Bernard-Henri Lévy : le mauvais esprit du judaïsme
N'est pas Chateaubriand qui veut, contrairement à ce que Bernard-Henri Lévy, dont l'ego hypertrophié offusque souvent l'intelligence critique, suggérait, à propos de son Testament de Dieu, publié il y a trente-sept ans, en laissant sous-entendre que ce livre était au judaïsme ce que Le Génie du christianisme était à la chrétienté : « La scène se passe à Paris, en 1979. Je m'apprête à publier Le Testament de Dieu qui se veut une défense et illustration du judaïsme et de son génie », n'hésitait-il pas à écrire, en 1991, dans Les Aventures de la liberté.
JUGEMENTS CATEGORIQUES ET ERUDITION DE PACOTILLE
Pierre Vidal-Naquet, dissertant là sur ce même Testament, l'avait déjà sérieusement égratigné : « Comment un normalien, agrégé de philosophie (…) peut-il se mépriser lui-même et mépriser ses lecteurs au point de leur infliger une pareille 'science' ? », s'interrogeait-il dans une lettre parue dans « Le Monde » du 18 juin 1979.
Raymond Aron fut encore plus sévère à propos de ce Testament de Dieu : « La prétention démesurée du titre, du livre tout entier, les jugements catégoriques sur Jérusalem et Athènes, fondés sur une érudition de pacotille, m'empêchèrent d'apprécier les charmes d'une rhétorique qui emprunte à celle de Malraux quelques-unes de ses qualités et quelques-uns aussi de ses défauts. », notait-il dans ses Mémoires (1983).
L'ENGAGEMENT EN LIBYE ET LA NAISSANCE DE DAESH
Mais pourquoi revenir aujourd'hui, près de quatre décennies après sa sortie, sur ce Testament de Dieu, que même les spécialistes en judaïsme pourfendirent ? C'est que le dernier livre de ce même Lévy, intitulé L'Esprit du judaïsme (Ed. Grasset), ne fait que reprendre les thèses déjà contenues dans ce précédent opus. Certes, dans cet Esprit du judaïsme, explique-t-il aussi, croyant ainsi le moderniser au gré de l'actualité, les raisons de son engagement, de la Bosnie à l'Ukraine, en passant par le Darfour et surtout la Libye, où il aura largement contribué, par son imprévoyance, au développement de l’État Islamique et, par conséquent, à la mise en péril du monde libre et démocratique en son ensemble. Aussi cet ajout, caractérisé par une invraisemblable dose de subjectivité assumée, dont on ne sait donc si c'est l'outrecuidance ou la supercherie qu'il faut blâmer le plus, ne s'avère-t-il jamais que l'énième pierre d'un monument édifié à la gloire de sa propre et seule personne !
NATIONALISME RELIGIEUX, MATRICE D'UN FASCISME QUI NE DIT PAS SON NOM
Car que donne-t-il comme principale raison à ce combat, sinon qu'il a été motivé par le fait que lui, Bernard-Henri Lévy, se sentait, avant tout, Juif ? En effet : « C'est en tant que Juif que j'ai participé à l'aventure politique en Libye. (...) J'ai porté en étendard ma fidélité à mon nom et ma fidélité au sionisme et à Israël », avouait-il, le 20 novembre 2011, devant le Conseil de Représentation des Organisations Juives de France (le CRIF), pour le justifier. Cette conviction, il la réitérera face à Jean Daniel dans « L'Obs » du 4 au 10 février 2016.
Davantage : il y assura, au faîte d'une incroyable arrogance théologique tout autant que d'un non moins gigantesque narcissisme individuel, que « Les Juifs sont, à la lettre, le trésor des nations. Ils sont une part de leur richesse. Ils en sont une part, non maudite, mais bénie ». Demandez donc aux Palestiniens, femmes, enfants et vieillards compris, ce qu'ils pensent d'Israël, ce prétendu « trésor des nations », lorsqu'ils reçoivent, en guise de « part bénie », des bombes sur la tête pour ce seul fait qu'ils empêchent cet État d'empiéter sur leur territoire !
QUAND L'EXCES DE JUDAÏSME FAIT LE LIT DE L'ANTISEMITISME
On le voit : ce genre de raisonnement béachélien, par les implications idéologiques qu'il recèle en profondeur - la mise en avant d'une identité culturelle sur fond de croyance religieuse - se révèle d'une extrême dangerosité, surtout en matière d'engagement politique. Pourquoi, au nom de quelle argumentation théologique et de quel critère métaphysique, au nom même de je ne sais quel privilège ontologique, sinon à s'autoproclamer « supérieurs » plus encore qu' « élus », les juifs devraient-ils être considérés, à la différence de tout autre peuple, qu'il soit chrétien ou musulman, bouddhiste ou de tout autre confession, comme « le trésor des nations » ? Les Juifs seraient-ils donc dotés, depuis toute éternité et comme par volonté divine, d'un supplément d'âme par rapport au reste de l'humanité ? Semblable conception du judaïsme, proche d'un racisme à rebours, s'avère aussi folle, aussi intrinsèquement périlleuse pour la paix entre les hommes, que celle professée, avec la même dose de fanatisme à l'égard des autres convictions religieuses, par le fondamentalisme islamiste lorsqu'il s'arroge le droit, au nom d'Allah ou du Coran, de conquérir le monde. Bernard-Henri Lévy, qui se devrait de relire les admirables Leçons Talmudiques d'Emmanuel Levinas, si ce n'est la Torah tout entière, ne se rend-il donc pas compte qu'il fait ainsi, par ce surplus de sainteté qu'il confère aussi arbitrairement aux seuls Juifs, l'odieux lit de l'antisémitisme ?
Mais il y a plus pernicieux dans cette pensée. Lévy, dans son Génie du judaïsme toujours, s'adonne à l'apologie de ce qu'il nomme péremptoirement, tout en s'inscrivant en cette nouvelle catégorie théologico-culturelle, le « Juif d'affirmation », sorte d'absolu conceptuel lié à ce qu'il appelle encore, avec un même enthousiasme, « l'étrange expérience de la souveraineté juive ». C'est dire si Jean Daniel, qui, sur ce point diverge dans le dialogue qu'il a, avec ce même Lévy, dans le numéro précité de « L'Obs », a raison de refuser, comme il le souligne dans La Prison juive, d' « essentialiser », de les « constituer en métaphysiques », le judéocentrisme tout autant que l'antisémitisme.
C'est là, par la soumission de cet apparent mais fallacieux universel aux hypothétiques prérogatives du particulier (« l'être juif » en soi), par cette négation du véritable cosmopolitisme au profit d'un communautarisme qui s'ignore, la matrice du nationalisme religieux et donc, comme tel, de l'un des pires fascismes qui soient, même s'il s'agit là d'un fascisme qui ne dit pas son nom.
UN LIVRE REACTIONNAIRE : LES LUMIERES DE VOLTAIRE ETEINTES
Pis : cette catégorique manière de vouloir imposer à la terre entière, à toutes les civilisations comme à toutes les consciences, le relatif en guise d'absolu, sans jamais tenir compte des différences culturelles ni même individuelles, c'est là la définition même, comme chez le Hegel de La Phénoménologie de l'esprit, du totalitarisme, que, précisément, n'a eu de cesse de dénoncer, dans ses Origines du totalitarisme, cette grande dame, phare de la judéité, qu'était Hannah Arendt !
C'est dire si Jean-François Kahn se trouve encore en-deçà de la vérité lorsque, s'adressant lui aussi à Bernard-Henri Lévy, il qualifie cet Esprit du judaïsme de livre « réactionnaire » : « Votre livre est réactionnaire en cela, vous le dites, que vous choisissez Moïse contre Spinoza, Bossuet contre Voltaire, que vous diabolisez la révolution et rejetez le progressisme. C'est Barrès judéisé. », déclare-t-il dans « Marianne » du 5 au 11 février 2016.
Car, oui, Lévy va là, pour faire valoir sa thèse, jusqu'à diaboliser Spinoza, mémorable auteur d'une Éthique qui lui valut l'excommunication par les Juifs eux-mêmes, et Voltaire, quintessence de la France des Lumières ! Et, au comble de sa fatuité, de confier à Kahn qu'il alla combattre en Libye comme Jonas, son modèle prophétique, se rendit à Ninive, ville de perdition, afin d'y dispenser la bonne parole, pour les sauver du châtiment divin, aux pécheurs. Lévy, décidément, ne se prend pas pour n'importe qui, sauf que, contrairement à Jonas, censé avoir été englouti dans le ventre d'une baleine avant d'être recraché vivant sur une plage, il ne nous fera pas avaler, quant à lui, n'importe quoi !
Ce messianisme, dont l'orgueil démesuré n'a d'égal que son archaïsme millénaire, s'avère, au XXIe siècle, particulièrement rétrograde. C'est dire s'il se révèle inadapté à la complexité du monde moderne et contemporain.
D'où, afin de mieux faire comprendre, chez Bernard-Henri Lévy, le danger inhérent à ce type de processus intellectuel, où la dimension théologique, dogmatique et doctrinale, finit toujours par l'emporter sur la réflexion philosophique, critique et libérale, la nécessité d'expliquer, plus en détail, la thèse développée par des livres tels que Le Testament de Dieu et autre Esprit du judaïsme, sans omettre cet autre important mais tout aussi nocif texte, du même Lévy, qu'est Le Génie du judaïsme, inséré dans un recueil d'articles portant le très révélateur titre de Pièces d'identité (sous-titré Questions de principe XI), parues en 2010.
JERUSALEM CONTRE ATHENES : LA DEMOCRATIE DETOURNEE
La première des aberrations - erreur majeure, dommageable pour tout le reste de la démonstration - contenues dans ces trois livres est le fait que, à en croire Lévy, la démocratie serait née à Jérusalem plutôt qu'à Athènes. Cette thèse, il la développe notamment, fidèle à son manichéisme outrancier, sous la belliqueuse formule, ainsi que le précise son Génie du judaïsme, de « guerre métaphysique entre Athènes et Jérusalem » Rien de plus faux, bien évidemment, tant sur le plan conceptuel qu'historique, malgré les innombrables mérites des prophètes juifs, lesquels s'il furent bien les inventeurs de la notion de « loi », n'ont rien à voir, en revanche, avec celle de « démocratie », laquelle est, comme chacun sait, la plus belle création philosophico-politique de l'hellénisme au temps de Socrate !
C'est bien sûr à Athènes, dans la Grèce des Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ, et non pas à Jérusalem, société trop religieuse et non encore suffisamment sécularisée à l'époque, que la démocratie naquit, tout comme le mot même, « demo-kratos », ainsi que l'atteste son étymologie. Pis : Lévy, au faîte d'une patente mauvaise foi, va même jusqu'à réduire le siècle de Platon, de Périclès et d'Antigone, miracle de civilisation, au rang de « mausolée païen », en en faisant donc, dans la foulée, le creuset du totalitarisme politique. Forcément : dans un esprit aussi dogmatique que le sien, ce qu'il nomme improprement le « paganisme » - notion typiquement romaine, après l'avènement du christianisme, et non point du tout grecque - ne peut que se trouver en conflit ouvert avec le monothéisme, dont on sait pourtant à quel paradoxal point il fut, depuis les croisades moyenâgeuses jusqu'au terrorisme islamique contemporain, sans oublier les exactions des forces israéliennes à l'encontre des populations palestiniennes, l'infâme lieu de toutes les inquisitions comme l'alibi des pires bains de sang.
CONTRE-VERITES EN TOUS SENS
Autre flagrante contre-vérité de Lévy en ces mêmes ouvrages : le fait que les Grecs ne connaissaient pas, sinon le sens de l'éthique, du moins « aucune des valeurs auxquelles (il) croit devoir tenir », ainsi qu'il l'affirme dans son Génie du judaïsme encore, et donc, dans son sillage, en son Esprit du judaïsme. Aussi caricaturale qu'absurde, bien entendu, cette assertion lorsque l'on sait qu'Aristote rédigea deux indépassables traités de morale : l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème !
Troisième, mais non des moindres, contre-sens de Lévy : le fait, que le judaïsme, à l'instar du monothéisme, ne serait « ni un monisme ni un théisme, mais une éthique concrète, une célébration de Droit, un gage sur l'Universel et le miracle d'une Raison ». Bien plus : cette saine relecture de la Bible, considérée comme « la pensée de Résistance au Mal », serait, à l'en croire toujours, « un recours davantage qu'un retour » et donc, en dernière analyse, l'antidote le plus efficace, par sa capacité à désacraliser l'irrationnel, à la barbarie. Bref : le judaïsme serait, par sa vocation à réduire la quantité de religion au sein du monde, profondément « irréligieux » pour reprendre le paradoxe énoncé par Franz Rosenzweig dans L’Étoile de la rédemption. On admirera là, chez Lévy, le sens très prononcé, sinon unique en son genre, de la résolution philosophique en matière de contradiction sémantique !
LA QUESTION JUIVE
Inutile donc, face à pareilles inepties, d'allonger à l'envi la liste des erreurs s'égrenant, au fil des pages, dans en ces essais à teneur théologique de Bernard-Henri Lévy. A qui voudrait en savoir plus sur ces différents points, qu'il me soit donc permis de renvoyer à ma Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones (2010).
Aussi, en guise de conclusion, ferai-je donc appel ici aux lumières d’Élisabeth Roudinesco en son Retour sur la question juive (2009), ouvrage qu'elle conçut comme une suite logique aux Réflexions sur la question juive (1946) de Sartre. Y distinguant, via la création d'Israël en tant qu’État, et via donc aussi la tentation sioniste, ce qu'elle appelle le « Juif universel », dont Freud est un des représentants, du « Juif de territoire », dont Jung est un des tenants, elle écrit : « Freud préférait sa position de Juif de diaspora, universaliste et athée, à celle de guide spirituel attaché à une nouvelle terre promise (…). Considérant le sionisme comme une dangereuse utopie, mais aussi comme une pathologie, c'est-à-dire comme une modalité de compensation des sentiments nationaux frustrés par l'antisémitisme, Freud avait aussi en horreur (…) toutes les formes de haine de soi juive. » Elle en infère, en totale opposition, sur ce sujet, tant avec les théories jungiennes qu'avec les thèses béachéliennes, mais aussi avec l'actuelle politique israélienne d'apartheid : « La terre promise investie par Freud ne connaît ni frontière ni patrie. Elle n'est entourée d'aucun mur et n'a besoin d'aucun barbelé pour affirmer sa souveraineté. Interne à l'homme lui-même, interne à sa conscience, elle est tissée de mots, de fantasmes et de scènes tragiques. Elle en conclut : « Freud empruntait ses concepts à la civilisation gréco-latine et à la Kultur allemande. Quant au territoire qu'il prétendait explorer, il le situait dans un ailleurs impossible à cerner : celui d'un sujet dépossédé de sa maîtrise de l'univers, détaché de ses origines divines, immergé dans le malaise de son ego. »
C'est dire si « l'être-juif », qui se rapproche effectivement là bien plus d'Athènes que de Jérusalem, de la tolérance morale bien plus que du dogme religieux, est originellement, dans la perspective psychanalytique freudienne, une dimension humaine, d'essence métaphysique, comme une région de l'âme, bien plus que l'appartenance, limitée matériellement, à une espace géographique, de nature politique, fût-il sacré comme le prétend, contrairement à ce que prône la laïcité à la française, l’État d'Israël.
UN ESPRIT TOTALITAIRE
Le dernier livre de Bernard-Henri Lévy, donc ? Le mauvais esprit, en effet, du judaïsme ! C'est, à l'inverse, un esprit totalitaire, au sens premier et philosophique du terme, tel que Hegel, pour qui l'esprit était un absolu, l'entendait : « totalisant », aussi subjectif qu'exclusif, sans point de fuite ni transcendance possible. Aussi effrayant qu'étouffant pour la liberté de conscience ! C'est là la (dé)raison pour laquelle Lévy, penseur de la fermeture plus que de la judéité, essentiellement ouverte, pense en vase clos, replié narcissiquement sur lui-même, et qu'il tourne ainsi, si souvent, en rond : les idées, avec lui, sont courbes plus que courtes !
A cette « totalité », parfois fascisante comme le montre la conception tautologique de l'« Être » chez Heidegger, je préfère, quant à moi, l' « infini » métaphysique, à l’œuvre chez l'Autre, de Levinas, auquel Lévy, manifestement, n'a rien compris, ou si peu, bien qu'il en revendique, avec son ami Alain Finkielkraut, autre réactionnaire, l'héritage spirituel.
L'ENGAGEMENT AU NOM DE L'HUMANISME
Morale de l'histoire ? Doit-on se prendre nécessairement pour le prophète Jonas ou, plus présomptueux encore, pour le messager de Dieu, afin de porter secours, lorsque les circonstances l'exigent, à ses semblables en difficulté ? Ne pourrait-on donc pas s'engager, dans cette lutte avec le Mal, au seul mais impératif nom de l'Homme ? C'est cela, il me semble, le véritable humanisme, au sens fort et étymologique du terme !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur de « La Philosophie d'Emmanuel Levinas - Métaphysique, esthétique, éthique » (PUF) et « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des 'nouveaux philosophes' et de leurs épigones » (François Bourin Éditeur).
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