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Chez Thomas Piketty, un David Ricardo quelque peu défiguré...

Après Thomas Malthus, le gâteau passe à David Ricardo qui se trouve introduit par un titre en caractère gras que nous aurions tort de prendre trop vite pour du bon pain : « Ricardo : le principe de rareté. »

En effet, ce panneau-là est beaucoup trop accordé à une affaire de pâtisserie où, toujours, les "zélites" - méritantes, comme de juste - sont les premières et les mieux servies... Notre Thomas, à nous, nous la baille belle, mais nous ne sommes pas si naïf.

Laissons-le, cependant, nous en dire un peu plus :
« Pour Ricardo, qui publie en 1817 ses Principes de l'économie politique et de l'impôt, le principal souci concerne l'évolution à long terme du prix de la terre et du niveau de la rente foncière. » (Idem, page 21.)

C'est un peu vite dit... Ce qui ne peut cependant pas nous dispenser de prêter attention à la suite :
« [Ricardo] est surtout intéressé par le paradoxe logique suivant : à partir du moment où la croissance de la population et de la production se prolonge durablement, la terre tend à devenir de plus en plus rare relativement aux autres biens. La loi de l'offre et de la demande devrait conduire à une hausse continue du prix de la terre et des loyers versés aux propriétaires terriens. À terme, ces derniers recevront donc une part de plus en plus importante du revenu national, et le reste de la population une part de plus en plus réduite, ce qui serait destructeur pour l'équilibre social. Pour Ricardo, la seule issue logiquement et politiquement satisfaisante est un impôt sans cesse plus lourd sur la rente foncière. » (Idem, page 22.)

L'Histoire ayant donné tort aux inquiétudes exagérées de David Ricardo, Thomas Piketty n'en retire pas moins cette impression que
« […] le "principe de rareté" sur lequel il s'appuie peut potentiellement conduire certains prix à prendre des valeurs extrêmes pendant de longues décennies  ». (Idem, page 22.)

Plus généralement encore :
« On aurait bien tort de négliger l'importance de ce principe pour l'analyse de la répartition mondiale des richesses au XXIe siècle - il suffit pour s'en convaincre de remplacer dans le modèle de Ricardo le prix des terres agricoles par celui de l'immobilier urbain dans les grandes capitales, ou bien par le prix du pétrole. » (Idem, page 23.)

David Ricardo aurait-il, lui aussi, oublié la production ? La "rareté" serait-elle vraiment son principe premier ? C'est ce qu'il reste à aller lui demander...

Puisque Thomas Piketty s'est donné la peine d'introduire auprès de nous ces Principes de l'économie politique et de l'impôt que Ricardo a publiés en 1817, nous aurions tort de ne pas y aller voir dès maintenant.

Par-delà l'intitulé "Ricardo et le principe de rareté", nous avons vu Thomas Piketty considérer qu'il lui était possible de traduire ainsi l'une des préoccupations de cet auteur :
« [Ricardo] est surtout intéressé par le paradoxe logique suivant : à partir du moment où la croissance de la population et de la production se prolonge durablement, la terre tend à devenir de plus en plus rare relativement aux autres biens. La loi de l'offre et de la demande devrait conduire à une hausse continue du prix de la terre et des loyers versés aux propriétaires terriens. » (Idem, page 22.)

La première phrase paraît illustrer, à sa façon, le problème de la "rareté" : il s'agirait d'un rapport réel, ou plutôt d'une divergence réelle entre une quantité d'humains et une quantité de nourriture. La nourriture apparaissant comme absolument nécessaire à la vie, la population demande à la production sa part... qui ne peut pas lui être donnée.

Évidemment, il ne s'agit pas, là, de ce que veut dire Ricardo, mais de ce que veut lui faire dire Thomas Piketty. Nous sommes dans un système d'échanges qui s'effectuent grâce à la circulation d'une monnaie. D'où la seconde phrase... qu'on peut relire.

On y voit que le déséquilibre redouté ne serait pas l'effet d'une inadéquation quantitative entre des personnes, d'un côté, et leur nourriture, de l'autre. Il s'agit d'un déséquilibre qui peut se résoudre à travers une modification du prix à payer par ceux qui souhaitent s'alimenter auprès de ceux qui produisent la nourriture, ou, plus précisément, les produits agricoles primaires qui se trouvent à son origine.

Le problème de la répartition des produits agricoles, outre que nous voyons ici en quoi il ne peut pas être séparé de celui de la production, concerne la partie de la population qui n'a pas directement accès à la terre. Selon la phrase de Thomas Piketty, c'est la rencontre entre sa demande à elle, et l'offre des acteurs de la production agricole, qui décidera du niveau auquel sera fixé le prix qu'elle devra payer. Or, la hausse éventuelle de ce prix est directement liée à la quantité de personnes qu'elle-même représente : personnes qui, sans le vouloir, sont en concurrence entre elles pour obtenir, chacune, sa nourriture et celle de sa famille. De même qu'en face, les différents producteurs agricoles se trouvent en concurrence les uns par rapport aux autres...

Or, cette concurrence entre les producteurs comprend un aspect qui est particulier à la production agricole : le différentiel de fertilité des différentes terres donne un avantage naturel (c'est-à-dire indépendant de tout travail humain) à certains propriétaires qui, dotés de terres plus fertiles, obtiendront davantage de produits avec moins de travail.

Ainsi, tandis que nous avons pu croire ne devoir traiter que d'une question de répartition, nous constatons que nous nous trouvons désormais en face d'une double question : production et travail.

C'est alors qu'il convient de se tourner vers Ricardo... pour l'entendre aussitôt tenir un langage qui n'est pas celui que lui prête Thomas Piketty...

La loi de l'offre et de la demande ?... Voilà ce qu'en écrit David Ricardo dans les Principes de l'économie politique et de l'impôt :
« C'est le coût de production qui détermine en définitive le prix des marchandises, et non, comme on l'a souvent dit, le rapport entre l'offre et la demande. Selon que la demande d'une marchandise augmentera ou diminuera, le rapport entre l'offre et la demande pourra influencer le prix de marché jusqu'à ce qu'elle soit offerte en plus ou moins grande quantité ; mais cet effet ne sera que de courte durée. » (David Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, GF-Flammarion 1992, page 395.)

C'est bien ici que, pour notre part, nous allons devoir commencer à travailler.

Michel J. Cuny


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4 réactions à cet article    


  • Jason Jason 5 novembre 17:21

    Bonjour,

    Le problème de la population croissante pose aujourd’hui de grosses préoccupations. En 1920 la terre comptait un milliard d’habitants, cent ans plus tard elle en compte sept milliards. Les problèmes de l’eau et de nourritures sont à nos portes.

    Sachant que le capital est mobile mais que le travail ne l’est pas, cela crée des zones importantes de sous-alimentation, voire de famines récurrentes.

    Je ne vois pas où les discussions sur Ricardo pourraient mener. A moins que je me trompe.


    • Michel J. Cuny Michel J. Cuny 5 novembre 18:50

      @Jason
      Bonjour, et merci,

      Les problèmes (valeurs d’usage nécessaires à nos vies) que vous soulevez se rattachent à la domination  apparemment sans limites  de la valeur d’échange, et pas à des quantités (nos vies et nos moyens de subsistance) qui divergeraient sans qu’on n’y puisse rien.

      Songez au fameux bol de riz chinois... et voyez ce que la mise en oeuvre de la dialectique marxiste a pu produire à partir d’une réédition  assez inattendue  de la NEP (Nouvelle politique économique) prônée par Lénine immédiatement après la guerre civile en Russie soviétique...

      Il faut donc comprendre de quoi sont faits ces deux processus : matérialisme dialectique et matérialisme historique. C’est à quoi je m’attache ici, de même que j’en ai montré  ailleurs  les développements à travers une analyse précise et documentée du travail effectué par Freud pour fonder scientifiquement le passage du neurone à... l’appareil psychique.


    • ilias 7 novembre 20:08

      Dès le départ, il faut souligner la tautologie implicite dans le texte critique de Piketty concernant le coût de production et la rareté. En effet, le lien entre coût et rareté est fondamental en économie, car chaque coût implique nécessairement une forme de rareté des ressources, qu’elle soit relative ou absolue.


      La notion de rareté est intrinsèque à l’économie, car elle découle du fait que les ressources sont limitées alors que les besoins humains sont souvent illimités. Cela signifie que chaque décision économique, y compris celle relative aux coûts de production, est influencée par cette rareté. Même si la rareté n’est pas toujours absolue, elle reste un facteur déterminant dans la manière dont les ressources sont allouées et utilisées. Par conséquent, parler de coûts de production sans reconnaître la dimension de rareté peut mener à une vision incomplète des dynamiques économiques.

      La recherche scientifique et sa concrétisation, du moins dans les science naturelles et de l’ingénierie, influencent la productivité, permettant ainsi d’augmenter la quantité produite tout en minimisant les ressources utilisées. Cela souligne un point crucial : l’innovation technologique peut atténuer les effets de la rareté en améliorant l’efficacité des ressources. Cependant, même avec des avancées technologiques, la question de la répartition des richesses demeure centrale. Piketty met en avant que l’augmentation de la productivité ne se traduit pas nécessairement par une réduction des inégalités. Au contraire, il observe que les gains de productivité peuvent souvent bénéficier davantage aux propriétaires du capital qu’aux travailleurs. 

      L’analyse de Piketty sur l’augmentation des disparités de revenus repose sur l’idée que les rendements du capital dépassent souvent la croissance économique. Cela signifie que ceux qui détiennent des ressources (capital) voient leur richesse croître plus rapidement que les salaires des travailleurs et de tous les revenus fixes, exacerbant ainsi les inégalités. Dans ce contexte, même si Ricardo souligne l’importance du coût de production dans la détermination des prix, il est essentiel d’intégrer cette dynamique de répartition pour comprendre pleinement les implications sociales et économiques. 

      Relever la tautologie entre coût et rareté met en lumière un aspect fondamental des théories économiques. La compréhension des coûts de production doit être accompagnée d’une prise en compte des mécanismes de répartition et des effets potentiels sur les inégalités économiques. L’analyse de Piketty s’inscrit dans cette réflexion plus large sur comment gérer les ressources limitées dans un monde où les besoins continuent d’évoluer et où les disparités se creusent.



      • Michel J. Cuny Michel J. Cuny 7 novembre 21:27

        Merci.

        Pour ma part, je m’en tiens à la quantité de travail comme mesure de la valeur économique. La valeur marchande, les coûts de production ne peuvent être pris en compte que lorsque le rapport de force entre les classes (capital  travail, par exemple) est établi... sur le fondement, incontournable de la quantité de travail dépensée par l’humain en général, et en face de raretés auxquelles, dans sa globalité, l’humain - encore lui - doit porter remède.

        Songez au problème que pose, par exemple, le cancer... en dehors de la valse des valeurs d’échange dont il est l’occasion... Comment produire les connaissances adéquates à l’interprétation scientifique de ses diverses façons d’être ?... Il s’agit de se mettre au travail... tout simplement.

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