Ben Hur vs Valerian : l’artifice et le simulacre
Hier, j’ai vu Valerian au cinéma (version 3D) avec mes enfants et dans la foulée, de façon étrange , j’ai visionné avec eux sur mon Home cinéma Ben Hur (William Wyler 1959). Ce type de cinéma populaire rentre dans le paradigme hollywoodien du grand spectacle à vocation universelle. Force est de constater qu’à un double niveau de lecture, idéologique et proprement cinématographique, tout les oppose ou presque.

Ben Hur est une épopée biblique, un récit mythologique porteur de toutes les valeurs traditionnelles américaines : individualisme, nationalisme exacerbé, patriarcat et religiosité assumée. Le récit tiré d’un roman de 1880 - au fond une simple trame westernienne très riche en dilemmes moraux - se déroule de façon claire et linéaire. Judas Ben Hur est un noble juif trahi par un ami dont il cherchera à se venger. Il trouvera la rédemption en croisant deux fois la route de Jésus Christ. L’idéologie de Ben Hur est proprement conquérante car il n’y a pas de second degré : les personnages sont ancrés dans leur propre réalité, des identités particulières absolument exclusives de toutes autres. Mais ce qui rend passionnant le film est que l’ambiguïté des personnages s’immisce partout et pervertit un message biblique édifiant dont il est peu probable que le scénariste Mark Tunberg - à la filmographie imposante mais insignifiante - en soit l’artisan[1]. Qu’importe au fond, les films hollywoodiens de l’époque sont d’abord des œuvres collectives. Quoi qu’il en soit, Judas Ben Hur est un noble tiraillé par ses valeurs de non-violence et son désir de vengeance. Entier, il refuse toute romanisation, aussitôt assimilée à la corruption des âmes, à l’image de celle de son ami d’enfance Messala devenu un tribun despote et cruel. Une vieille idée - toujours d’actualité dans les milieux conservateurs - prévaut : la civilisation, la cité (Rome) corrompt. S’il accepte de devenir un des fils adoptifs du Romain Quintus Arrius dont il sauve la vie, il refuse la citoyenneté romaine. Le discours est clairement anticolonialiste et - savoureux paradoxe ! - ouvertement sioniste : le peuple juif, élu de Dieu, est à part et doit se libérer du joug romain pour fonder une nation. Ici les cultures sont présentées comme irréconciliables, à rebours de tout ce que les historiens disent de l’acculturation des élites autochtones dans les provinces romaines. Pourtant, le début du film, qui nous montre Messala et Ben Hur fraterniser, montre que ce dernier est tout aussi romanisé que le premier. Ce n’est que par pur esprit filial et communautaire qu’il va s’opposer à l’ordre romain qui, au fond, le fascine. On a d’ailleurs beaucoup glosé sur le caractère crypto-gay des effusions entre les deux « amis », parasitant de fait l’iconique virilité de Charlton Heston. Il est vrai que ce type de cinéma (nous y reviendrons par contraste avec Valerian) magnifie les corps des acteurs qui doivent en premier lieu imprimer la pellicule de leur présence. La simple performance d’acteur est secondaire. A titre personnel, je suis parfaitement d’accord avec le critique Jacques Lourcelles qui considère que le cinéma a été inventé d’une certaine façon pour voir Gary Cooper rentrer dans un saloon. L’action et le charisme des acteurs priment sur tout autre aspect technique. C’est pourquoi ce classicisme aux onze oscars – d’aucuns diront académisme car le film n’est pas un chef d’œuvre – a gardé tout son charme car ce genre de cinéma est aujourd’hui impensable. En effet, ce cinéma américain croit en ce qu’il prétend raconter. Pour reprendre une vieille formule wébérienne, il « enchante » le monde et ce n’est pas tout à fait un hasard si le film se termine par un « vrai » miracle.
Evidence oblige, tout est artifice au cinéma. Les décors sont très imposants, à la fois réels – tout a été construit en studio - et irréel pour l’aspect carton pâte. Ici évidemment point de pixellisation pour les décors et les milliers de figurants. Si l’imaginaire - de tradition orientaliste pour faire court[2]- déréalise à travers l’artifice des costumes et les décors, cela reste un cinéma profondément ouvragé et incarné, à la fois réel dans son rapport aux choses et aux corps mais aussi arrimé à des références culturelles claires et lisibles. Pour le dire vulgairement, la Bible c’est du lourd ! Au niveau de l’action, il en est de même. La célèbre course de char, clou du film, a exigé cinq mois de préparation et 78 jours de tournage. La scène où Ben-Hur est rejeté à l'extrémité de son char et parvient à y remonter, est en réalité un accident imprévu, survenu au cascadeur. Dans ce type de cinéma, quand les cascadeurs tombent, ils tombent vraiment sans câble numériquement effacée pour les retenir. L’élément particulièrement déréalisant ici est le maquillage des blessures dont le sang rouge clair reste typique des productions de l’époque. La chair des véritables héros ne peut être véritablement atteinte alors qu’en réalité neuf conducteurs d'attelages furent sérieusement blessés pendant le tournage. Les héros sont invincibles : Ben Hur survit à trois ans de galère (justement présenté comme un prodige) et sa mère et sa sœur survivent à quatre ans de cachot (un anachronisme total mais nous sommes à Hollywood). Au cinéma tout reste signe mais la matérialité et la richesse symbolique de ce cinéma-là tranche singulièrement avec Valérian. Pourtant les deux films partagent au moins quelque chose : la profonde naïveté de leurs auteurs. Mais l’une enchante et l’autre désenchante. Pourquoi ?
Autant le dire tout de suite, si Luc besson peut être rattaché – et souvent de façon caricaturale – à une tradition hollywoodienne, il est incontestablement un vrai auteur à la différence d’un William Wyler, un habile faiseur tout au plus. Que l’extrême vacuité de ses films ne trompe personne. Un film bessonien est immédiatement reconnaissable. L’indigence des scénarios[3] ne doit pas masquer la récurrence de thématiques très « fleur bleue » - on n’oserait parler de romantisme dans son cas - incarnée par le caractère de ses héroïnes testostéronées et passablement têtes à claques. Féministe Luc Besson ? Passons. Remarquons juste que Valérian est en quelque sorte une version 2.0 du Cinquième élément dont le scénario reste comme toujours une accumulation de clips chocs ou pittoresques, et autant de répliques à la profondeur et à l’humour improbable. Rien ne fait récit, tout est gimmick. Quelle différence avec un vrai conteur d’histoire comme James Cameron dont l’influence d’Avatar est ici flagrante…
Dès le clip de début à la gloire de BNP Paribas, le ton est donné. Alors que Ben Hur peut être perçu comme une ode ethno-nationaliste douteuse, Valérian est une ode à la globalisation tout aussi douteuse. La cité des mille planètes rassemble des milliers d’espèces extraterrestres qui vivent en vase clos quoique dans des écosystèmes séparées. Ils ne sont présentés que comme des consommateurs mais on serait bien en peine de trouver le moindre contrepoint critique. La scène inaugurale montre la rencontre pacifique entre différentes espèces mais cache mal l’impérialisme d’une seule : la notre. C’est une société de classes et spéciste qui plus est : nulle diversité au sein de l’état major, de la meute de touristes décérébrés[4] ou parmi les Aliens qui gèrent la finance[5] (des fabricants de puces électronique !). L’histoire, vaguement fondée sur une histoire de colonisation qui a mal tourné, intéresse peu. Tout est cliché et les Aliens victimes d’un génocide ne sont que des gentils sauvages proches de la nature et exempts de toute corruption : Jean jacques Rousseau et Bougainville, le découvreur des iles paradisiaques de Tahiti, ne sont pas loin. Les rebondissements sont prévisibles de bout en bout. Aucune tentative d’instaurer la moindre tension dramatique. Rien n’atteint les personnages, les péripéties s’enchainant machinalement sans nécessité aucune. Les personnages semblent traverser le film comme des fantômes. Ils sont tous insignifiants, même l’héroïne qui reste bessonnienne jusqu’au bout de ses ongles manucurées. Ils interagissent exclusivement avec leur environnement via des interfaces digitaux comme le ferait n’importe quel joueur de jeux vidéos. Tout est simulacre et chose étonnante chez Besson : même l’amour. A-t-on vu récemment au cinéma une relation amoureuse aussi plate et convenue et débarrassée de toute passion et sensualité qui pourrait jeter le trouble chez le spectateur ? Il n’y a plus de corps qui imprime la rétine, l’individu se réduit à son ADN, clé d’accès à tout interface. D’ailleurs le film - boursouflé visuellement donc insignifiant- ressemble à un film d’animation (ou jeu vidéo) dans lequel on aurait glissé quelques personnages réels. Et encore, les créatures numériques ont paradoxalement plus de consistance que les humains qui pour mieux les intégrer dans leur environnement numérique sont entourés d’un halo bleu et marqué d’un U au dessus de la tête. Mention spéciale à Rihanna, mutante gélatineuse et transformiste, de loin le personnage le plus émouvant du film. Son interprétation dégage une vraie mélancolie mais la scène de sa mort, ô combien signifiante, la montre en train de se changer en sable glissant sur la main d’un Valérian inexpressif. Sa performance contorsionniste ébouriffante (et très pixelisée) n’était qu’un leurre. Le néant est au bout de la route.
Nous avons donc l’impression de parcourir un film complètement transparent à lui-même. D’abord visuellement avec une 3D déréalisante, un moyen si facile pour conjuguer le fond et la forme. Enfin, le film ne se réfère culturellement à rien d’autre que les propres références de l’auteur tout en reflétant incidemment les névroses de l’époque.
Il n’y a plus de réel à la fois dans sa matérialité, sa corporéité ou sa dimension culturelle, ce qui pourrait faire de Valérian un film proprement métaphysique mais débarrassé de toute transcendance. Ceci nous renvoie bien à la prescience de Baudrillard qui fut le premier à saisir que la réalité n’existe plus dans un univers désincarné, constitué uniquement de signes d’où le référentiel a été totalement éliminé. Valerian est la parfaite métaphore d’un monde où les signes se simulent entre eux : hommes machines, idées. Le philosophe Sylvère Lotringer a raison d’y voire un monde profondément ambivalent entre réel et virtuel où le vrai et le faux ne se distinguent plus (les fameuses fake news)[6] et plus grave où une forme d’apathie sociale peut donner forme à des formes virulentes de nihilisme[7]. Cette hyperréalité se trouvait déjà toute entière décrite dans son livre Amérique (1988) que j’avais pu dévorer et comprendre à une époque où je revenais impressionné par mes séjours en immersion dans des familles américaines. Pas de numérique à l’époque. Mais un monde lisse, déculturé, en apparence sans aspérité où règne le cool, le feel good. On se promène en Amérique comme dans un film. Alors que Matrix était un film platonicien (Tout est illusion, la réalité est ailleurs) Valerian est un film Baudrillardien au sens où l’idée de simulacre se trouve magnifiquement (des)incarnée.
Au fait, mes fils ont adoré la course de chars dans Ben Hur… Ouf !
[1] Il est le scénariste entre autres de la Vallée des rois (1954)
[2] Elle en reprend tous les clichés y compris racistes comme la figure de l’arabe fourbe et polygame.
[3] Il signe souvent lui-même ses scénarios, une incongruité à Hollywood, mais on ne connait pas le nom des petites mains.
[4] Mais où est l’ironie présente dans un film comme Wall E par exemple ?
[5] Gardons nous de faire un quelconque parallèle à l’ethnicisation des supposés maitres de la finance au XXème siècle.
[6] L’Obs du 17 aout 2017 p 60
[7] Le terrorisme djihadiste n’en est qu’un exemple parmi d’autres. Tuer en se donnant la mort n’a pas forcément besoin d’habillage religieux. De tristes faits divers nous le rappellent.
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