Climat, grippe A, finance… Les esprits animaux
Parfois, un livre déclenche une polémique ou alors ouvre des perspectives intéressantes et inédites pour comprendre le monde. Sera-ce le cas de cette réflexion écrite par deux professeurs d’économie, George Akerlof et Robert Shiller, auteur d’un livre récemment commenté dans la NYRB, puis la revue Books et le Progress report. Il y est question de comportements irrationnels.
Je crains que ce livre n’enfonce quelques portes ouvertes. Décrire les comportements irrationnels n’a rien d’inédit. Attendons la traduction française pour nous faire une idée des thèses exposées dans cet ouvrage. L’irrationnel, c’est le talon d’Achille de tout économiste pour qui les agents devraient être rationnels afin que sa tâche soit simplifiée. Mais ce n’est pas le cas et nous le savons depuis des lustres. Les analyses sociologiques ont dévoilé les attitudes irrationnelles, pour ne pas dire hystériques ou bestiales, des hommes en société, que ce soit dans la vie ordinaire, politique ou bien économique. Si ce livre fait un peu parler, c’est parce que la crise aidant, les intellectuels se posent sur des études livrant quelques éléments pertinents pour en comprendre les ressorts. Et bien évidemment, le livre sur les esprits animaux se prête parfaitement à cette fin. Mais il ne fait pas l’unanimité. Les économistes se rangent en trois catégories. Ceux qui pensent que les agents sont pour la plupart guidés par la rationalité et de surcroît, assez raisonnables ; ensuite, peu nombreux, ceux pour quoi le cerveau humain est par essence irrationnel ; enfin, les critiques qui comme Alerlof et Schiller notent que les « esprits animaux » concourent à écarter le fonctionnement équilibré de l’économie, engendrant de ce fait des dysfonctionnements, parfois locaux et de rares fois, globaux, ce qui est le cas de la crise mondiale en 2009.
Revenons au motif de départ et nous verrons quel est le point de controverse. Comme l’explique O. Postel-Vinay (Books 05/09, La tribune, 02/06/09) ou B. Friedmann (Prog. Report) l’idée des « esprit animaux » a été employée par Keynes qui selon l’histoire, aurait assisté à une conférence sur Descartes. Il nota alors sur son carnet cette notion d’esprit animal désignant une « action mentale inconsciente ». Je préfère employer l’idée d’une action motivée par la volonté mais qui échappe à une conscience guidée par la raison. C’est d’ailleurs dans ce sens que Descartes puis Keynes l’ont comprise. L’homme est animé par une puissance d’agir mais l’action n’est pas uniquement déterminée par un choix rationnellement réfléchi. Bien souvent, des interférences émotionnelles, associées à une « paresse de la raison », font que les actions semblent guidées par le superficiel, le hasard, voire même la démesure. Cette considération éminemment philosophique a suscité de nombreuses interprétations sur le message qu’a voulu faire passer Keynes. S’agit-il d’une mise en abîme livrant au final une version optimiste d’un homme parvenu à la maîtrise de ses affects, en pleine possession d’un savoir décider, ou bien d’un sérieux avertissement sur le côté irrationnel du comportement humain, notamment en matière d’économie.
Quelques précisions sur les différents ressorts causant les comportements irrationnels en économie. Tout d’abord la confiance excessive, par exemple celle récemment accordée envers une inexorable montée des prix de l’immobilier, ce qui engendra la délivrance intempestive des crédits jusqu’au point de rupture systémique. Autre croyance historiquement datée, celle portant sur le nouvel eldorado lié aux technologies numériques, autrement dit l’excès de confiance accordée à toutes ces start-up ce qui engendra la bulle de la nouvelle économie avec les déconvenues que l’on sait. D’autres attitudes irrationnelles sont énumérées. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la générosité en excès conduit en certaines circonstances un chef d’entreprise à payer ses employés bien au-dessus du prix du marché. Ensuite, nous pourrions mentionner les peurs, les craintes irraisonnées, conduisant par exemple des agents à rater un investissement ou à liquider avec pertes des fracas des positions pas si mauvaises, ce qui fait le bonheur des acheteurs en embuscades, prêts à sauter sur les affaires en ces temps de crise où danger et opportunités se conjuguent. Enfin, la corruption a toute sa place mais est-elle vraiment irrationnelle ? Sans doute que oui. On a connu divers scandales, du Lyonnais à Madoff en passant par Enron et Natixis, pour ne citer que les affaires les plus médiatisées.
Ah, ces « esprits animaux », qu’ils ont bon dos, se prêtant à quelques tentatives d’explication de la crise. Une sorte de dernier recours, pour saisir cette insondable condition matérielle de l’homme économique. On ne doit pas oublier une chose, c’est que dans ces processus complexes, certains agents sont moins irrationnels que les autres et savent s’y prendre pour quelques affaires et autres profits. Ce qui n’invalide pas cette thèse de motivations irrationnelles, loin s’en faut. C’est même une piste à parcourir, un terrain anthropologique à déchiffrer. Les « esprits animaux » apparaissent dans bien des secteurs de la société. La consommation par exemple. Combien veulent à tout prix avoir une piscine, pour s’y délasser l’été certes, mais aussi pour se signer à travers les éléments standard de la réussite sociale. Au bout du compte, le plaisir obtenu est-il en rapport avec le prix payé ? Même chose pour les œuvres d’art contemporaines. Mais bon, encore une porte ouverte. Ce diable de fétichisme décrit par Marx et qu’on verra aussi dans ces caprices de collectionneurs. Il y a une dizaine d’années, certains pouvaient dépenser plus de mille euro pour acquérir une carte téléphonique.
Notons enfin un soupçon d’irrationalité dans la gestion de la grippe A. Les esprits rationnels y verront certainement une stricte application du principe de précaution. Néanmoins, on tracera un contexte similaire entre une gestion de pandémie et la gestion d’investissements. Le qualificatif d’irrationnel se justifie quand il existe un critère de « normativité rationnelle explicite » dont l’usage est suspendu, voire troublé. Deux éléments sont importants, la collecte des information et le traitement de ces données par la raison calculante et raisonnante. Le risque pandémique est-il correctement évalué ? La grippe A est-elle si dangereuse ? Il se pourrait que le virus mute mais en ce cas, les vaccins achetés par dizaines de millions seront-ils efficaces ? Autre domaine où « l’esprit animal » est présent, celui du réchauffement climatique. Rien n’est certain quant à l’impact des activités humaines sur le climat mais pourtant, on assiste à une frénésie de mesures dont on espère que la raison saura nous préserver des excès et nous dispenser d’avoir un compteur de gaz carbonique collé au cul et relié au fisc.
Au final, on se demandera si l’agir irrationnel est dû à un déficit de raison ou bien un excès d’agir. C’est bien la seule et unique question qui compte. Un déficit de raison renvoie à de mauvais calculs, ou bien des interférence émotives. Un excès d’agir nous fait penser à une mobilisation générale, à une frénésie de bouger, au nom d’une morale supérieure de l’action et du pragmatisme, morale si bien incarnée par notre président. L’Occident est passé d’une phase où l’agir était subordonné à la morale théologale consignée dans le droit canonique, le tout au service d’une vie dans l’au-delà sanctionnée par les actes. A partir de la Réforme, l’agir est devenu une chose essentielle. Hegel en a fait un donné ontologique, mal traduit par la formule le travail est l’essence de l’homme ou le travail libère. Produire eut été un terme plus judicieux. Produire, comme le veut l’essence de l’homme, la vérité si on veut. Et maintenant, agir est devenu un impératif moral. Quelle que soit la cause, il faut se bouger. Pour gagner plus, pour le Téléthon, pour la banque alimentaire. Agir est devenu le signe d’une bonne santé et d’une bonne composition de l’individu. On comprend alors que ce débordement, cet investissement de l’énergie, dépasse les catégories de la raison, la dialectique, la critique, la réflexion. L’agir intempestif n’a rien de l’esprit animal. Car l’animal est bien trop futé de par son instinct pour dépenser bêtement son énergie. Le lion dort. Le président fait son jogging entre deux réunions.
Les « esprit animaux » ne nous mèneront pas très loin. Par contre, la bête dans l’apocalypse de Jean semble plus appropriée pour penser cet agir débridé, cette agitation qui dépasse la raison, se fait adorer, et qui parfois, sert des intérêts ni humains, ni divins. La puissance, surhomme ou bête ? Nietzsche certes mais nous le savions depuis Pic, l’homme peut se diviniser ou se muer en bête. La bestialité de certaines élites s’associe à la bêtise des peuples. Beaucoup se précipitent sur les films d’Al Gore ou d’Arthus-Bertrand.
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