Bachar est resté, Laurent est parti : il est temps de “comprendre le réel” en Syrie
Talleyrand avait déclaré qu’« [e]n politique, ce qui est cru devient plus important que ce qui est vrai. » En quittant le Quai d’Orsay, Laurent a encore fustigé Bachar, mais en prenant à nouveau quelques libertés avec la réalité. Lors de cet entretien sur RTL, il a notamment souligné « des ambiguïtés au sein de la coalition. Je crois que le président Obama ne veut pas engager de forces importantes là-bas. On a vu ça en août 2013 alors que Bachar avait utilisé l’arme chimique contre son peuple. Le président Obama avait dit que c’était une ligne rouge et que “s’il fait cela, je réagis”. Nous étions prêts à réagir puis il n’y a pas eu de réaction. » Nous allons voir que la réalité est bien plus complexe.
Amer de n’avoir pu renverser le gouvernement syrien, Laurent a également affirmé sur RTL que Bachar avait « la responsabilité principale de 260 000 morts. La moitié de la population a dû quitter son domicile. » Il a ensuite prétendu que l’objectif de la diplomatie française était une « Syrie qui soit libre (…) [où] chacun, quelle que soit sa religion, quelle que soit son ethnie puisse développer ses idées ». Exhortant la Russie à « bombarder Daech », mais sans lui demander de frapper al-Qaïda, il a déclaré que la ville d’« Alep, avec ces centaines de milliers d’habitants, est quasiment encerclée. » Il a finalement admis que la France n’avait pu « faire bouger les choses en Syrie. » Malgré tout, il a estimé qu’il fallait « continuer, continuer. Jaurès a tout résumé : “il faut aller vers l’idéal mais il faut comprendre le réel”. Nous ne sommes pas des rêveurs. »
Or, Laurent semble vivre dans un monde onirique où la propagande se confond avec la réalité, ce qui n’a visiblement pas posé problème aux journalistes d’RTL. En effet, s’ils s’étaient souvenus de cette vieille charte censée régir leur profession, ils auraient d’abord rappelé à Laurent les sérieux doutes sur la culpabilité de Bachar dans les attaques chimiques de la Ghouta, qui furent perpétrées le 21 août 2013 dans la banlieue de Damas. En effet, la responsabilité de ce massacre est attribuée à la « rébellion » par un nombre croissant de sources, dont le prestigieux Massachusetts Institute of Technology, un député turc et un haut responsable du Pentagone – ces deux derniers accusant Recep Tayyip d’avoir commandité cette tragédie afin de susciter une intervention militaire occidentale en Syrie.
Les journalistes d’RTL auraient alors souligné qu’en août 2013, le Département de la Défense s’opposait à un renversement de Bachar, de peur que les jihadistes ne s’emparent de Damas. Ils auraient néanmoins rappelé à Laurent que Barack a bel et bien réagi en contournant les réticences de son état-major. En effet, au lieu de lancer une intervention militaire déconseillée par ses généraux, il a intensifié à partir de septembre 2013 une vaste guerre secrète de la CIA lancée en janvier 2012, et qui avait suscité dès le départ les mises en garde du directeur du Renseignement militaire du Pentagone. Principalement financée par les milliards saoudiens, et impliquant de nombreux acteurs, cette intervention clandestine a eu comme conséquence majeure de renforcer al-Qaïda en Syrie. En effet, selon l’universitaire Joshua Landis, « entre 60 et 80 % des armes que les États-Unis ont introduites [dans ce pays] sont allées à [cette organisation terroriste] et aux groupes qui lui sont affiliés ».
Ils auraient donc rappelé à Laurent que le gouvernement français a diplomatiquement, matériellement et clandestinement soutenu le Front al-Nosra, y compris en décembre 2012 – c’est-à-dire à une époque où Daech faisait encore partie de cette milice d’al-Qaïda avant la scission d’avril 2013. Ils lui auraient alors demandé si ce soutien clandestin à ces groupes extrémistes entrait dans le cadre de la guerre secrète de la CIA citée précédemment, sachant que les services spéciaux français ont entraîné des rebelles « modérés » avec leurs homologues anglo-saxons en Jordanie, en Turquie et en Libye. Ils auraient donc demandé pourquoi l’État français a soutenu des jihadistes, puisque ces fanatiques détestent l’Occident et qu’ils nous ont attaqués en plein Paris l’année dernière.
Ces journalistes d’RTL auraient ensuite rappelé à Laurent que, selon l’OSDH, près de 260 000 personnes ont été emportées par le conflit syrien, dont environ 76 000 civils, c’est-à-dire près de 184 000 combattants. Ils auraient ajouté que, selon les chiffres de l’OSDH publiés en août 2015, le nombre de morts chez les soldats et miliciens loyalistes avoisine les 90 000, ce qui constitue « le bilan le plus lourd » de cette guerre d’après Le Figaro. Ils auraient aussi expliqué à Laurent qu’une majorité des 8 millions de déplacés internes s’est réfugiée dans les zones contrôlées par le gouvernement syrien. Ils auraient précisé qu’à Alep, près de 500 000 personnes vivent sous la protection des forces de Bachar, tandis que les zones de la ville sous contrôle des rebelles « modérés » regroupaient non pas des « centaines de milliers d’habitants », mais seulement quelques dizaines de milliers avant l’offensive de l’aviation russe, des forces régulières syriennes et de leurs alliés. Hélas, ces opérations engendrent inévitablement des morts dans la population civile, comme l’a dénoncé Laurent.
Ils lui auraient donc rappelé que, selon le ministère de la Défense, entre « 1940 [et] 1945, la France [a été] soumise à de considérables bombardements de la part de l’aviation alliée. Avec près de 550 000 tonnes de bombes déversées sur son territoire (sur les 2,7 millions larguées sur le continent européen au cours de la même période), elle [a été], après l’Allemagne nazie, le pays [d’Europe] à avoir le plus souffert des attaques aériennes anglo-américaines. En cinq années de guerre, environ 75 000 de ses habitants [ont péri] du fait de ces raids, des dizaines de milliers d’autres [furent] blessés ou traumatisés et des centaines de milliers d’habitations ou d’immeubles détruits ou endommagés. » N’en déplaise à Laurent et à ses complices, l’intervention militaire de la Russie et de ses alliés vise à libérer ce pays en combattant des organisations jihadistes qui regroupent des dizaines de milliers de combattants.
En effet, les journalistes d’RTL auraient signalé à Laurent que l’état-major français recense 80 000 extrémistes sur les 100 000 rebelles actifs en Syrie, et que l’on peut raisonnablement en déduire qu’en exhortant la Russie à cibler Daech et non l’opposition « modérée », l’ancien locataire du Quai d’Orsay en appelle à épargner des groupes liés ou affiliés à al-Qaïda. Le cas échéant, comme l’a rapporté le Guardian,
« [p]lus de la moitié des combattants rebelles en Syrie qui sont opposés au Président Bachar el-Assad sont favorables aux vues de Daech, selon un important think tank. Le Centre on Religion and Geopolitics a affirmé que les tentatives d’éradiquer Daech en Syrie et en Irak ne mettraient pas un terme à la menace globale que constituent les groupes jihadistes, car des vues extrémistes sont partagées par les combattants syriens de tous bords. Au moins 15 milices – qui comptent en tout 65 000 combattants –, pourraient combler le vide résultant d’une défaite de Daech en Syrie et en Irak (…) Environ 60 % des combattants des factions rebelles en Syrie s’identifient à une idéologie religieuse et politique similaire à celle du groupe terroriste [Daech], toujours selon ce rapport ».
En août 2012, Richard Labévière avait alerté les lecteurs du Parisien sur ce « vrai danger islamiste ». À l’époque, d’après ce spécialiste du monde arabe, « [p]lusieurs milliers d’activistes [avaient] passé la frontière en provenance d’Irak, du Liban, de Turquie et de Jordanie. On ne [pouvait] ignorer que, sur les 10 000 à 15 000 hommes en armes de l’opposition syrienne engagés contre l’armée gouvernementale, de 2000 à 3000 [relevaient] directement de groupes jihadistes revendiquant l’idéologie d’Al-Qaïda. C’est un réel problème pour l’après-Assad. L’après, ce seront les Frères musulmans dans le meilleur des cas. Ou les salafistes dans le pire des cas, avec ce slogan que j’ai personnellement entendu à la sortie des mosquées de la ceinture sunnite de Damas au printemps dernier : « Les alaouites dans la tombe, les chrétiens à Beyrouth ! » C’est pourquoi les journalistes d’RTL auraient demandé à Laurent s’il ne prend pas ses concitoyens pour des imbéciles lorsqu’il affirme que l’objectif de l’État français est une « Syrie qui soit libre (…) [où] chacun, quelle que soit sa religion, quelle que soit son ethnie puisse développer ses idées ». Mais finalement, qu’importe la réalité lorsque l’on gagne des milliers d’euros en questionnant passivement des dragons déguisés en chevaliers blancs ?
Dans le « réel » de Laurent, le prix Nobel de la paix est mérité si un accord écologique aura des résultats concrets dans plusieurs siècles. En effet, il déclara dans cette même émission d’RTL que si le texte de la COP 21 « est respecté », cela voudrait « dire que la planète restera vivable dans les siècles qui viennent, c’est mineur (…) mais enfin, c’est quand même assez important ». Or, il semblerait que cet accord soit bien trop irréaliste pour être applicable, ayant même été qualifié par des experts compétents de « schizophrène » et de « trop ambitieux ». D’ailleurs, la Cour suprême a récemment offert un « mauvais cadeau de départ » à Laurent, puisqu’elle a rendu « une décision qui empêchera Washington d’appliquer l’accord de la COP21 ».
Fier de l’impossible succès de ce texte, Laurent demande à être récompensé du prix Nobel de la paix, lui qui a mis en péril nos relations avec la Russie dans l’affaire des Mistral, qui a tenté de saboter un accord nucléaire avec l’Iran pourtant souhaité par Barack, qui a appuyé le Front al-Nosra jusqu’aux Nations Unies, et qui a maintenu d’excellentes relations avec les principaux soutiens étatiques du fléau jihadiste – ayant eu le cynisme de déclarer en juillet 2015 que « [n]ous nous tenons aux côtés de la Turquie dans ses efforts pour la protection de sa sécurité nationale et dans son combat contre le terrorisme. La France et la Turquie sont du même côté dans le cadre de la coalition internationale engagée contre le groupe terroriste EI. » En vérité, le gouvernement de Recep Tayyip prétend combattre ces extrémistes tout en exterminant les Kurdes. Et pour citer Éric Leser, « sans la Turquie, Daech n’existerait pas ». Le Quai d’Orsay pouvait-il l’ignorer ?
Comme l’a pertinemment écrit Hadrien Desuin, Laurent « a finalement excellé dans les domaines qui ne le concernaient pas : l’écologie, la promotion du tourisme, les exportations industrielles et même la gastronomie. Grand communicant mais petit diplomate, Laurent (…) a glissé lors d’un cocktail d’adieu aux journalistes “laisser une Rolls Royce” à son successeur. La carrosserie est rutilante en effet mais le moteur est en panne. Astiquer les chromes pendant quatre ans ne sert à rien quand on a pas pensé à faire le plein d’essence. » J’ajouterais à cette conclusion une autre citation de Talleyrand : « Si les gens savaient par quels petits hommes ils sont gouvernés, ils se révolteraient vite. » Fort heureusement, à RTL et ailleurs, les plus riches détenteurs du « quatrième pouvoir » veillent à ne pas trop écorner la légende de leurs amis « chevaliers blancs », qui aiment la Syrie au point d’avoir soutenu des jihadistes pour la « libérer ».
Maxime Chaix
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