Cochabamba et les limites de la croissance
La conférence de Cochabamba, ou, pour utiliser son nom officiel la « Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la « Terre-Mère » », organisée du 19 au 22 avril dernier par le gouvernement bolivien a, c’est le moins que l’on puisse dire, provoqué quelques remous dans les sphères altermondialistes, à ce point que Témoignage Chrétien s’en est récemment fait l’écho. Pierre Khalfa, membre du Conseil Scientifique d’Attac a ainsi exprimé ses interrogations dans un texte publié le premier mars 2010.
Comme souvent en pareil cas, ce texte en dit plus long sur les préjugés de son auteur et du courant qu’il représente que sur ceux qu’il prétend critiquer.
Il y a d’abord le vocabulaire. S’il ne faut pas trop se laisser enfermer dans la sémantique, elle n’en a pas moins une importance certaine, surtout quand on parle d’un auteur aussi visiblement compétent que Pierre Khalfa. Quand on évoque le capitalisme productiviste et donne comme but au mouvement altermondialiste l’émancipation. C’est qu’on se situe dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler la vieille gauche française, celle qui, au fond ne s’intéresse à l’écologie que pour trouver de nouveaux problèmes auxquels appliquer des solutions datant pour l’essentiel du dix-neuvième siècle.
Il suffit de regarder d’un peu près l’histoire des deux derniers siècles pour se rendre compte que le productivisme n’est nullement l’apanage du capitalisme, que ce soit dans les faits ou dans le domaine des idées. Le productivisme est tout aussi consubstantiel de la pensée socialiste que de la pensée libérale ou de l’imaginaire fasciste. On peut aujourd’hui essayer de trouver chez Marx un embryon de pensée écologique, il ne s’en est pas moins fermement opposé aux thèses de Malthus, et pas sur des bases morales.
Marx et Engels voyaient dans les limites imposées par la nature à la population - et pourrait-on extrapoler à la croissance - non pas une conséquence de la finitude de notre monde et du caractère limité de nos ressources, mais le résultat des contradictions supposées du système capitaliste. Cela revient naturellement dire qu’une fois celui-ci « dépassé », tous nos problèmes de ressources disparaitrait. Le projet communiste de créer une société où règnerait n’aurait d’ailleurs aucun sens dans le cas contraire puisque des ressources limitées impliquent nécessairement une compétition et donc ou bien une inégalité de fait ou bien un contrôle social drastique pour éviter cette inégalité.
Ce n’est, d’ailleurs, pas un hasard si les seules sociétés communistes à avoir fonctionné sur la durée, les groupes issus de la réforme protestante radicale comme les hutterites contrôlent très étroitement leurs membres, même si ce contrôle est le fait de la communauté dans son ensemble et non celui d’une quelconque police politique.
Tout aussi intéressant est la notion d’émancipation. Qu’il soit indispensable de faire évoluer nos sociétés vers une plus grande justice sociale est une évidence mais l’émancipation ne se situe pas sur ce terrain-là. Il s’agit non pas d’établir un compromis avec les contraintes réelles qui s’exercent sur les sociétés réelles afin de limiter au maximum les souffrance des hommes réels, mais de supprimer toute forme de domination et d’exploitation - en un mot de créer le paradis sur terre, ce qui, dans l’histoire réelle a invariablement aboutit à des enfers très convaincants. Il s’agit, au fond, d’un concept religieux, une version sécularisée de la rédemption chrétienne, qui comme elle n’a rien à faire de ce côté-ci du jugement dernier.
Au-delà des erreurs et des errances du communisme, la critique de Pierre Khalfa, et c’est sa grande faiblesse, se place dans le cadre de ce qui constitue sans doute le présupposé idéologique fondamental de notre époque : le mythe de l’exceptionalisme humain et de l’exceptionalisme occidental. C’est en effet un truisme, sauf à sombrer dans le mysticisme, de dire que l’homme est une espèce comme les autres, doté certes de caractéristiques qui lui confèrent une importante capacité d’adaptation, mais tout aussi dépendante de son environnement que l’hirondelle ou l’aubépine.
La notion de domination de l’homme sur la nature est, de ce point de vue, à la fois particulièrement révélatrice et particulièrement erronée. La Terre a connu cinq extinctions de masse depuis l’apparition de la vie multicellulaire. La plus importante d’entre elles, il y a 250 millions d’années a vu plus de 90% des espèces vivantes disparaître. La planète avait alors mis prés de 6 millions d’années pour retrouver une biodiversité normale. Il est douteux que nous puissions atteindre un tel niveau de dévastation. Le réchauffement climatique pourrait même se traduire à terme par une augmentation de la biodiversité, la planète retrouvant sa luxuriance d’il y a cinquante million d’années - l’océan Arctique jouissait alors d’un climat tempéré et la Bretagne était couverte de forêts tropicales.
Le problème c’est que ni nous-même ni les plantes dont nous avons besoins pour vivre ne s’adapteraient à un tel environnement. C’est ce que ne peuvent ou ne veulent comprendre ceux qui ne considèrent les rapports entre l’homme et la nature qu’en terme de domination ou de menace et occulte à la fois l’incroyable résilience de la biosphère et l’incroyable fragilité de la civilisation. Pour paraphraser John Michael Greer, ce que nous prenons pour un lapin est en fait la patte d’un grizzly endormi qui sera de fort méchante humeur une fois que nos piqures d’épingles auront fini de le réveiller. Alors, bien sûr, la notion de « droit de la Terre-Mère » témoigne de la même illusion, mais au moins reconnait-elle l’appartenance de l’homme au monde naturel et son inclusion dans des processus qu’il ne maîtrise pas et dont il est entièrement dépendant. C’est certainement plus constructif, et plus réaliste, que l’arrogance prométhéenne dont fait preuve encore trop souvent une partie de la gauche occidentale.
Cette arrogance se retrouve dans la vision qu’a Pierre Khalfa - et pas seulement lui - de notre époque et de notre société. Reprenant la vulgate progressiste, il décrit la constitution de la modernité comme le résultat d’un « désenchantement du monde » qui aurait rendu obsolète les cosmologies religieuses antérieures et de l’expansion du capitalisme qui aurait dissous les hiérarchies traditionnelles dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». C’est se tromper lourdement, à la fois sur la nature de notre civilisation et sur celle de celles qui nous ont précédés.
Le monde n’a pas été désenchanté par la révolution scientifique. Il a été enchanté d’une manière différente, autour d’une science et d’une technologie qui, pour la plupart d’entre nous, ne se distingue pas de la magie. Alors qu’il s’agit d’investissements immatériels, soumis comme tous les investissements à des contraintes de ressources et à la loi des rendements décroissants, nous y voyons une force quasi-mystique. Cela nous permet de considérer la civilisation occidentale, non comme une expérience historique parmi d’autre susceptible, par conséquent, d’échouer, mais comme l’aboutissement d’un processus historique inévitable, processus historique qui ne peut nous conduire qu’à l’utopie ou à la barbarie. Star Trek et la Révolution Prolétarienne ont remplacé les fées des bois et les saints des églises de la même manière que les reliques chrétiennes avaient remplacé les idoles païennes. Cela ne rend pas les un ou les autres moins mythiques ou plus avancés.
De même qu’une souris n’est pas moins « évoluée » qu’un être humain - et est certainement mieux adaptées à certains types d’environnements, les civilisations qui nous précédaient, ainsi que celles qui continuent à coexister avec nous, ne sont pas moins évoluées que la notre. Elles se basent simplement sur d’autres mythes et il se peut fort bien que notre supériorité matérielle soit, pour paraphraser Edward Abbey, de même nature que celle qui permet à une cellule cancéreuse de s’imposer à un organisme sain.
Ce qui a assuré cette supériorité, ce sont les premières conquêtes coloniales puis l’accès aux ressources fossiles sans lesquelles la machine à vapeur puis le moteur à explosion seraient devenus des curiosités de laboratoire - rappelons que les romains connaissaient la première mais ne pouvaient pas en faire grand chose, faute de charbon. Ce sont les surplus rendus possibles par le charbon puis le pétrole qui ont nourri le progrès scientifique, technologique et social. Ce sont également eux qui nous ont donné les moyens de à la solidarité et à l’oppression communautaire, en les transférant à une puissance publique qui auparavant aurait eu les plus grandes difficultés à les assumer. Ce transfert, dont les modalités ont considérablement varié selon les pays, a dégagé un espace potentiel pour l’affirmation individuelle.
Le problème, c’est que ces ressources s’épuisent et que nous ne disposons ni du temps ni des moyens nécessaires pour mener à bien une transition ordonnée vers une économie vraiment soutenable, à supposer que nous en ayons la volonté politique, ce qui, en dehors de quelques cercles décroissants, n’est certainement pas le cas. Cette transition n’implique pas de revenir aux modes d’organisation du passé. Les réactionnaires, qu’ils appartiennent au courant « républicain » ou à l’extrême-droite traditionnelle, ne font qu’inverser les mythes progressistes en fétichisant telle ou telle époque ou régime et ne voient dans l’écologie qu’un prétexte pour mettre en avant leurs vieilles utopies.
La seule réponse efficace à la crise écologique est une conscience, réelle, intime, des limites de la croissance et un processus d’adaptation, différencié selon les lieux, dont il ne faut pas se cacher que, dans la situation actuelle il a toute les chances d’être couteux et chaotique et d’aboutir à une société infiniment plus pauvre et fragmentée. La notion de droit de la terre, internalisée et associée à une acceptation des limites qui s’imposent non seulement à la croissance, mais aussi à la prospérité humaine, peut y contribuer, même s’il faut être conscient qu’il ne s’agit - comme toutes les déclarations des droits - qu’une fiction juridique décrivant la manière dont, nous humains décidons de fonctionner.
Les illusions progressistes qui ne nous donnent d’autre horizon qu’une quête perpétuellement vaine du paradis terrestre et s’acharnent à faire rentrer les nouveaux problèmes dans le moule des vieilles solutions, risquent fort, en revanche, d’aggraver nos difficultés et de nous faire perdre le peu de temps qu’il nous reste.
S’il nous en reste.
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