Avortement dans la Constitution : une mesure liberticide sous couvert d’avancée sociétale
- ©Sebastien Muylaert / MAXPPP
Dès sa campagne électorale de 2022, Emmanuel Macron avait annoncé son souhait d'inscrire le droit à l'avortement dans la Constitution. Le 24 novembre 2022, les députés avaient adopté à une très large majorité une proposition de loi constitutionnelle en ce sens ; les sénateurs s'y sont rangés à leur tour ce 28 février 2024, après un premier vote resté sans suite en février 2023. Conformément à la procédure constitutionnelle, ce vote favorable par la chambre haute de la République ouvre la voie à une adoption définitive du projet par le Congrès (réunion des deux chambres législatives), convoqué par le Président pour le lundi 4 mars. Sauf surprise majeure, le projet sera donc adopté, la droite et "l'extrême-droite" refusant de s'y opposer par électoralisme.
Avant de poursuivre, l'honnêteté envers les lectrices et lecteurs nous enjoint d'affirmer qu'en effet nous n'avons guère de sympathie pour l'interruption volontaire de la grossesse, du moins lorsqu'elle est pratiquée sans raison autre que la convenance personnelle. L'objet du présent article ne consiste cependant en aucun cas à médire des femmes qui y ont recours ou à dresser un réquisitoire sur ce sujet de société dont nous comprenons fort bien qu'il suscite une pluralité d'opinions. Il s'agira plutôt d'analyser politiquement la démarche du Gouvernement et d'expliquer en quoi celle-ci est à la fois démagogique et autoritaire, au-delà de toute considération idéologique. Par souci de vérité et, encore une fois, d'honnêteté, nous préférerons néanmoins employer le terme "avortement" plutôt que son euphémisme acronymique "IVG", qui lui ôte sa charge sémantique et transforme en simple formalité administrative un acte dont toutes les sensibilités peuvent au moins s'accorder à reconnaître qu'il n'est biologiquement et psychologiquement pas anodin pour les femmes concernées.
Cette mesure, qui répond en apparence à un lobbying de longue haleine des associations féministes, est officiellement motivée par le contexte international qui voit un retour en force des mouvements conservateurs et un "recul" du droit à l'avortement. Dès octobre 2022, la Cour Suprême étasunienne avait ainsi statué que la politique face à l'avortement était une prérogative des États fédérés et non de l'État fédéral, au grand dam des Démocrates, ce qui a permis à plusieurs États (Texas, Alabama et Missouri entre autres) de le limiter plus ou moins radicalement. La Pologne avait également restreint fortement l'accès à ce droit, le cantonnant aux cas les plus graves (viol, danger de mort pour la mère, minorité) et des voix s'étaient également élevées en Hongrie et en Russie (déjà confrontée à une crise démographique) pour limiter, voire interdire cette pratique. Les associations féministes françaises étaient alors montées au créneau pour réclamer que ce droit soit inscrit dans la Constitution française afin qu'il ne puisse pas être remis en cause en cas d'alternance politique. Officiellement, ce projet soutenu par la majorité et par Macron en personne constitue donc une réponse aux inquiétudes de ces associations et personnalités féministes. Dans les faits, le Président avait déjà fait état de sa volonté dès janvier 2022, en pleine campagne présidentielle. Lors d'un discours devant le Parlement Européen, prononcé le 19 janvier 2022, il avait ainsi annoncé son souhait d'inscrire le droit à l'avortement non seulement dans la Constitution française, mais aussi dans la Charte des Droits Fondamentaux de l'UE.
Que cache alors cette apparente politique progressiste ? Pour répondre à cette interrogation, il nous semble tout d'abord important de situer le retour en force de ce projet – mis en sourdine depuis le vote du Sénat en février 2023 – dans le contexte politique actuel, non pas international, mais national. Un esprit candide pourrait s'étonner que le Président s'occupe de sujets sociétaux quand des guerres éclatent aux portes mêmes de l'Europe et que la situation économique – déjà précaire – des Français menace de se détériorer davantage. Comme l'on disait à Rome : De minimis non curat prætor (le chef ne traite pas des choses minimes). La chose est d'autant plus étrange que de la droite classique jusqu'à l'extrême-droite zemmourienne, aucune force politique électorale n'appelle à la remise en cause de ce droit. Les seuls mouvements anti-avortement en France sont des groupes national-catholiques marginaux comme l'Action Française, Égalité et Réconciliation, Civitas (désormais dissout) et quelques autres groupuscules qui n'ont aucune influence et ne briguent d'ailleurs aucune élection puisqu'ils ne reconnaissent pas la légitimité du régime républicain, ni l'utilité du vote– ce qui, entre nous, n'est peut-être pas si bête. L'inscription de l'avortement dans la Constitution apparaît dès lors comme un geste purement symbolique qui ne changera rien à ce droit, de même que le supprimer ne changerait rien à sa pratique.
En vérité, c'est précisément dans le contexte actuel que la Macronie a besoin de cette loi. À l'heure où la majorité est en proie à de graves dissensions et qu'une partie de l'opinion publique et des médias taxent le Gouvernement de "droitisation", notamment sur les sujets sécuritaires et migratoires, l'inscription du droit à l'avortement dans la Constitution apparaîtrait comme une main tendue de l'exécutif tant à l'aile "progressiste" de son propre camp qu'à un électorat de gauche refroidi par certains aspects radicaux de la NUPES et susceptible de basculer sous l'escarcelle macroniste au nom de préoccupations sociétales (dont on sait la place omniprésente qu'elles occupent chez cet électorat, a fortiori chez les jeunes). Après s'être attiré les faveurs des électeurs de droite par des démonstrations de force aussi excessives que ridicules (arrestations mises en scène d'élèves perturbateurs dans les écoles en sachant fort bien qu'ils ne seront jamais condamnés, discours martiaux sur une immigration qu'ils ne peuvent de toute façon plus contrôler, soutien à un État colonisateur qui bombarde des civils), il est naturel qu'ils cherchent à présent à cajoler le "peuple de gauche".
Faut-il cependant exclure totalement la portée idéologique de cette mesure ? Rien n'est moins sûr. Emmanuel Macron a toujours clamé sa vision progressiste des sujets sociétaux. L'on se souvient ainsi qu'en 2021, il avait qualifié d' "aboutissement majeur" l'adoption de la PMA pour toutes par le Parlement. Une autre de ses phrases a eu moins de résonance puisqu'elle a été prononcée à la fin du mois de janvier 2020, en plein début de pandémie. Pour célébrer les trente ans de la ratification de la Convention des Droits de l'Enfant, le président avait alors invité à l'Élysée les représentants de plusieurs associations de défense des enfants, dont la présidente des AFC (Associations Familiales Catholiques), à laquelle il avait rétorqué lors d'un échange sur la famille : "Votre problème, c'est que vous croyez qu'un père est forcément un mâle". L'on notera l'usage du mot "mâle" plutôt que celui d' "homme". Un simple anglicisme ou le signe d'une vision déshumanisée de la masculinité ? Quoi qu'il en soit, Emmanuel Macron est un libéral-progressiste assumé, sincèrement convaincu que l'abolition de la vision traditionnelle des genres et de la famille est le Bien, et désireux de mener le peuple vers cette utopie sans appartenances, fût-ce contre son gré. Dans un ouvrage fort intéressant intitulé L'Esprit du macronisme, la philosophe Myriam Revault d'Allonnes avait dégagé les traits de personnalité majeurs du nouveau président, dont son ambition d'être un "législateur" à l'instar d'un Moïse ou d'un Lycurgue : non seulement d'assurer le respect des lois, mais d'établir celles-ci pour les générations futures, dans une vision de long terme. Il est à noter que si Emmanuel Macron a fait preuve d'une versatilité artistique sur nombre de sujets (économie, diplomatie, immigration) au gré des sondages et des conjonctures politiques, il a observé une constance infaillible, quasi religieuse, sur les sujets sociétaux où il affiche sans fards une vision progressiste assumée, oubliant sa cautèle et son consensualisme habituels.
C'est que les sujets dits "sociétaux" sont méta-politiques. Il ne s'agit pas de politique au sens d' "affaires courantes de la cité" (comme c'est le cas, par exemple, de l'économie ou de l'aménagement du territoire), ni même au sens de "politique politicienne" (jeux de pouvoirs). Le sociétal est ce qui définit l'essence même d'une société, la vision que les personnes y ont d'elles-mêmes et de l'Autre, à travers les divers aspects fondamentaux de la vie que sont l'individu, le collectif, la famille, la tradition, le corps, la mort, la sexualité, le sacré, etc. Si le président Macron s'inscrit dans la ligne classique d'un progressisme républicain où le législateur doit précéder et guider l'opinion (Giscard pour l'avortement, Mitterrand pour l'abolition de la peine de mort, Chirac pour la repentance mémorielle), sa particularité réside dans sa volonté de disruption. Ses prédécesseurs, malgré toutes leurs mesures progressistes – du droit de vote des femmes au mariage gay – n'avaient jamais eu pour but de "refonder" le pays et de le modeler selon leurs définitions du Bien ; même de Gaulle, dont on connaît l'égo démesuré, n'était pas allé aussi loin. En cela, Macron fait preuve d'une originalité qui toutefois n'en est pas vraiment une, puisque les révolutionnaires jacobins, fondateurs de notre régime républicain, avaient déjà à cœur de "régénérer la France", selon les propres mots de Barrère et Fouché, ardents défenseurs de la déchristianisation et d'un universalisme libéré de toute appartenance. Diplômé en philosophie, disciple de Ricoeur et admirateur de la Révolution française (son premier essai politique, publié en 2016, s'intitulait d'ailleurs Révolution), Emmanuel Macron considère également qu'il faut "déconstruire notre histoire", ainsi que nos traditions et jusqu'à notre vision de la famille, afin de faire advenir le "nouveau monde" utopique des Lumières dont il se pense l'éclaireur, en président-philosophe. L'avortement, qui confère symboliquement un droit sur la vie à la femme et renverse donc l'équilibre traditionnel des genres, constitue dès lors l'une des étapes clés de la déconstruction dans cette vision progressiste. L'autre versant majeur de ce projet de "refondation" est constitué chez Macron par l'immigration massive, qui, hors de tout jugement de valeur, bouleverse le paysage démographique et le substrat culturel du pays. C'est ainsi que dans une interview accordée au Parisien en 2023, le Président avait annoncé son désir de lancer une "politique de peuplement" visant à repeupler les campagnes françaises par l'apport migratoire.
Revenons à une interrogation plus concrète. L'on a pu entendre parmi les (rares) opposants à la constitutionnalisation de l'avortement que celle-ci serait "anti-démocratique" faute de recours au référendum. En vérité, c'est tout le contraire. Si la démocratie a été inventée (en tant que mot et en tant que régime) par les Athéniens antiques, sa signification a beaucoup évolué. La définition actuelle de la démocratie n'est plus celle de citoyens réunis en assemblée et délibérant des lois que les élus seraient uniquement chargés de faire appliquer. La "démocratie libérale" à l'occidentale est au contraire représentative : une élite cultivée et forcément progressiste (un.e ho.fe.mme de culture ne saurait être conservat.eur.rice !) ayant pour mission de mener les masses vers un Bien dont elle est dépositaire ; quitte à outrepasser les volontés de celles-ci et à fouler aux pieds leur expression si elles ont mal voté. En cela, Macron s'inscrit dans la droite ligne de la vision élitiste et progressiste de la démocratie, telle qu'elle est pratiquée en Occident depuis 1945 : cette date n'est d'ailleurs guère anodine, puisqu'elle marque dans la mythologie moderne la victoire du Bien, dont les élites occidentales se considèrent les continuateurs – l'une de leurs missions consistant à empêcher un éventuel retour du Mal (fût-ce en pratiquant la répression et le mensonge). Dès lors, ceux qui ne reconnaissent pas leur légitimité à dominer sont allègrement assimilés à ce Mal et diabolisés. De ce point de vue, le coup d'état judiciaire sur l'immigration et la constitutionnalisation de l'avortement sans l'aval du peuple sont parfaitement démocratiques, selon le sens dévoyé qu'a pris ce terme : puisqu'il ne consiste plus à interroger le peuple sur les décisions à prendre (démocratie antique), mais plutôt à le mener vers le Bien, dont les élites savent mieux que lui où il se situe (démocratie moderne).
Plutôt qu' "antidémocratique", il nous semble plus à propos d'affirmer qu'un changement constitutionnel sans le recours au peuple est anti-populaire. Même si, d'après l'IFOP, 81% des Français seraient favorables à cette constitutionnalisation, nous pensons que l'empirisme sondagier n'est pas forcément un conseiller fidèle, et que le meilleur moyen d'en vérifier le postulat est encore de le soumettre au jugement des urnes. Or, dans notre République, le seul fait de réclamer que le peuple ait voix au chapitre sur une loi qui concerne la définition même de la vie et de la personne humaine, cela est baptisé du charmant nom de "populisme", lequel constitue une assimilation au Mal susmentionné, et donc un anathème laïc qui exclut son destinataire de la fenêtre d'Overton et, partant, de la parole publique.
Et pourtant, cette mesure est bien une violation – assumée ! – de la souveraineté populaire. Il s'agit selon les propres mots du Président de "rendre le droit à l'IVG irréversible", soit de faire en sorte qu'il soit inabrogeable quelle que soit la majorité dégagée par les élections, censées être l'expression de la volonté souveraine du peuple. Si l'avortement est constitutionnalisé, tout changement éventuel quant à son statut de droit constitutionnel requérrait non seulement une majorité dans les deux chambres législatives, mais encore un vote du Congrès à raison de trois cinquièmes des parlementaires. Faute d'une telle conjoncture, très rare dans notre système parlementaire, même un Président plébiscité par les Français dès le premier tour et disposant d'une majorité absolue à l'Assemblée nationale serait impuissant à y apporter la moindre modification. Le sujet de l'avortement à proprement parler devient ici secondaire, puisqu'il il n'est question de rien d'autre que de prendre en otage le Système et d'empêcher que le peuple ou ses représentants puissent revenir sur une mesure adoptée par la majorité actuelle, et ce quelles que soient les conjonctures politiques ou le paradigme moral dominant à l'avenir. Cela équivaut à assujettir les générations futures à la vision des dirigeants actuels.
La chose la plus dramatique dans ce spectacle est sans doute de constater que la liberté meurt sous les applaudissements d'une jeunesse et d'un public féminin hypnotisés par le progressisme et s'esbaudissant de ce qu'on leur présente comme une "avancée historique" (alors qu'encore une fois aucune force politique ne remettait ce droit en cause). Quelles que soient nos convictions sur le sujet de l'avortement, nous devrions tous nous préoccuper en tant que citoyens et citoyennes du verrouillage législatif qu'implique cette révision constitutionnelle. S'il concerne aujourd'hui l'interruption de la grossesse, qui sait si demain il ne sera pas question d'user des mêmes procédés pour ôter au peuple un acquis social, une liberté politique, ou même revenir sur la limitation à deux mandats présidentiels ? Avez-vous dit "complotisme" ? Ce n'était qu'une simple supposition, mais à l'heure où de nombreux ténors de la majorité adjurent le président de briguer un troisième mandat et où les médias font monter une petite musique en ce sens dans l'opinion, la chose n'aurait rien d'extravagant. Quoi qu'il en soit, la banalisation de changements constitutionnels hors de la voie référendaire ne peut qu'ouvrir la porte à de futures dérives politiques au détriment du peuple.
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