Avec Sarkozy, tous ensemble, le nez sur le guidon
Les philosophes les plus lucides, doués d’un esprit puissant et fort, ont évoqué l’aliénation de l’homme dans le monde technique et bureaucratique. Hegel le premier a pressenti ce phénomène humain (quoique Goethe ait déjà tracé quelques linéaments des activistes à l’esprit rationnel et pragmatique), puis Marx, Nietzsche, Jünger, Broch et d’autres ont apporté de précieuses précisions. Chacun a compris, conçu, expliqué l’aliénation en fonction de son époque et de sa compréhension personnelle de ce qu’est ou pourrait être un esprit non aliéné qu’on appellera, faute de mieux, un esprit libre.
Mais au fait, qu’est-ce qu’un esprit libre ? Si on est moderne et néoplatonicien, on pense aux trois hypostases incarnées, le corps, l’âme, l’intellect, que l’on traduit par corps agissant, volonté, esprit. La volonté est ce qui détermine le corps à opérer. L’esprit est ce qui éclaire la volonté et, parfois, raisonne sur des choix, tout en orientant l’existence. J’aurais tendance à dire d’un esprit qu’il est libre lorsqu’il est chargé de contenu, d’Idée, de valeurs, de sens. Et comme l’existence est dans le temps, alors être libre, c’est par essence être ouvert à la connaissance du monde, afin d’accroître le contenu de cet esprit illimité. Par opposition, un esprit aliéné est refermé, imperméable à ce qui trouble son habitude, doté en quelque sorte d’œillères pour ne pas voir ni entendre d’autres voix, d’autres opinions, d’autres vécus, d’autres sens.
Voici une allégorie pour expliciter les œillères de l’esprit.
Nous savons qu’il existe deux manières de conduire une automobile. L’individu A (Ayrton) est défini comme ayant les yeux sur le volant ; l’individu R (René) porte un regard sur le paysage tout en conduisant. Comparons alors les deux styles de conduite. Ayrton est pressé, concentré au possible, il évalue avec une précision sans faille les positions et les vitesses des autres véhicules dans les rues de la ville qu’il parcourt en essayant de se faufiler, à droite, à gauche, accélérant en anticipant le passage des feux tricolores à l’orange. Car Ayrton connaît les moindres détails de sa ville, les rues de traverse, les bouchons, le réglage des feux. Une fois sorti des zones urbaines, il emprunte les routes départementales, fonçant à vive allure pour rejoindre les plages de l’Atlantique. La vitesse élevée lui impose une concentration irréprochable, surtout lorsqu’il double les automobiles et poids-lourds le précédant, le pied au plancher, surtout si un véhicule se présente dans la direction opposée. Ayrton est accompagné de sa femme mais tout au long du parcours, il n’a que peu d’occasion de converser avec celle-ci tant sa conduite demande une attention soutenue. Evidemment, son trajet est écourté. Arrivé à Montalivet, il regarde sa montre, satisfait du temps mis pour rejoindre son lieu de villégiature après avoir quitté le centre-ville de Bordeaux. C’est certain, la conduite sportive lui a procuré quelques plaisirs.
Observons René effectuer le même déplacement. Sa conduite est calme mais concentrée. Il suit tranquillement les véhicules qui le précèdent. On dirait presque qu’il conduit en pilote automatique, ce qui lui laisse le loisir d’observer la ville, ses commerce, la tenue des piétions, scrutant l’impact de la mode sur les jeunes femmes et celles d’âge mur. Il est midi, l’occasion de prendre connaissance des informations. Une fois sur la route du bord de mer, René, bien que concentré sur d’éventuels obstacles, ou de fautes de conduite d’un automobiliste, converse avec sa compagne, commentant les actualités ou l’entretenant de sujets divers. Il prend plaisir à écouter les œuvres proposées par Radio classique ou France musique. Observe le paysage. Constate l’état de la végétation, contemple cette luminosité spéciale et les formes baroques des nuages se découpant dans le ciel. Il ne fait pas d’excès de conduite, évitant de doubler sauf si nécessaire. Il mettra une demi-heure de plus qu’Ayrton pour effectuer le même parcours et, sans doute, son esprit se sera plus enrichi que celui de son homologue qui, de son propre chef, a choisi de foncer le nez sur le guidon et de ce fait, obligé de se mettre des œillères à l’esprit qui du reste, sont devenues invisibles, telles des prothèses spirituelles implantées par le pragmatisme et l’habitude. René quant à lui parvient à réaliser qu’il peut se mettre des œillères lorsqu’il lui prend l’envie de conduire le nez sur le volant. Mais il sait se contrôler. Arrête ton char, René, dit-il en pensant à quelques émotions poétiques.
Cette allégorie a permis, je l’espère, de tracer un style d’existence et d’individu à travers la Figure d’Ayrton qu’on retrouve dans le domaine du travail mais aussi des loisirs. On se gardera d’être manichéen au point de séparer les gens entre ceux qui ont des œillères et ceux qui sont ouverts d’esprit. Ce sont deux Figures limites qui, selon le dosage, caractérisent les styles de vie dans notre univers technique. Indéniablement, vous aurez reconnu Sarkozy à travers la figure d’Ayrton, un Sarkozy qui selon les dires de Mitterrand, était dans le gouvernement Balladur un jeune homme nerveux, semblant préoccupé de ce qu’il devrait faire la minute suivante. Bref, un politicien qui, à l’instar du conducteur le nez sur la route, scrutant le prochain virage à amorcer ou le véhicule à doubler, après avoir dépassé le précédent, cherche une action à entreprendre sitôt la précédente affaire réglée.
Cette Figure le nez sur le guidon, on la trouvera chez le scientifique de laboratoire qui détermine son plan d’expériences en vue de maximiser les publications et positionne sa stratégie de publications et de recherche en vue de gravir les échelons d’un plan de carrière qu’il faut dépasser chaque année, à l’instar d’Ayrton qui double les véhicules. Les cadres, dans une administration ou une entreprise, ont également un peu de cette Figure en eux. Ce trait est connu. On les a appelés depuis des décennies les carriéristes. Ce sont parfois de bons exécutants, ou alors des loups affamés de puissance. Avoir le nez sur le guidon n’est pas une mauvaise chose en soi. C’est même indispensable. Il est préférable que le pilote d’avion ou le chirurgien aient les yeux rivés sur l’instrument pendant qu’ils ont en charge de délicates manœuvres. La concentration est nécessaire dans un monde hypertechnique. Mais être un homme accompli, c’est aussi savoir, en d’autres circonstances, ouvrir son esprit et ne pas se laisser imposer la voie par des œillères inutiles, héritées de cette avidité de puissance, de vouloir dépasser l’autre, d’agir, de calculer, d’obtenir des résultats rien que pour le résultat.
Sur le plan social et politique, le nez sur le guidon, c’est le mode opératoire technique et pragmatique qui a déteint sur les personnes et les comportements. Cela renvoie à un mode de gestion gouvernemental obsédé par les feuilles de route et la gestion comptable, un mode de direction de l’entreprise dévié dans le sens d’une compétition farouche et excessive, suicides à la clé, ou dans bien des cas, le comportement calculé des notables locaux soucieux de leur prébendes, de leur réélection. Le pragmatisme est la doctrine d’un système productif mettant à contribution des pilotes dotés d’œillères spirituelles. Les dirigeants du système ne voient que l’efficacité et ne prennent en compte l’humain qu’à travers son employabilité, son utilisation, ses compétences techniques, que ce soit pour un joueur de foot, un scientifique ou un communicateur. Le conducteur qui a les yeux sur le volant ne voit que des automobilistes sur la route, des véhicules qu’il veut doubler et qui le gênent, pas des humains. Il n’observe pas les détails du paysage, les gens, cela ralentirait sa course. Peu à peu, les politiciens ont pris ce pli, avec les administrateurs et les gestionnaires.
La grande entreprise de débroussaillage technique trace son chemin dans cette forêt humaine ; qui devient son obstacle : vieux, assistés, chômeurs ; ou qui la sert avec joie et le nez sur le sécateur. Il ne fait pas bon être non employable dans ce système. Il y a-t-il une clairière (Litchung) au bout ? Une éclaircie du destin, une parousie sociale ? Oui, surtout pour ceux qui n’ont pas la charge de labourer le réel et sont aux postes de commande, et encore... Mais qui sait si le système ne rencontrera pas l’homme de la forêt, non pas celui du Walden de Thoreau mais le Rebelle du traité de Jünger, l’homme libre du XXIe siècle. Ainsi sera la résistance, ainsi fut cette même résistance ; avant et après le 6 mai 2007.
C’est là la question essentielle. Le pragmatisme mondialisé, fatalité ou bien une alternative à construire ? Le pragmatisme, une nécessité pour gérer au mieux les capacités techniques humaines ou bien un chemin vers le désert du nihilisme matérialiste ? Le nouveau doublet subjectif associe autant qu’il oppose le nez sur le guidon avec les œillères de l’esprit et la tête dans les étoiles avec l’ouverture contemplative. C’est ce qu’on appelle une clé métaphysique déclinée en schème anthropologique. La politique saura-t-elle se rendre maître de cette clé et, si oui, quelle est la formation qui a vocation à s’en charger, la droite, la gauche ou le centre ?
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