Brésil : un mondial immonde !
La noble loi du sport serait-elle donc en train de devenir, conformément à cet air vicié du temps présent, l’ignoble loi du marché ? Et ce, comble de cette « horreur économique » que dénonça naguère le poète Arthur Rimbaud, sans que personne ne s’en scandalise, ni même ne s’en émeuve, sinon du bout des lèvres : histoire de se faire, en guise d'insidieux mais efficace d'alibi, bonne conscience ?
On savait depuis longtemps déjà que le sport de haut niveau - celui pour lequel la compétition humaine se confond désormais avec la stratégie financière - ne jouissait guère d’une conscience sociale très développée : que les stars du foot, tels Christiano Ronaldo ou Lionel Messi, gagnent en un an, pour taper dans un ballon, ce que le commun des mortels ne gagne pas en toute une vie, en matière de salaire, ne l’a jamais vraiment dérangé. Pas même en ces temps de crise où notre chère Union Européenne, adepte de la mondialisation tous azimuts, pratique une drastique politique d’austérité, tandis qu’elle ne cesse de renflouer ses banques, à l’encontre de sa population !
Au contraire, cette flagrante injustice économique, particulièrement indécente, a toujours été justifiée, sous prétexte que la carrière d’un sportif était limitée dans le temps, par les athlètes eux-mêmes : il faut faire son business le plus vite possible, quitte à se doper quelque peu pour améliorer ses performances (un certain Lance Armstrong, champion toutes catégories de la dope, en sait quelque chose, lui qui a totalement discrédité, avec un aplomb défiant tout cynisme, une course cycliste telle que le Tour de France), avant que l’âge ne vienne altérer la condition physique.
LE MONDIAL DE LA HONTE
Mais ce que l’on savait moins, en revanche, c’est que ce même monde du sport - du moins celui, encore, de haut niveau - était également dénué, chose plus grave, de toute conscience morale.
Car c’est bien à cette triste réalité - l’abandon de toute éthique face à l’ampleur des intérêts financiers et autres calculs politiques - à laquelle nous assisterons, dans quelques heures, avec le mondial de football.
Les honnêtes et pauvres gens du Brésil, les affamés des bidonvilles de Rio ou de Sao Paulo, les indigènes de la forêt amazonienne aux alentours de Manaus, les étudiants sans le sou, les citoyens sans travail et les miséreux de toutes sortes peuvent toujours manifester par dizaines de milliers dans la rue, fût-ce pour leur simple survie, rien n'y fera : le grand et bariolé barnum du mondial, ses footballeurs milliardaires comme ses dirigeants corrompus (voir les consternantes révélations concernant l'attribution, par certains responsables de la FIFA, de la coupe du monde au Qatar), feront encore et toujours semblant de ne pas les voir ni de les entendre. C'est à peine même si nos télévisions, leurs commentateurs sportifs et autres chroniqueurs agités, en rendront compte ! Les plages de Copacabana ou d'Ipanema ne sont-elles pas assez vastes, après tout, pour que nos autruches professionnelles y enterrent confortablement leur tête dans le sable ?
Quant à la réponse que l'actuel gouvernement brésilien a apporter à ces manifestations populaires quasi quotidiennes, elle n'a qu'un détestable nom : la répression policière, à coups de matraques et de canons à eau, la plus brutale. Révoltant !
Pis : n'était-ce pas un certain Michel Platini, ancien magistral tireur de coup-francs avant de se reconvertir en piètre tireur de coup-fourrés, qui déclarait sans rire, il y a quelques jours seulement, que le peuple brésilien, à qui on avait offert sur un plateau d'argent (je ne le lui fait dire, sans vouloir faire de mauvais jeux de mots !) ces nouveaux jeux du cirque, devrait attendre patiemment, docile et silencieux, la fin du mondial pour faire publiquement part de ses revendications quant à ses inacceptables conditions de vie ! L’euro foot en Ukraine il y a deux ans, alors que Ioulia Timochenko, égérie de la démocratique « révolution orange », croupissait en prison, ne fut guère une meilleure idée, surtout à l'aune, a posteriori, des terribles événements d'aujourd'hui.
LA NAUSEABONDE ODEUR DES PETRODOLLARS : POUR LE BOYCOTT DU MONDIAL AU QATAR !
Mais que le Brésil et sa surestimée planète football, ainsi qu'on le constate au vu de l'ampleur de la grogne qui y sévit à la veille de l'ouverture de ce mondial, se rassure : il y a pis encore, si cela est possible, avec le Qatar, auquel l’inénarrable FIFA (encore elle !) a étrangement attribuée, à une unanimité quasi soviétique, le mondial de football pour 2022.
Le Qatar : pays, comme chacun sait, de grande tradition footballistique (n’est-ce pas ce même Qatar qui a racheté le PSG d'un certain Zlatan Ibrahimovic, autre milliardaire du ballon rond) et où règne surtout, en été, un climat idéalement tempéré pour courir sur un gazon parfaitement vert malgré le désert environnant. Il n'est pas, à ce propos, jusqu'à Sepp Blatter, tout-puissant président de la FIFA, qui n'ait avoué, fût-ce bien tardivement et à demi-mots, les maux de cette regrettable décision.
Oui, donc, au boycott du mondial au Qatar !
Mais trêve d’ironie : il est vrai que le Qatar, qui croule sous ses pétrodollars autant que l’Europe ploie sous la misère, a très largement les moyens de s’acheter, en plus du mondial lui-même, les installations sportives les plus performantes afin de remédier à ce genre d’inconvénient. Pensez : 160 milliards de dollars sont déjà prêts, en guise d’investissements financiers, pour construire ces infrastructures hautement sophistiquées sur le plan technologique. Tu parles d’une « crise » sous ce soleil d’Allah, prometteur des avenirs les plus radieux le long des golfes persiques, fussent-ils, en l’occurrence, plus mazoutés que clairs !
QATAR : LE MONDIAL DE L’ESCLAVAGE
Soit : cette somme, pour astronomique qu’elle soit, ne s’avère-t-elle probablement qu’une goutte d’eau en cette mare de pétrole où baignent, la conscience tranquille, ces luxueux émirats. Et, après tout, c’est leur affaire, aussi sordide soit-elle ! Mais ce qui ne laisse toutefois de surprendre, une fois encore, c’est que personne, au sein de ces huiles de la FIFA, ne semble s’offusquer de la manière dont ces travaux pharaoniques sont en train d’être mis en œuvre. C’est là un coût qui, sur un plan plus strictement humain, n’a pas d’équivalent dans la récente histoire de notre monde capitaliste : les morts s'y comptent désormais par dizaines !
Cet énième scandale sportif, aux confins du politique et de l’économique, c’est un organisme humanitaire aussi crédible que « Human Rights Watch » qui l’a révélé, mais dans une indifférence quasi générale, à travers un rapport des plus accablants : 150 pages, extrêmement bien documentées et dûment prouvées par les faits, dénonçant les terribles conditions de travail des ouvriers – des immigrés en provenance de l’Asie du Sud-Est – préposés à cette tâche titanesque.
Cette forme de labeur a pourtant, de sinistre mémoire, un nom : l’esclavage, dont la FIFA s’avère donc, en cette très pénible circonstance, l’indirect mais néanmoins déplorable maître d’ouvrage : comme quoi l’argent n’a pas d’odeur, si ce n’est celle, précisément, du pétrole !
Davantage : notre Occident, si féru de belles mais souvent creuses paroles, osera-t-il se faire ainsi l'indigne, lâche et démagogique complice, reniant par la même occasion ses valeurs morales tout autant que ses vertus démocratiques, de ce crime, à échelle mondiale (c'est, là aussi, le cas de le dire !), qui ne dit pas son nom ?
Reste à espérer, en ces navrantes conditions, que le Qatar ne fera pas de l'abominable charia, dont il se revendique en outre ouvertement, l’impitoyable potence ou le sanglant couperet des opposants à son dictatorial et fanatique régime politico-religieux.
(IM)MORALE DE L’HISTOIRE
D’où, non moins tragique, cette désolante conclusion : s’il est exact que le sport de haut niveau semble désormais dépourvu de toute conscience sociale, il est encore bien plus vrai que bon nombre de ses institutions les plus officielles, telles la très mal nommée FIFA (Fédération Internationale de Football Amateur : on appréciera, sur le plan linguistique, l'incommensurable hypocrisie, au vu de son incomparable business, de cette seule appellation) ou le CIO (Comité International Olympique, longtemps compromis avec les pires totalitarismes idéologiques et qui, il n'y a guère si longtemps, a encore confié ses jeux, à Pékin comme à Sotchi, à quelques-unes des pires dictatures), manquent singulièrement de courage moral, pour ne pas dire intellectuel, face à l’iniquité de ces diverses manœuvres politico-financières qui ne cessent, entre indifférence et duplicité, de les discréditer chaque jour davantage, jusqu’à porter définitivement atteinte à leur image de marque.
Il est des exploits sportifs qui, en ces temps de vaine notoriété mais de réelle idolâtrie, de fausses valeurs mais de vraies turpitudes, ont de nauséabonds relents d’argent bien mal acquis. Ainsi n’est-ce pas un hasard si ces belles feuilles de laurier qui couronnaient jadis la tête des vainqueurs, à Olympie, ne sont plus aujourd’hui, dans les métropoles de la mondialisation, que de vulgaires et très kitsch médailles en plaqué or : telle est, en notre pseudo modernité, la misérable rançon, mais ô combien symbolique, de cette illusoire gloire.
Ce mondial, sinon encore notre beau monde, est immonde : logique, hélas, avec cet argent sale !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, auteur de « La Philosophie d'Emmanuel Levinas – Métaphysique, esthétique, éthique » (Presses Universitaires de France), « Critique de la déraison pure – La faillite intellectuelle des 'nouveaux philosophes' et de leurs épigones » (François Bourin Editeur), « Du Beau au Sublime dans l'Art – Esquisse d'une Métaesthétique (Ed. L'Âge d'Homme).
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