Bientôt, tous expulsés ?
Une logique implacable d’expulsion semble à l’œuvre dans ce qu’il conviendrait d’appeler la « nouvelle phase du capitalisme contemporain ». Elle menacerait aussi bien des catégories de la population mondiale (paysans, ménages modestes, petits commerçants, etc.) que les ressources naturelles de la planète… Bref, « les 99% »…
Chacun de nous peut observer le phénomène à sa guise dans son quotidien désenchanté – il suffit de ne pas mettre la tête dans le sable sous les pavés : tous les jours dans nos « cités globales » comme dans nos campagnes, des milliers de vies sont détruites à bas bruit, chassées de leur emploi, expulsées de leur logement voire privés de leurs droits ou de l’accès aux systèmes de protection sociale et de santé. Qu’il s’agisse de pleines charrettes de salariés mis au rebut, de chômeurs radiés, de locataires expulsés, de paysans ou de petits propriétaires expropriés, de petits commerçants acculés au suicide ou de petits contribuables laminés par une fiscalité confiscatoire dont s’exonèrent « les gros », l’expulsion s’avère massive et systémique, pour peu que l’on s’y intéresse de près...
Précisément, la sociologue américaine Saskia Sassen, professeur à Columbia, en fait son objet d’études et révèle les dessous de cette implacable « logique » d’expulsion à l’œuvre dans le « capitalisme contemporain ». Celui-ci est entré dans une phase d’accélération depuis trois décennies par une combinaison mortifère d’ « innovations » aussi bien techniques que « financières » et commerciales dont la complexité génère une brutalité sans précédent, démultipliée par la machinerie informatique, et chasse un nombre croissant de personnes, d’entreprises et de localités du « centre de l’ordre économique et social de notre époque ».
Après avoir relevé que l’écart s’accentue de façon irréversible entre ceux qui ont accès aux droits sociaux et ceux qui s’en voient dénier l’accès, Saskia Sassen élargit sa démonstration à la biosphère, avec les techniques de forage de pointe (dont la fracturation hydraulique) qui « ont le pouvoir de transformer des environnements naturels en terres stériles dépourvues de nappe phréatique, ce qui constitue une expulsion d’éléments vitaux »…
La « grande énigme »
La sociologue discerne dans la logique d’organisation de la finance globale, entièrement tournée vers la spéculation, une évolution vers, d’une part, une « poussée implacable pour obtenir des hyperprofits » et, d’autre part, un besoin de créer des instruments qui étendent la gamme de ce qui peut être soumis » à son règne.
En l’occurrence, il s’agit d’ « instruments » financiers qui menacent jusqu’aux moyens d’existence de ceux qui perdent tout parce qu’ils ont été « joués », dans tous les sens du terme, dans ce grand casino dont ils s’ignorent chair à spéculation. Hélas il n’en est pas moins vrai que leurs maigres avoirs et leurs êtres ont été misés dans ce kriegspiel générant la création de formes extrêmes de richesses dont ils sont le « gage » - et de pauvreté abyssale où ils plongent les uns après les autres …
Là se trouve ce qu’elle appelle une « énigme de la société » : ces dispositifs innovants destinés à « créer du capital » auraient dû servir à « développer l’espace social, à élargir et à renforcer le bien-être des sociétés, ce qui implique de travailler avec la biosphère ».
Mais voilà, il n’en a pas été décidé ainsi : « ils ont au contraire servi trop souvent à déchirer le tissu social au moyen d’une inégalité extrême, à détruire la vie de la classe moyenne promise par la démocratie libérale, à chasser les populations vulnérables et pauvres de leurs terres, de leurs emplois et de leurs foyers et à expulser des éléments de la biosphère de leur espace vital ».
Alors qu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le « capitalisme » s’employait à inclure le plus grand nombre possible d’individus par l’Etat-providence, les politiques keynésiennes pour « maximiser la consommation des ménages » et les réussites de son ascenseur social, le voilà désormais entré dans une phase ultraprédatrice dont le mouvement de centrifugeuse essore et expulse de plus en plus de monde ayant perdu toute valeur en tant que « consommateur » et « travailleur »…
Comment en est-on arrivé là ? Par une réinvention des « mécanismes d’accumulation primitive » ainsi que une accélération de la machine folle à concentrer la richesse entre les mains de ceux qui ont abandonné « toute responsabilité liée à l’appartenance à une société » et sans aucune inclinaison à en redistribuer ne serait-ce que des miettes, rappelle la sociologue : « Le capitalisme d’aujourd’hui est une forme d’accumulation primitive, mise en œuvre grâce à des opérations complexes et à une innovation très spécialisée, de la logique de la sous-traitance aux algorithmes de la finance. Après une trentaine d’années de ces types de développement, nous sommes confrontés à des économies déclinantes dans la plus grande partie du monde, à des destructions de la biosphère qui s’intensifient sur l’ensemble de la planète et à la réémergence de formes extrêmes de pauvreté et de violence dans des endroits où nous les imaginions éliminées »…
Comme chacun sait, il est devenu impossible de continuer à consommer 1,6 fois la Terre chaque année – en extraire le maximum de « profit » dans un minimum de temps est le plus sûr moyen de la rendre invivable...
Extension du domaine de la destruction…
Si l’accumulation, la domination et la concentration des richesses ont toujours existé, le phénomène est devenu extrême et étend ses ravages à une échelle encore inédite sur notre planète. Nous voilà arrivés à ce stade crucial où « l’ensemble des innovations qui accroît nos capacités d’extraction menace à présent les composants essentiels de la biosphère et nous laisse face à des étendues toujours plus vastes de terres désertiques et d’eaux impropres à tout usage. »
Au sommet de cette chaîne alimentaire, Saskia Sassen identifie des « formations » prédatrices, combinant élites et capacités systémiques (des « assemblages d’agents économiques puissants, de marchés, de technologie et de gouvernements »), initiant « le démontage et la dénationalisation des dispositions fiscales et monétaires », entaillant profondément le tissu économique et social des pays et augmentant de façon exponentielle le nombre de perdants et d’exclus.
La rupture avec la période keynésienne, centrée sur l’intégration, est consommée et la tragédie grecque en cours est un cas d’école qui nous instruit sur ce « stade avancé du capitalisme » vampirisant « l’économie réelle » d’un pays : « Dans sa brutalité simple, la transformation de la Grèce illustre (…) l’expulsion massive des classes moyennes, modestes ou pas, de leurs emplois, des services médicaux et sociaux et, de plus en plus, de leurs propres foyers ».
Avions-nous besoin d’un tel niveau d’endettement et d’instruments financiers aussi complexes créées par une finance qui a « risqué notre argent pour son seul profit » et marchandisé nos ressources les plus fondamentales ? Nous voilà confrontés à une situation planétaire où des segments entiers d’une biosphère surexploitée sont « expulsés de leur espace de vie » pour devenir des terres mortes et des eaux mortes tout comme un nombre croissant d’humains, devenus âmes mortes – et cette folle « dynamique » extractive fore toujours plus profond, à la recherche frénétique d’ultimes gisements de profits : « L’extraction s’applique désormais aux gains pour lesquels les travailleurs ont lutté tout au long du XXe siècle, à la terre des petits exploitants agricoles, aux maisons modestes qui ont absorbé toutes les économies de ceux qui faisaient confiance au système »…
Sans que nos contemporains n’y aient pris garde, l’espace d’intégration de l’époque keynésienne s’est mué en un espace d’expulsions pour lequel Saskia Sassen suggère l’instauration d’une « reconnaissance conceptuelle » - histoire de commencer à s’assurer d’une prise sur ce qui nous échappe...
Loin de souscrire au catastrophisme ambiant, son ouvrage ramène à la surface ces tendances souterraines à l’œuvre et renouvelle notre analyse de la situation planétaire : avant que toute possibilité d’investissement rentable pour tous ne soit perdue à jamais, il s’agit de recréer des espaces de résilience, des économies locales, d’autres modalités d’adhésion et réécrire un nouveau récit commun.
Si un autre « système » est souhaitable pour la planète, la nuit est encore longue, bien trop humaine - avant que « l’économie » ne réintègre sa juste place dans le grand cercle de la biosphère … Elle pourrait bien s’étendre à la manière d’une grande répétition générale jusqu’à la finale où tous les vivants ( ?) à la dérive auront été expulsés de la scène – juste après avoir effacé le point infime où ils étaient en train de se consumer…
Saskia Sassen, Expulsions, Gallimard, 372 p., 25 €
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