Ce que je conçois bien m’énonce clairement
Ce que je conçois bien m’énonce clairement
L’histoire de l’humanité commence par un commencement qui jamais ne sera décrit avec des mots mais pas non plus sans eux. Tous les penseurs estiment que ce qui définit l’homme c’est le langage et qu’il n’a pu se poser la question de son origine qu’à partir du moment où il en a eu un. Si bien que s’est alors posée la question de la question : comment faisait-il avant et comment l’a-t-il eu ? Cette recherche se fait évidemment à l’aide du langage, ce que je fais à l’instant, mais qui devrait aussi se faire sans, ou du moins qui devrait nous inviter à nous placer dans la situation où nous n’en avions pas. Comment faire ? Comment nous, êtres de langage, nous mettre dans la situation où nous en étions privés ? Comment reconstituer ce processus où le langage, peu à peu, nous est venu ? Et comment ce langage, autre mystère, nous a-t-il rendus assez intelligent pour nous poser la question de son acquisition et du perfectionnement dont je témoigne maintenant ?
Le langage est le pont qui nous relie aux choses qui nous entourent et que nous rencontrons dans notre expérience. Le mot table correspond à un objet bien précis sur lequel tout le monde est d’accord. Pareil pour le mot masa (table en turc), et pareil pour ces centaines d’autres mots qui ne sont que l’image dans notre esprit des choses réelles autour de nous. Quand je dis un mot, aussitôt surgi en mon esprit l’image de ce à quoi il correspond et, réciproquement quand je vois un objet, se lève en mon esprit, sans même que j’en sois conscient, l’image-mot qui lui convient. Plus difficile est d’inventer des mots qui correspondent non à des objets mais à des actes et plus encore à des sentiments et des idées, niveau atteint il y a quelques trois mille ans. Quand je dis que le mot table correspond à un objet précis qui m’est familier, cela suppose que le mot me soit connu, dans sa version sonore et écrite. Des millions de gens ont pendant des milliers d’années, prononcé des mots sans les écrire. Apprendre à parler a été l’activité première des enfants venant au monde sans pour autant qu’ils deviennent capables d’écrire ce qu’ils disaient ou entendaient. Des analphabètes, gens ne sachant que parler sans savoir lire et écrire ont été la majorité des humains pendant des millénaires. Le langage est ancien, l’écriture du langage est plus récente même si on peut faire l’hypothèse qu’ils sont nés en même temps ou presque en même temps. Emettre un son, un groupe de sons ayant un sens, à telle ou telle occasion a bien dû être le sort des humains primitifs tout comme les animaux de leur côté émettent aussi des sons à telle ou telle occasion, sons exprimant des perceptions ou des états intérieurs à tel ou tel moment dans telle ou telle situation. Mais dès qu’on parle de l’animal, surgit à notre esprit l’idée d’évolution et celle-ci s’exerce dans le domaine du langage comme dans celui de la forme des corps physiques que le darwinisme révèle dans la deuxième moitié du 19e siècle. Comment les sons exprimant des perceptions ou des sensations sont-ils devenus peu à peu un langage de plus en plus complexe et subtil pour aboutir à ce qui nous sert aujourd’hui de moyen irremplaçable grâce auquel nous pouvons exprimer des idées si profondes que parfois elles sont incomprises à beaucoup ?
Pour résumer et élargir, prenons un exemple. Si je pense -marcher- et veux communiquer cette idée, je dispose pour le dire du mot que je prononce [marcher] si je suis français. J’ai transmis mon message à mon prochain qui l’aura compris puisqu’il est proche, qu’il m’entend et me voit. S’il n’est pas proche, il me faut un autre moyen. Ce moyen c’est l’écriture. Je peux alors dessiner deux jambes . Le message sera compris. Mais une difficulté surgit si l’idée de "marcher" doit être nuancée. Par exemple courir, qui est un "marcher vite". Comment l’écrire ? Et si allant plus loin encore dans l’idée je veux signifier l’idée de déplacement qui est finalement l’aboutissement du marcher/courir, il me faudra inventer l’idée d’aller et aller à. Ça devient de plus en plus difficile. Exprimer un acte, un désir, une pensée avec des sons parlés-écrits, demande une longue intelligence.
Mais ce n’est encore rien car surgit la troisième difficulté qui est de savoir quelle est la nature du lien qui unit cette intelligence du langage au monde et à moi dans le monde. Le penser vient-il du monde ? De l’homme en lui ? Le langage a-t-il suffit pour penser et me penser pensant le penser, ce Vide si plein de Moi ?
Parler c’est être. Etre c’est avoir la conscience de soi et du monde. Et alors avant, il y avait quoi ? « A l’aube profonde du déploiement de son Etre, la pensée ne connaît pas le concept. Elle connaît le buisson, la montagne, la mer, la précipitation elle-même des choses visibles comme l’en.jambée de l’être ».
Le mot est lâché : concept. C’est quoi un "concept" ? Le mot "mot" ne suffit pas ? Après les Mots et les Choses, après des choses sans mots, y aurait-il des mots sans une chose derrière ? Oui, Dieu. Dieu n’a pas de chose. Pire, le concept de "causalité" n’a pas non plus de chose. Concevoir une causalité à toute chose, mène irrémédiablement l’homme à se poser la question de l’origine de son corps comme de son langage. Comme il ne peut pas y répondre d’une façon aussi indiscutable que 5 + 7 = 12, il adhère à l’idée heideggérienne cité plus haut qu’il faudrait se répéter chaque jour afin que vienne la paix sur le monde : « A l’aube profonde du déploiement de son Etre, la pensée ne connaît pas le concept. Elle connaît le buisson, la montagne, la mer, la précipitation elle-même des choses visibles comme l’en.jambée de l’être ». Enjamber l’être peut signifier, faire l’impasse sur l’être, le négliger, le perdre, mais enjamber l’être n’est-ce pas aussi ouvrir ses jambes à l’être, marcher l’être ? Être péripatéticien ? Aller du point A au point B sur le court segment de ma vie. Il n’y a donc pas à s’étonner que les penseurs aient supposé l’Immaculée conception de l’être. Afin que l’homme, s’enjambant lui-même, devienne cet être qui s’éloigne et se rapproche de lui par l’usage immodéré de cet étrange mot-concept sans chose : Moi. Denken ist danken. Penser c’est remercier ; c’est remercier l’Être.
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