Bouc émissaire : la démocratie envoyée au désert
L'une des caractéristiques de la caste au pouvoir est son effort pour manipuler le langage, que George Orwell a magistralement décrit dans son roman d'anticipation politique « 1984 ». Coupées de la réalité, les nouvelles élites, qui sont indifféremment de gauche et de droite, comme les commensaux des dîners très exclusifs du Siècle, s'imaginent résoudre les problèmes sociaux en imposant un code de mots censés apaiser le ressentiment des minorités qu'elle s'ingénie à trouver tout en les spoliant par ailleurs. L'autre face de ce discours opiacé est une panoplie de termes d'infamie destinés à écarter du débat les questions qui gênent et à imposer le silence aux opposants du meilleur des mondes de l'anti-haine.
Un de ces termes est celui de « bouc émissaire ». Il revient constamment dans la bouche des membres de la journalentsia comme dans celle des politiques et des experts que celle-ci invite à ses micros. En effet, la crise devenant de plus en plus grave, des coupables finissent par être pointés du doigt. Dès lors il devient impératif de jouer la carte des « boucs émissaires ».
L'origine du mot est bien connue : dans la religion juive d'avant la destruction du temple de Jérusalem, un bouc chargé de tous les péchés du peuple était envoyé dans le désert pour y périr, accomplissant ainsi la purification collective. Il faut donc distinguer le bouc des péchés dont on le charge : la bête est bien sûr innocente ; sa culpabilité est artificielle et relève d'une machination des clercs. Les vrais coupables sont en fait les Israélites eux-mêmes, càd le peuple, prisonnier de ses illusions religieuses, ajouterait un esprit moderne.
Cela éclaire beaucoup l'emploi actuel du mot : un bouc émissaire est une cause de malfaisance, une origine de la crise qui est par essence innocente, mais que l'on rend coupable. Le transfert de culpabilité relève de la pensée prélogique, càd des instincts de la foule, relayés par les clercs manipulateurs que sont les dirigeants des partis à boucs émissaires : ceux qui sont proches de la majorité abêtie et assoiffée de vengeance, les partis populistes, dont l'exemplaire parfait est en France l'odieux Front national (toutes versions confondues).
Le bouc émissaire est donc un outil de la démagogie en ce qu'il répond à la simplicité de l'intellect et à l'émotivité débordante des gens ordinaires. Un dirigeant populiste (pensons à Hugo Chavez— et comparons-le à un Van Rompuy !) dit des choses simples que tout le monde comprend. Et il gesticule beaucoup. Dès qu'un populiste désigne un bouc émissaire, chacun dans l'auditoire opine de la têtet, car la caractéristique du bouc émissaire, c'est précisément d'être facilement reconnaissable. On l'a rencontré ou on y avait pensé tout seul ! Le bouc émissaire est le coupable du bon sens, en quelque sorte.
Face aux boucs émissaires et à la pensée confuse, émotionnelle (éminemment méridionale dirait-on presque) dont ils sont les créatures, il y a la froide mais salutaire Raison, fille du Nord, relayée par les experts et leurs analyses scientifiques. Mais à vrai dire, comme le temps de parole est plutôt court dans les médias, les sociologues et autres logues parlent plus des boucs émissaires que de leurs causes à eux, celles qu'ils élucident de manière réputée scientifique. Tout au plus apprend-on au détour d'une phrase que l'Etat gaspilleur et inefficace, et les travailleurs trop exigeants, sont des obstacles à la reprise. Vous et moi apprenons ainsi de ces intelligences éminentes moins les vraies origines de la crise que quels sont les faux coupables : surtout ne pas accuser X ou Y, ce serait trop simple, et du populisme.
Derrière tout cela se cache un certain nombre de non-dits : primo, un groupe d'êtres humains ne peut jamais être coupable de quoi que ce soit, surtout s'il s'agit d'une minorité oppressée aujourd'hui ou autrefois ; secundo, les problèmes ont toujours des causes très complexes qu'il est très difficile d'élucider ; tertio, le sentiment populaire se trompe toujours ; quarto, seuls des experts ont le droit de discuter des causes d'un problème ; quinto, seule la raison peut nous aider à résoudre nos problèmes ; sexto, ceux qui n'adoptent pas le point de vue des experts sont des rejetons de la « Bête immonde ».
Autrement dit, il n'y a plus de débat démocratique. Non seulement parce que le peuple est écarté, mais aussi parce que sont écartées des facultés inséparables de la vie saine des individus qui composent celui-ci : les émotions, le sens moral, la sensibilité esthétique, l'intuition, etc. Une nouvelle élite forte de sa rationalité (qui n'est en réalité qu'une façade) règle désormais la politique par idéologie interposée et jette ses anathèmes sous forme de mots infamants — en attendant les poursuites judiciaires. Le paradoxe est ici bien sûr que ceux qui invoquent l'esprit scientifique utilisent des procédés qui ne relèvent aucunement d'elle : dire que X ne fait que désigner des « boucs émissaires » est une manière non seulement d’éluder le débat — que l'on croyait pourtant être l'un des fondements de la recherche du vrai, y compris dans le domaine de la science — et de dire subtilement mais clairement que l'on a affaire à un populiste vicieux et imbécile.
Mais allons plus loin en nous attachant à la signification entière du « bouc émissaire » : ce que tous les experts nous disent de manière souterraine lorsque, croyant discerner de fausses sources de malheur sur la foi de nos sens, de nos émotions et de notre intelligence livrée à ses seules lumières, nous disons : « C'est la faute de... », c'est que les vrais coupables, comme les Israélites d'autrefois, c'est nous ! Nous qui ne comprenons rien aux nécessités de l'Histoire et de sa maîtresse l'Economie qui commandent inexorablement la fin des nations et l'avènement du cosmopolitisme. Nous qui nous rebellons contre ceux qui savent et préparent notre avenir. Nous qui croyons encore à des coupables humains, à la responsabilité là où il n'y a que des mécanismes...
Ce n'est pas que toutes nos conclusions soient vraies du fait de leur seule spontanéité : les foules évidemment se trompent, errare humanum est ! Mais de là à discréditer le bons sens, de là à dire que nos émotions, notre sens moral, bref tout ce qui chez nous ne relève pas des constructions de la raison est mauvais ! La question à laquelle nous sommes confrontés est désormais la suivante : faut-il désormais être un expert ultraspécialisé pour discuter des problèmes de la cité ? Si oui (on aurait beau jeu d'utiliser l'argument de la complexité du monde moderne pour répondre par l'affirmative), la vraie démocratie n'est pas possible, et le demos de la démocratie — et les hommes politiques censés le représenter — n'est plus que l'exécuteur des oracles venus d'en haut. Autrement dit : là où il y a la technique moderne doivent régner les technocrates. La démocratie est archaïque.
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