de la procréation. Ils ont donné à la jeunesse une place majeure. Ils ont créé des machines informatiques et robotiques capables de mémoriser, de calculer et de faire des choses plus rapidement et mieux qu’eux. Ils ont rêvé d’un autre vivre ensemble. Ils ont modifié leur perception de la réalité à l’aide de la chimie. Ils ont exploré les mystères de l’au-delà et étudié l’agonie. »
Héritiers de ces sans précédents, nous sommes aujourd’hui aux prises avec, ce que l’auteur de la phrase ci-dessus appelle un « basculement des transcendances ».
Son texte étant ancré dans une discipline quelque peu savante et méconnue, je lui ai demandé s’il acceptait que je résume et remanie son propos pour le présenter sur Agoravox. Ce fut officiellement accepté (l’article original est tiré du blog astropopote.com. Il s’intitule : « 2012-2015 : Uranus-Pluton ou le basculement des transcendances ».)
Donc revenons à ce fameux basculement… Pour commencer, faisons le tour des transcendances « vaincues », puis observons les nouvelles transcendances qui en ont découlé. On les pensera après.
De la victoire sur de multiples transcendances…
Les années 60 ont donc semé un basculement factuel des transcendances (tout comme l’ont fait ensuite les années 90 souligne notre auteur, mais c’est une autre histoire que les curieux peuvent aller explorer ici)
Pour commencer les « percées » des années 60 ont affranchi l’Homme de limites naturelles jusque-là indépassés. Il a vaincu des forces transcendantes à sa condition, et ce à plusieurs niveaux. En voici un résumé (source détaillée ici)
Victoire sur les forces transcendantes de la nature : la gravitation, la vitesse du son, (et donc de ses déplacements / essor de l’aviation), la procréation.
Victoire sur la force transcendante de traits culturels universels : la hiérarchie homme-femme, le contrôle social de la sexualité et de la filiation, la division sexuelle du travail.
Victoire sur la force transcendante de « ma » culture : relativisation de « ma » culture et de sa reproduction à l’identique, relativisation de la sagesse de « mes » anciens.
Victoire sur la force transcendante de valeurs universelles traditionnelles : le référent matériel de la monnaie (via le découplage or/dollar de 1971, puis l’informatique), la famille et la morale, l’autorité et la valeur des anciens..
Victoire sur la force transcendante de ses limites intellectuelles : les limites de sa mémoire, de sa raison (de ratio : calcul), et de sa capacité à traiter et communiquer immédiatement plusieurs données à la fois (informatique).
Victoire sur la force transcendante de ses limites physico-intellectuelles : les limites de sa capacité physico-intellectuelle à effectuer rapidement et longtemps certaines tâches (robotique).
Victoire sur la force transcendante de ses limites psychiques : .les années « psychédéliques » et l’usage scientifique (S. Grof) ou auto-exploratoire du LSD a fait exploser les limites de la mémoire et de la perception avec une influence considérable sur la vie culturelle et artistique des années 60-70.
En même temps, l’exploration méthodique du vécu des « rescapés de la mort » a dévoilé un modèle psychique universel du « passage dans l’au-delà », et l’agonie a été scientifiquement abordée (soins palliatifs et dévoilement des étapes psychiques de la « bonne mort »).
…. A l’’irruption de nouvelles transcendances
En même temps, les années 60 ont semé de nouvelles transcendances. Résumons-les aussi.
A partir de la révélation brutale et inédite de la Terre vue de l’extérieur d’elle-même on voit émerger :
La transcendance d’être terrien :
Quelles que soient leurs appartenances « locales » (géographiques, culturelles, ethniques et sexuelles), les Hommes se découvrent tous terriens, et du même coup, avant tout humains (et non plus seulement australiens, espagnols, russes, hommes, femmes…). L’image de sa planète donne, pour la première fois à l’Homme, celle de son humanité, et un support concret à sa « mondialisation ».
La transcendance des limites de la planète Terre :
Pour la première fois, la Terre n’est plus une « terra incognita » à imaginer et dont on pourrait encore découvrir des coins. Elle a une forme précise et limitée. Elle est unique. Elle apparaît comme une entité à part entière (voir l’hypothèse Gaïa de James Lovelock de 1969) et globalise à son échelle la question écologique.
La transcendance de l’altérité extra-terrestre :
En même temps, l’Homme envisage le monde extra-terrestre que, désormais, il explore et envisage un autre que lui, l’extra-terrestre (et non l’extra-humain) - soit une ou des espèces intelligente(s) (ayant une langue, maîtrisant la matière, etc ), vivant dans le « ciel »-, auquel il envoie un message.
Dans une moindre mesure, la transcendance de la surface, ainsi que le remarque le philosophe Peter Sloterdjic : vue de l’extérieur, la terre est un globe dont on ne voit que la surface. Vus ainsi nous sommes devenus des êtres de la surface. (De fait, le look au sens large, est devenu une valeur dominante….)
A partir de l’apparition des femmes on voit émerger :
La transcendance de la radicale altérité intra-humaine :
Un « autre » apparaît au sein de l’humanité elle-même : la femme en tant qu’humain, pour la première fois massivement propulsée dans la liberté de devenir soi. Une « autre » dont l’apparition met, à son tour, les hommes au même défi d’un « devenir soi », hors des prédéfinitions instituées par la hiérarchie antérieure.
La transcendance du face-à-face :
Et parce que la femme apparaît comme une personne à part entière hommes et femmes peuvent se rencontrer face à face pour la première fois de leur histoire. Il faut mesurer ce qu’a de révolutionnaire cette possibilité inédite : une relation d’égal à égal certes, mais plus profondément, de singularité à singularité, de « soi » à « soi » dont l’enjeu ne peut-être qu’un cheminement conjoint, en devenir, impliquant nécessairement la conscience.
Si l’on considère que ce sont les rapports culturellement prédéfinis entre homme = société/tête et femme = domesticité/corps (cf M. Mead) qui ont, jusque-là, été la base de l’organisation des sociétés en général, on a ici, potentiellement, une mutation des rapports entre vie sociale/publique et vie domestique/privée, entre pensée et factualité. Et de fait c’est en cours.
D’autres transcendances massives se sont discrètement imposées via les technologies « intelligentes ».
La transcendance de la télévision :
La « mondiovision » et l’entrée massive de la télévision dans les foyers, uniformise à l’échelle nationale et internationale l’information et les représentations sociales (ce que P.Sloterdjic nomme la syntonie mondiale des esprits), et s’impose discrètement comme la nouvelle source « transcendante » de prescriptions comportementales, morales, esthétiques, mentales, etc.
La transcendance des technologies de l’information :
L’informatique et Internet qui naissent dans les années 60 ont non seulement bouleversé notre façon de communiquer et nos modes de vie (cf Leroi Gourand, Paul Virilio), mais ce bouleversement a fait « système ». Toute l’organisation de la planète dépend désormais de cette « toile » inédite. Y inclus pour ce qui concerne la monnaie, désormais essentiellement électronique.
La transcendance du travail robotique :
En remplaçant l’homme par des machines « intelligentes » la robotique a remis en question la question du travail, tâches domestiques incluses, et du temps de travail (travail domestique inclus) dans la production des biens et des services
Des bascules sur la transcendance de la mort, de la vie collective de l’après-mort et de l’accès à l’au-delà : depuis la fin des années 60 on s’aventure vers une exploration et une appropriation de l’agonie et de l’après mort. Aux soins palliatifs qui se sont généralisés (ainsi que l’accompagnement des mourants), s’ajoute aujourd’hui l’euthanasie comme pratique institutionnelle et comme « droit » (ce n’est plus la mort qui décide du quand, c’est moi) et la généralisation de la crémation (ce ne sont plus - ainsi que dans les cultures ancrées dans les religions du Livre – ma communauté, la nature (et l’Esprit) qui s’occupent de mon corps, mais ma volonté post-mortem). Sans oublier les moyens dont on dispose aujourd’hui pour faire reculer la mort.
Bref, en grossissant le trait : autant la mort était une inéluctabilité transcendante subie et sacrée, et l’après-mort un fait collectivement et rituellement géré, autant, elles tendent à devenir des options individuelles, aussi rationnelles que le choix de procréer ou non.
Parallèlement et paradoxalement, de même que les étapes psychiques de l’agonie révélées par Kubler Ross, toutes les recherches méthodiques, via les « rescapés de la mort » (des « revenus » d’une mort clinique dont le nombre croît à mesure des progrès de la médecine, notamment de la réanimation) de la vie dans l’au-delà, et celles d’un Stanislas Grof, interrogent de plus en plus nos « croyances » et attisent de plus en plus notre intérêt pour ce que l’on appelle l’âme.
Tâtonnements, dérives, mutations ?
De tout ceci il a découlé quoi ? Des tâtonnements, des déviations de potentiels dus à des résistances à ce basculement (« dérives »), des mutations définitives ? Regardons de plus près.
Le jouir de tout, tout de suite :
Si la fluidité relationnelle inédite (choix élargi de rencontres, liberté de s’expérimenter sans s’engager, liberté de se séparer), qui a découlé du couple « pilule/féminisme » est potentiellement porteuse de face à face, c’est son contraire, la liberté/jouissance sexuelle qui a été érigée en modèle, au détriment de la relation singulière. L’ « être sexuellement libéré » ayant ainsi coupé court au « devenir soi » et au « devenir l’un avec l’autre » a promu la pornographie (avouée ou non), et co-extensivement la satisfaction de tous les désirs immédiats par la consommation, y inclus de l’autre comme objet.
L’enfant comme « droit »
L’enfant qui était un « don » ou un « accident » de la nature – soit une transcendance – que la pilule a permis, au choix, de recevoir ou de refuser, est, depuis devenu un « droit pour soi » ainsi qu’en témoignent tous les moyens pour l’obtenir en contournant la nature et la relation nécessairement singulière entre un homme et une femme (banques de sperme, dons d’ovules, procréation médicalement assistée, mères porteuses, etc).
L'être comme corps, objet plastique de désir ou d'expoitation.
En caricaturant : si l’équation femme = mère au sauté, aujourd’hui les femmes sont prises par une autre injonction, être « désirables », c’est-à-dire plastiquement parfaites selon des normes esthétiques internationales et « jeunes ». Une tendance qui gagne de plus en plus les hommes et les enfants (on pourrait presque parler d’une pédophilie ambiante, avec, par exemple, le phénomène des « little miss »).
Uniformisation des formes
Comme pour les corps, l’esthétique mondiale tend aussi à s’uniformiser via l’architecture et les marques transnationales (on retrouve à Prague les mêmes aménagements et le même mobilier urbains, et les mêmes pubs, qu’à Marseille). Une sorte de culture « hors sol » imposée partout. Quel impact sur les esprits ?
Jeunisme, nouveauté, court-termisme
En 1968, pour la première fois, la jeunesse s’est érigée mondialement comme une sorte de classe sociale à part entière, en quelque sorte comme un pouvoir et un modèle, au point que toutes les sociétés occidentales ont littéralement renversé leur sens de la transmission suivant le principe du « plus c’est jeune, mieux c’est ». (Le « jeunisme », pour rappel a toujours été promu par les régimes totalitaires. Une réflexion intéressante à ce sujet : ici).
En grossissant le trait : ce ne sont plus les vieilles sagesses, ni les traditions, ni les anciens, ni les méthodes éprouvées (c’est-à-dire les exigences de la transmission) qui inspirent « l’esprit du temps » : jeunisme, nouveauté, et court-termisme ont pris leur place. D’où la prolifération de « parents » de remplacement, coachs, experts, etc.
La vieillesse et la mort occultées, repoussées ou vaincues ?
A l’autre bout des âges, quelle place pour les vieux ? L’éclatement des familles a créé des « maisons de retraite » pour « personnes âgées » ainsi mises en marge de la vie sociale (sauf dans les sphères du pouvoir).
Mais ces « maisons » ont un coût et, par exemple, l’Allemagne délocalise ses « vieux » à l’étranger, tandis qu’en France on commence à voir des vieux mis à la porte de leur maison de retraite pour défaut de paiement. En même temps l’euthanasie devient une pratique institutionnalisée, et parce qu’elle coûte moins cher et prend moins de place, la crémation hygiéniste des corps se banalise.
L'âme et l'Esprit : culture ou marchandisation ?
Qu’à la croisée de l’informatique, de la robotique, de l’auto-expérimentation psychique par voie chimique, et de l’exploration psychique de l’agonie et de l’au-delà, l’Homme se soit mis sérieusement à l’étude de son cerveau et de son âme semble on ne peut plus logique. En gros, il en a découlé trois phénomènes sociaux.
- 1- La manipulation délibérée, rationnelle et massive des esprits à des fins marchandes (ou de pouvoir) via le neuro-marketing et certains types d’émissions télévisuelles, jouant sur le pulsionnel. Nos deux pulsions de base (vie et mort) ont ainsi été banalisées, normalisées - donc désacralisées- et utilisées pour « capter les esprits » et vendre.
- 2- C’est bien souvent après avoir réussi à régler leurs contentieux avec les vivants que les agonisants-résistants d’E.Kubler Ross parvenaient à « lâcher » et à mourir. Autrement dit, leur psyché - ou âme – de nature essentiellement relationnelle-, était l’agent d’une bonne mort. Aussi l’euthanasie comme acte réclamé, n’a eu aux yeux d’E.K.R. de véritable portée qu’une fois l’acceptation atteinte. Non avant. Or, ce « travail » de la conscience peut, ainsi que l’affirmait déjà C.G. Jung, se faire bien avant l’heure de mourir. De ces recherches ont découlé le développement tous azimuts de nouvelles formes de thérapies psycho-énergétiques, si ce n’est psycho-techniques visant à la fois un « nettoyage » des mémoires négatives (y inclus cellulaires) issues de la généalogie, de l’enfance, des traumas vécus, ou du « karma », et un développement de la conscience.
- 3- Un mélange de ces deux phénomènes au travers une culture massive et de plus en plus normative du « bien-être » ou bon jouir de soi, évacuant la conscience relationnelle (donc politique) - au profit d’une « positivité personnelle » conquise par la pratique du « sain » (manger bio, pratiquer la relaxation, la visualisation positive, etc).
Résultat : des questions radicales….
Reprenons tout ceci autrement : on n’est pas libre de ce dont on n’est pas conscient.. La liberté va avec le dévoilement.
Mais une fois épuisé, maîtrisé et manipulable, le champ pulsionnel de base – sexe et mort – qui, jusque-là sacralisé partout, était à la fois source d’interdits et donc de désirs redoublés - que reste-t-il d’exaltant ? Une fois les défis liés à la distance et ceux liés à la mémoire gérés par des machines, que reste-t-il à conquérir ?
Le temps ? Son appropriation est en cours depuis les années 30 et touche le vivant depuis les années 90 et on est en passe de pouvoir très très bientôt vivre 1000 ans (ici).
Super !
Mais pour vivre quoi ?
La « vampirisation » des autres et du monde et la « mise au pas » des peuples, au profit de quelques-uns ? Supposons. Mais, côté dominants, pour quoi faire ?
Le « bon jouir de soi » ou bien-être (par nature a-relationnel ainsi que vu plus haut) ? Pas folichon… Pour se distraire à vie ? Pas folichon non plus…
Si une fois libérées de leurs cadres sociaux, les pulsions et les « fatums » (aventures d’un soir ou multiples, grossesses non désirées, maladie, mort, distance géographique, mémoire, possession…), perdent leur attrait, leur pouvoir de fascination et leur « sacralité », quel goût aurons-nous pour la vie ?
Saurons-nous nous donner des horizons attrayants ? Lesquels ?
S’aimer ? C’est-à-dire ? (Quid du face-à-face aujourd’hui ?)
Croître en conscience ? C’est-à-dire ?
Replacées dans la perspective de long terme qui est la leur, le basculement des transcendances en cours depuis les années 60 nous pose vraiment des questions radicales, si ce n’est inédites puisque, pour la première fois, elles concernent tous les terriens (et non quelques isolés) - donc le vivre ensemble -, et sont accompagnées de moyens techniques inédits.
En cela, l’auteur de l’article ici résumé, rejoint les pistes de réflexion ouvertes par P. Sloterdjic, sur le « Tu dois changer ta vie » et les anthropotechniques, dont voici une brève approche : ici.
Résumé effectué par Amada avec l’accord d’Astro Popote (tous droits réservés).
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